Les cendres de Tirwendel - Chapitre XLIV

 

XLIV

— C'est bon, je peux marcher ! Tu ne vas quand même pas me porter toute ta vie !
Alnard se tourna vers Naëwen pour obtenir son avis. L'elfe sourit :
— Évidemment que tu peux marcher, mais pas plus de quelques minutes. Il est encore trop tôt pour que tu puisses faire toute une journée de marche. Tu dois te remettre dans les meilleures conditions possibles, ce qui implique de laisser Alnard te porter.
La naine ne comptait pas abdiquer si facilement :
— Il aura l'air malin le grand dadais si des trolls nous tombent dessus ! Comment compte-t-il se battre avec moi sur son dos ?
Abandonnant tout espoir de la convaincre, le jeune soldat s'approcha d'elle d'un pas tranquille :
— Toi, tu es vraiment têtue !
Elle le rabroua :
— Je suis une naine, tu t'attendais à quoi ?
Il l'attrapa sans autre forme de procès et, sans tenir compte de ses protestations, il la hissa sur ses épaules :
— Je sais, tu n'es pas une petite chose fragile...
Elle se débattit quelques instants, mais il se mit aussitôt en marche en la tenant fermement :
— ... Mais tu pourrais quand même accepter notre aide de temps en temps, tu sais. Nous ne sommes pas non plus si fragiles que tu veux bien le penser.
Rulna lui répondit par un soupir de dédain. Lorsqu'elle prit une grande inspiration, il comprit qu'elle allait à nouveau protester, mais il ne lui en laissa pas le temps :
— Et si tu continues à faire autant de bruit, tu peux être certaine que les trolls nous trouveront rapidement.
Il la sentit s'affaisser et se calmer :
— Et tu comptes faire comment quand ça arrivera ? Parce que ça finira par arriver, tu sais.
Il tourna sa tête vers elle en souriant :
— Je te laisserai tomber comme une vieille chaussette pour me servir de mon épée. Tu auras alors l'occasion de gambader à ton aise, mais au moins, tu seras en état de combattre. Est-ce que tu penses qu'ils accepteraient de lutter moins vigoureusement sous prétexte que tu aurais trop forcé sur ta cheville et que tu n'aurais plus toutes tes capacités ?
— Oui, mais pendant ce temps-là, toi, tu t'épuises à me porter...
— Tu es peut-être une petite chose solide, mais tu n'es pas si lourde que ça. Et puis, c'est plus un entraînement à mes yeux. Lorsque je te poserai pour combattre, je me sentirai plus léger et je serai plus vif.
Elle ne semblait pas convaincue, mais elle ne chercha pas à poursuivre le débat :
— En attendant, je ne sers à rien.
Naëwen comprit que c'était là le vrai souci aux yeux de la naine :
— De là-haut, tu as une meilleure vue que nous. Tu peux toujours nous prévenir en cas de danger.
Pour toute réponse, Rulna se contenta de hausser les épaules.

À la mi-journée, ils firent une halte dans une petite crique reculée. Naëwen craignait de se retrouver face aux trolls dont ils avaient repéré de nombreuses traces, ou face aux elfes, qui, étant donné la situation, ne seraient peut-être pas enclins à discuter avant d'éliminer deux humains et une naine. Tilou et Alnard partirent chasser, pendant que Naëwen et Rulna préparaient un feu, choisissant du bois bien sec pour éviter d'être trahis par une fumée trop visible.
Heureuse de pouvoir enfin se dégourdir les jambes, la naine s'activait sans relâche, déterrant des racines, amassant du bois, et tenant même de chasser du petit gibier à proximité de leur foyer. Ce n'est qu'après avoir enfin réussi à abattre un lièvre qu'elle remarqua l'étrange apathie de l'elfe. Rulna l'observa discrètement pendant qu'elle écorchait sa proie et finit par se convaincre que Naëwen était soucieuse :
— Qu'est-ce qui te tracasse à ce point ?
L'elfe releva la tête, surprise. Après quelques secondes, elle consentit à répondre :
— Il y a trop de trolls... et pas assez d'elfes.
D'un signe de tête, Rulna l'incita à poursuivre :
— Nous approchons de Tirwendel. C'est notre cité la plus importante. Le territoire devrait grouiller de mes semblables. En toute logique, nous aurions dû être repérés depuis longtemps. Mais nous n'avons croisé personne. En revanche, les trolls ont l'air de pouvoir circuler dans la région en toute impunité. Ce n'est pas normal. Les gens de Tirwendel auraient dû les avoir repérés depuis longtemps et ils auraient dû les éliminer. Mais les traces sont fraîches... Et il y en a trop.
La naine voulut la rassurer :
— Tu t'inquiètes probablement pour rien. Si ça se trouve, les elfes observent les déplacements des trolls pour savoir d'où ils viennent. Ils ne veulent peut-être pas signaler leur présence.
Elle n'obtint qu'un sourire triste comme réponse.

