Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXXVI


XXXVI

— Arrêtez-la ! Elle doit payer pour ça !
Tous se tournèrent avec surprise vers le gouverneur Pallon qui venait d'entrer dans la salle du conseil. Quatre gardes se dirigeaient déjà vers Naëwen qui donnait les premiers soins aux nombreux blessés. Tilou se trouvait à l'autre bout de la salle, occupé à désinfecter une plaie. Il se dirigea aussitôt vers l'elfe pour lui venir en aide, mais les gardes l'avaient déjà sèchement empoignée, et d'autres lui interdisaient d'approcher.
Le blessé dont elle s'occupait s'offusqua :
— Mais qu'est-ce qui vous prend ? Laissez-la nous soigner !
Le gouverneur le toisa de haut :
— Cette chose est notre ennemie ! Elle a organisé cette attaque contre notre village, elle doit en payer le prix !
Tilou se révolta :
— Comment voulez-vous qu'elle ait fait ça, elle était avec nous à Marendis, et nous venons seulement d'arriver ?
— Continuez à prendre sa défense jeune homme et je vous fais aussi arrêter pour trahison !
Alnard et Rulna venaient d'arriver avec des blessés qu'ils étaient allés chercher sur le champ de bataille. Il s'avança vers le gouverneur :
— Sauf votre respect, gouverneur, Naëwen de Nelandir est venue vous avertir du danger et vous l'avez accusée d'espionnage. Les événements d'aujourd'hui sont la preuve qu'elle avait raison et vous la traitez comme une ennemie alors qu'elle a combattu les trolls malgré ses blessures. Tilou s'est battu là-bas, auprès de vos soldats, alors qu'il n'est qu'un civil, et vous osez l'accuser de trahison ! Mais vous, où étiez-vous pendant les combats ? Qu'avez-vous fait des avertissements qui vous ont été donnés ? Qui a vraiment trahi Vertpré ?
Pallon devint cramoisi :
— Soldats, arrêtez ces deux hommes et cette elfe ! Nous les jugerons pour leurs crimes !

Rulna serra sa hache dans ses mains, prête à tuer quiconque s'en prendrait à ses amis. Alnard tentait de l'en dissuader en levant une main vers elle lorsque le colonel Bourone entra, suivi par une dizaine de ses cavaliers :
— Stop ! Laissez ces jeunes gens tranquilles !
Pallon trépigna :
— De quel droit osez-vous me contredire ! Je suis le gouverneur de Vertpré, nommé par le roi !
Le colonel ne se laissa pas intimider :
— Je suis le colonel Bourone du premier régiment de cavalerie de la garde royale. Je prends mes ordres du roi en personne, et mes ordres sont de reconduire Naëwen de Nelandir chez elle. En outre, vos accusations sont complètement infondées, et vos décisions sont de nature à relancer les hostilités avec le peuple des elfes. Le roi n'a jamais reçu le moindre message de votre part pour l'informer de la présence de cette elfe sur les terres de Vertpré, ni même pour l'informer de la présence des trolls dans la région. Pour ma part, j'aurais tendance à penser que vous êtes incompétent et que vous devriez être relevé de vos fonctions. Cette décision n'est pas de mon ressort, mais si vous persistez dans cette voie, je me ferai un devoir de parler de vous au roi dès mon retour à Marendis.
La menace était sans la moindre équivoque et le gouverneur devint blême. Il s'adressa à ses soldats :
— Laissez-les !
Puis, il s'approcha de Alnard :
— N'allez pas croire que je laisserai passer cet affront ! Je n'oublie jamais !
Il se dirigea vers la sortie, bousculant sciemment Rulna qui ne bougea pas d'un pouce. Surpris par la fermeté de la naine, il s'arrêta pour l'observer des pieds à la tête avec un air de dégoût :
— Vous, vous n'êtes pas d'ici. Que faites-vous à Vertpré ?
Il s'en fallut de peu pour qu'elle n'écrase son poing sur la face porcine du gouverneur, mais Alnard répondit à sa place :
— Rulna est une amie que nous avons rencontrée à Meetamis, lorsque nous allions à Marendis. Elle est venue passer quelques jours ici.
Pallon l'observa attentivement sans cesser d'afficher son dégoût puis il quitta la salle du conseil :
— Des elfes et des laiderons à peine sortis de la fange ! Ces deux-là ne m'attireront toujours que des soucis !
Rulna fut la seule à entendre les derniers mots du gouverneur, qu'elle reçut aussi violemment qu'un coup de masse dans l'estomac. Interdite, elle tituba en le regardant sortir.