Lorsque les garçons revinrent, avec un sanglier et deux lapins, Naëwen les accueillit avec espoir :
— Vous avez vu des traces de présence ?
Tilou lui répondit sur un ton décontracté :
— Non. Pas un seul troll n'est passé par ici.
Rulna lui demanda sèchement :
— Et des elfes ?
Surpris par l'attitude de la naine, il lui répondit pourtant avec autant de calme et de fermeté qu'il le put :
— Non. Nous sommes dans leur forêt. Je ne pense pas que nous soyons capables de repérer leurs traces. Mais eux, ils sont tout à fait capables de nous repérer. Si tel avait été le cas, Alnard et moi serions morts ou leurs prisonniers à cette heure. Alors, je pense qu'il ne doit pas y avoir d'elfes dans les environs.
D'un coup de coude, Alnard attira son attention sur Naëwen. Comprenant qu'elle retenait ses larmes, le jeune forgeron blêmit alors et s'approcha d'elle :
— Ça ne va pas ?
— C'est bien pire que ce que je pensais. Tirwendel est certainement tombée elle aussi.
Aussitôt, elle se leva et grimpa dans l'arbre le plus proche avec une agilité déconcertante.
Tilou tenta de la retenir, en vain. Il essaya de grimper à son tour, sans y parvenir. Rulna se moqua de lui :
— Tu te prends pour un elfe ou quoi ? Tu vas juste réussir à te rompre le cou !
Alnard s'approcha de son ami :
— Elle a perdu sa famille, sa cité, et probablement son royaume aussi. Laisse-lui un peu de temps pour digérer tout ça.

Ils mangèrent le produit de leur chasse, mais Tilou avait perdu l'appétit.
Lorsque Naëwen redescendit, les yeux encore rougis, elle se contenta de leur indiquer la direction et elle prit la tête de leur petit groupe. Tilou récupéra ses affaires et lui emboîta rapidement le pas. Alnard effaça du mieux qu'il le put les traces de leur passage, puis il chargea Rulna sur ses épaules et il se hâta de les rejoindre.
Naëwen consentit enfin à leur expliquer ses craintes :
— Nous sommes déjà sur les terres de Tirwendel. Il devrait y avoir des elfes partout dans cette forêt, des voyageurs, des cueilleurs, et même des combattants. Mais nous n'avons croisé personne...
Tilou voulu la rassurer :
— Mais tu nous as fait prendre un chemin détourné, et les elfes se déplacent souvent dans les arbres. Peut-être qu'ils sont simplement cachés et qu'ils nous évitent. Qui sait, ils n'ont probablement pas envie de croiser deux humains et une naine ?
Rulna lui répondit sur un ton acerbe :
— S'ils nous avaient repérés, là, sur leurs terres, tu crois vraiment qu'à nous trois, nous aurions réussi à les intimider ?
Le jeune forgeron baissa la tête avec un air penaud :
— Non, mais...
Naëwen venait de s'arrêter en levant le bras :
— Ça, ce n'est pas normal !
Tilou et Alnard se regardèrent avec un air surpris, Rulna précisa :
— Ça sent le brûlé. Le vieux brûlé, comme un feu éteint depuis plusieurs jours.
Naëwen observa les arbres alentours, puis elle en désigna un :
— Là ! Ce sera parfait !
Elle courut vers un chêne de taille modeste –comparé aux spécimens présents dans cette forêt– et leur fit signe de la suivre :
— Nous devons nous cacher ici ! Je vous montre !
Elle commença à escalader le tronc, choisissant bien ses prises et ses appuis. Tilou lui emboîta le pas, mais Rulna se montra réticente :
— Personne ne me fera grimper sur cet arbre ! Je suis une naine ! Pas une elfe !
Alnard lui répondit sur un air taquin :
— Tu es surtout un peu casse-pieds !
Il s'approcha du tronc et fit descendre Rulna sur ses hanches :
— Accroche-toi, on monte !
Il s'agrippa aux premières irrégularités dans l'écorce de l'arbre et entreprit l'escalade. La naine protesta, mais lorsqu'il atteignit les premières branches, à une dizaine de mètres de hauteur, il réalisa qu'elle ne disait plus rien et se tenait fermement à ses épaules. Il fit une petite halte sur une branche assez solide pour les supporter tous les deux. Il jeta un coup d'œil à sa passagère et s'amusa de la voir, mâchoire serrée, mains crispées et yeux fermés :
— Ne me dis pas que tu as le vertige !
Elle ouvrit un œil et répondit dans un filet de voix un peu trop aigu :
— Quand c'est moi qui grimpe, c'est pas pareil. Mais jamais je ne m'amuse à grimper si haut, et puis, là, je ne maîtrise rien.
Il leva les yeux vers Naëwen et Tilou qui avaient atteint une branche principale une vingtaine de mètres plus haut :
— Je crois pourtant qu'il va nous falloir monter plus haut.
Rulna leva les yeux à son tour avant de les refermer dans une grimace d'angoisse, et de raffermir sa prise sur les épaules du jeune soldat. Il sourit :
— Ne t'inquiète pas, nous serons bientôt là-haut.
Il reprit immédiatement son escalade.