Alnard vint la soutenir :
— Je suis désolé, tu n'as toujours rien mangé depuis la bataille. Tu veux te reposer ?
Encore sous le choc des mots du gouverneur, elle le repoussa un peu sèchement :
— J'aurai le temps de me reposer lorsque je serai morte !
Sur ces mots, elle quitta la salle et retourna sur le champ de bataille avec les soldats infirmiers pour aller chercher de nouveaux blessés.

Le soir venu, Alnard était allé chercher deux jambons que ses parents avaient mis à fumer et un tonnelet de bière, qu'il rapporta dans la salle du conseil. Tilou, Naëwen et le soigneur du village, exténués, continuaient pourtant à prodiguer leurs soins aux blessés. Rulna s'était assise dans un coin, blême, le regard dans le vide. Il lui tendit un jambon, un couteau et un gobelet de bière :
— Tiens, tu l'as bien mérité.
Elle prit conscience de sa présence et lui sourit :
— Merci. Ces grands dadais m'ont donné un bout de pain. Ils n'ont toujours pas compris que c'était un peu léger pour moi.
— Comprends-les, ils pensent tous que tu es une enfant humaine. Il ne faut pas leur en vouloir.
Elle découpa un gros morceau de jambon qu'elle commença à dévorer, pendant que Alnard examinait son bras blessé :
— Il va falloir s'occuper de cette plaie avant qu'elle ne s'infecte.
Elle retira son bras :
— Ce n'est rien ! Tu ne peux pas passer ta vie à t'inquiéter pour moi ! Chez nous, si tu n'es pas assez fort pour t'en sortir seul, tu ne mérites pas de vivre !
Il la fixa d'un air réprobateur :
— Je sais, tu es forte, tu es capable de t'en sortir seule, mais dis-moi, aujourd'hui, tu as été une combattante extraordinaire, une aide précieuse pour protéger Vertpré. Mais si j'avais respecté les préceptes des nains, tu serais peut-être morte de faim et de froid, dévorée par les loups sur ce maudit plateau. Probablement qu'alors, nous serions encore en train de nous battre contre les trolls parce que nous n'aurions pas pu bénéficier de tes talents.
Elle le regarda avec de grands yeux :
— C'est idiot comme raisonnement ! Tu ne pouvais pas savoir que tu aurais besoin de moi aujourd'hui. Ce n'est pas pour ça que tu m'as aidée.
Il lui sourit :
— Effectivement, je t'ai aidée parce que tu en avais besoin. Comme tu nous as aidés aujourd'hui parce que nous en avions besoin.
— Non, c'est parce que j'avais une dette envers toi.
Il tenait à mettre les choses au point :
— Tu n'as pas de dette envers moi. Les amis s'entraident, c'est tout.
Au mot « amis », il parvient à lui arracher un sourire. Il poursuivit :
— Tu survivras avec ou sans mon aide, mais le fait que tu sois forte ne signifie pas que tu doives souffrir inutilement.
Il lui fit un clin d'œil :
— Et puis, tu peux toujours voir ça comme ça : plus vite et mieux tu seras guérie, plus vite tu pourras à nouveau combattre pour nous aider.