Lorsqu'il put enfin rejoindre Naëwen sur sa branche, Tilou la trouva immobile, tournée vers l'est. Ils se trouvaient sur une petite colline, et leur arbre dominait la forêt en contrebas. Le jeune forgeron se tourna dans la même direction que l'elfe et finit par remarquer une bosse sombre dans la canopée :
— Qu'est-ce que c'est ?
Naëwen ne répondit pas, mais elle semblait complètement abattue.
Le jeune forgeron observa plus attentivement et réalisa qu'il s'agissait de plusieurs arbres, immenses, dont il ne restait plus que les troncs et les branches principales, entièrement calcinés. Il posa alors son regard sur Naëwen qui serrait les poings. Une grosse larme vint s'écraser à ses pieds. Comme elle restait silencieuse, il posa la question qui lui brûlait les lèvres :
— C'est Tirwendel ?
— C'était Tirwendel. Les trolls... Ils l'ont détruite.

Rulna poussa un cri de détresse qui attira leur attention. Alnard s'excusa :
— Ce n'est rien, j'ai juste un pied qui a glissé.
La naine était encore plus pâle que d'habitude :
— Il ne faut pas ! Tes pieds ne doivent pas glisser ! Tu grimpes, tu t'accroches, mais tu ne glisses pas !
Naëwen essuya ses larmes :
— Oh, je suis désolée ! Je voulais tellement savoir si Tirwendel était toujours là, que j'ai oublié que vous n'étiez pas des grimpeurs. Elle tendit la main vers la naine qui n'osa pourtant pas lâcher le jeune soldat. Lorsque celui-ci put enfin poser ses pieds sur la branche, il observa le panorama :
— Au moins, on a une belle vue d'ici !
Tilou lui répondit d'un coup de coude entre les côtes :
— Quoi ? Qu'est-ce que j'ai encore fait ?
Rulna se laissa glisser prudemment sur la branche et renifla :
— Ça sent toujours le vieux brûlé.
Le jeune forgeron leur montra les arbres calcinés :
— Les trolls sont déjà arrivés à Tirwendel.
Naëwen s'approcha du tronc, souleva une petite branche qui masquait une cavité dans le bois :
— Vous allez devoir vous cacher ici. Personne ne devrait vous y trouver.
Tilou refusa :
— Tu ne comptes quand même pas aller là-bas seule ? Si l'endroit est infesté de trolls, c'est trop dangereux !
Elle prit délicatement les joues de Tilou entre ses mains :
— Je dois aller voir s'il y a des survivants, et comment je peux les aider. Mais je ne vais pas pouvoir me déplacer au sol. Les trolls me repéreraient immédiatement. Je vais devoir voyager d'arbre en arbre. C'est trop dangereux pour vous.
Elle le relâcha et s'apprêtait à s'en aller, mais il la retint par la main, le regard implorant, sans trop savoir quoi lui dire. Il finit néanmoins par lâcher quelques mots :
— Sois prudente.
Elle plongea son regard dans le sien quelques secondes qui lui parurent une éternité, avant de le rassurer :
— Je ne serais pas longue.
Il la relâcha à contre cœur et elle bondit immédiatement sur la branche voisine avant de disparaître derrière un rideau de feuilles.

Lorsque la nuit tomba, Alnard vint chercher Tilou :
— Tu dois venir à l'abri. Si jamais tu t'endormais sur cette branche, on te retrouverait aplati au sol demain matin.
Il fixait toujours ce qui restait de Tirwendel. Alnard insista :
— Fais lui confiance. Elle a dit qu'elle reviendrait.
Tilou le suivit dans l'abri à contre cœur. Il se cala contre une paroi de bois, ferma les yeux sans pour autant parvenir à s'endormir.

Rulna le secoua doucement. Il ouvrit péniblement les yeux, et vit la naine, l'index sur ses lèvres :
— Il y a du bruit en bas.
Il se réveilla complètement, plein d'espoir :
— Naëwen.
La naine lui fit non de la tête :
— Alnard est dehors pour voir de quoi il s'agit. Il m'a demandé de te réveiller, au cas où nous serions attaqués.
Tilou prit son épée, son arc et ses flèches :
— Allons voir ça nous aussi !

Lorsqu'il franchit le rideau de feuilles, il vit son ami allongé sur la branche, qui fixait le sol. Il pointa le doigt vers le bas. Tilou fronça les sourcils et tendit l'oreille. De nombreuses créatures marchaient en bas, sans manifester d'agressivité, mais sans non plus chercher à préserver le silence ou un quelconque effet de surprise.
Le groupe vint à passer tout près de leur arbre, et une petite voix frêle se fit entendre :
— Où est-ce que vous nous emmenez ?
Une voix rauque lui répondit sans ménagement :
— Tu le sauras quand tu y arriveras, mais tu n'y arriveras que si tu arrêtes de poser des questions. Alors, tu te tais et tu marches !
Rulna comprit la première :
— Ce sont des enfants. Les trolls emmènent des enfants.
Alnard serra la main sur la poignée de son épée, mais la naine le dissuada d'intervenir :
— Ils sont beaucoup trop nombreux. Nous ne pouvons rien faire pour eux.
Le jeune soldat fit un effort pour contenir sa colère :
— On ne va quand même pas les laisser faire sans réagir !
— Si. Mais on va les suivre. Qui sait, nous trouverons peut-être un moyen de leur venir en aide plus tard ?
Tilou paniqua :
— On ne peut tout de même pas partir sans Naëwen !
Rulna prit un air dépité :
— Tu as vu combien ils sont ? Ils ne vont pas être difficiles à pister, alors non, nous ne partirons pas sans elle.

Tilou fut le premier à voir Naëwen franchir le rideau de feuille au petit matin. Il l'accueillit avec un sourire soulagé :
— Alors, qu'as-tu vu ?
L'elfe s'assit contre une paroi, regroupa ses genoux contre elle et serra ses bras autour, avant de se balancer d'avant en arrière, la tête cachée dans ses genoux.
Le jeune forgeron vint s'asseoir à ses côtés, passa un bras autour de ses épaules et la serra contre lui :
— C'était si moche que ça ?
Elle lui répondit entre deux sanglots :
— Ils les ont tous tués. Des milliers d'elfes... Tous tués.
Elle crispa ses poings et frissonna :
— Il y a des cadavres partout... Tellement de cadavres...
Rulna et Alnard s'approchèrent à leur tour pour lui apporter leur soutien. Naëwen releva la tête :
— Je suis désolée.
Elle tourna la tête pour ne pas affronter leurs regards :
— Je vous ai entraînés jusqu'ici pour rien. Je vous ai mis en danger pour rien. C'est trop tard. Le royaume des elfes a disparu.
Rulna la força à la regarder :
— Le royaume, peut-être, mais il reste des elfes à sauver. Et pour ça, on peut encore servir à quelque chose !
Une lueur d'espoir brilla dans les yeux de Naëwen :
— Comment-ça ? Vous avez vu des elfes ?
— Oui, cette nuit. Des trolls emmenaient des enfants vers l'ouest.
Naëwen se ressaisit :
— On doit aller les aider !
Rulna sourit en pointant Alnard du pouce :
— Ce grand dadais était prêt à attaquer toute une bande de trolls à lui tout seul pour sauver ces enfants. J'ai dû l'en empêcher... Je compte bien m'en mêler aussi !
Alnard acquiesça et Tilou renchérit :
— Nous t'avons suivie jusqu'ici et nous sommes prêts à te suivre. Aussi loin qu'il le faudra.

 

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