Alnard avait nettoyé la plaie de Rulna avec une délicatesse qu'elle jugea inutile, puis Tilou vint lui appliquer une crème désinfectante :
— Cet onguent est très efficace, mais il est assez douloureux. Personne ici ne te reprochera si un cri venait à t'échapper.
D'un mouvement de tête, elle signifia à Tilou qu'il pouvait commencer. Le jeune homme appliqua généreusement la pommade sur la plaie, elle serra les dents quelques secondes, en silence.
Le colonel, qui avait assisté à la scène, s'approcha de Rulna :
— Vous n'êtes pas une enfant ordinaire, n'est-ce pas ? Même mes soldats les plus endurcis ne peuvent cacher leur douleur lorsqu'on leur applique cette mixture. Ne me dites pas que vous ne ressentez rien ?
Elle ne savait pas trop ce qu'elle pouvait dire :
— Là d'où je viens, on ne peut pas se permettre de montrer ses faiblesses. Soit on est à la hauteur, soit on te laisse mourir. Alors tant qu'on n'est pas mort, on serre les dents et on se bat pour vivre.
Bourone fut surpris par la dureté ces mots dans la bouche d'une si jeune fille. Il se souvient alors des propos d'un soldat qui l'avait vue revenir de la chasse.
— Mes soldats vous ont vue porter un sanglier. Eux, ils ont dû s'y mettre à quatre pour en faire autant. Aucune humaine normale ne peut vous égaler, surtout avec votre gabarit. Et je ne parle même pas de vos aptitudes de combattante pour le moins impressionnantes.
Il planta son regard acéré dans celui de la naine :
— Vous venez d'où exactement ?
Elle baissa la tête, comprenant qu'elle était démasquée :
— Des montagnes du Nord-Ouest.
Le colonel eut un mouvement de surprise :
— Il n'y a aucune colonie humaine là-bas !
Les épaules de la naine s'affaissèrent. Il commença à comprendre et plaça sa main sur la poignée de son sabre :
— Vous n'êtes pas humaine, n'est-ce pas ? Mais vous n'êtes pas une elfe non plus. Alors, vous êtes quoi ?
— Une naine.
Le colonel commença à sortir son sabre du fourreau sans que Rulna ne réagisse. Alnard l'arrêta immédiatement :
— Mon colonel ! Non ! Vous n'auriez aucune chance contre elle. Mais si elle avait voulu vous nuire, pourquoi aurait-elle combattu les trolls à nos côtés ?
— C'est peut-être elle qui les a prévenus.
Naëwen s'offusqua :
— Colonel, Rulna n'a rien à voir avec les trolls. Jusqu'à aujourd'hui, elle n'en avait jamais vu.
— Qu'en savez-vous ? Elle est peut-être une menace pour notre peuple ! Combien y en a-t-il comme elle dans le royaume ?
Naëwen posa une main délicate sur l'épaule de l'officier :
— Elle ne représente une menace pour personne. Il y a peu de temps encore, je croyais que tous les nains avaient disparus. Il doit en rester très peu, un millier tout au plus.
— Qu'en savez-vous ?
— Nos deux peuples étaient en guerre, et nous pensions que nous les avions tous tués. Depuis le jour sombre du grand massacre, nous n'en avons plus jamais revu.
Rulna releva lentement sa tête, fixant le colonel avec une calme détermination :
— J'ai quitté mon peuple depuis trois ans maintenant, car il m'était impossible d'accepter le destin qui m'était promis. Mais depuis, je n'ai vécu qu'à moitié, seule et en cachant ma nature aux humains.
Elle prit un air contrit :
— Mais je suis une naine. C'est pour ça que je vous ai causé tant de soucis en revenant de Marendis. Je n'avais aucune envie de vous nuire, mais je devais manger à ma faim. Je devais donc chasser.
Son regard était désormais ferme, mais apaisé :
— Vous savez, je suis heureuse de ne plus devoir me cacher. Quoi qu'il en soit, ne vous inquiétez pas, je ne resterai pas dans votre royaume. J'accompagnerai Naëwen lorsqu'elle retournera sur les terres des elfes. Son peuple et le mien sont au bord du gouffre, nous avons ça en commun, autant nous soutenir.
Tous la fixèrent bouche bée. Naëwen lui prit la main :
— C'est très généreux de ta part, mais rien de bon ne nous attend à Nelandir, ni ailleurs dans mon royaume. Rien ne t'oblige à risquer ta vie, tu as le droit de rentrer chez toi...
— Plutôt mourir que de subir ce qui m'attend chez moi ! Alors tant qu'à en finir, autant que ce soit en aidant une amie.
Alnard sembla se décomposer sur place.

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