Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXXIV

 

XXXIV

— Mais ce n'est pas moi que vous devez reconduire à la frontière ! Alors pourquoi est-ce que vos soldats m'interdisent de m'éloigner pour aller chasser ?
Le colonel Bourone fit un effort pour rester calme :
— J'ai reçu des ordres formels de la part du roi. Vous êtes tous sous ma garde jusqu'à ce que mademoiselle Naëwen ait regagné le territoire des elfes. Vous avez déjà assez abusé de ma patience en vous soustrayant aux soldats chargés de vous escorter. Désormais, vous n'irez nulle part sans que dix soldats ne vous y accompagnent.
Rulna explosa :
— Dix soldats pour aller chasser ! Autant prévenir le gibier à grands coups de tambour !
— C'est ça ou rien.
Alnard avait bien insisté pour que sa véritable nature reste secrète aux yeux des soldats, disant que tant qu'ils la prenaient pour une enfant, elle ne risquait rien. La naine serra donc les poings et se fit violence pour ne pas se jeter sur l'officier. Elle fit demi-tour et alla retrouver ses amis, suivie comme son ombre par son escorte personnelle.

Naëwen soignait quelques blessures bénignes des soldats et Tilou était plongé dans la lecture de l'un des livres que lui avait offert Pratus Longilus, alors Rulna vint s'asseoir à côté de Alnard qui nettoyait son épée :
— Le colonel m'interdit d'aller chasser ! Pourtant, les soldats se sont toujours montrés satisfait de partager ce que je ramenais.
Alnard rangea son arme dans son fourreau :
— Après demain, nous serons à Vertpré. Patience.
— Mais je meurs de faim ! Et le peu que je parviens à chasser, je dois le partager avec les grands dadais. Je vais devenir folle si je ne peux pas manger !
Alnard tenta de la rassurer :
— Si tu veux, ce soir, je te donnerai ma part.
Elle lui sourit :
— Parce que tu crois que ça suffira ? Si c'est pour qu'on soit deux à devenir insupportables, ce n'est pas la peine.
Alnard la serra gentiment contre lui :
— Courage, je te promets qu'une fois arrivés, tu pourras manger à ta faim. Pas besoin de chasser, mes parents élèvent du bétail.
Elle voulut protester, mais il l'arrêta :
— Rassure-toi, ça fait longtemps que je ne te prends plus pour une petite chose fragile. Mais les humains ont l'habitude d'inviter leurs amis à partager leur repas.
Elle le regarda quelques secondes jusqu'à ce qu'elle réalise ce qu'impliquaient les mots qu'il venait de prononcer. Ses yeux s'illuminèrent, son visage s'éclaira d'un franc sourire. Elle attrapa le bras de Alnard et se blottit contre lui :
— Alors ça veut dire que tu es mon ami !
Surpris par le côté excessif de sa réaction, il se contenta de répondre :
— Oui, bien entendu.

À l'heure du repas, Alnard donna sa maigre part de viande à Rulna, comme il le lui avait promis. Elle le remercia aussi chaleureusement que ce que sa nature de naine lui permettait, mais elle semblait perdue dans ses pensées.
Le jeune soldat demanda à Naëwen :
— Que comptes-tu faire lorsque tu seras rentrée dans ton royaume ?
— Je me suis posée la question à de nombreuses reprises. Je ne sais rien de ce qui est arrivé à mon peuple. Alors, je vais commencer par essayer de trouver des survivants de Nelandir, et voir avec eux ce que nous pouvons faire pour lutter contre les trolls.
Alnard était perplexe :
— Comment comptes-tu faire, tu n'es pas encore guérie de tes blessures. Si les trolls te trouvent, tu ne pourras même pas fuir.
— Je le sais bien. Je vais devoir me montrer discrète le temps que cette jambe puisse me porter. Mais grâce à votre couvresol, je guéris bien plus vite que ce que je pensais. Plus que quelques jours et il n'y paraîtra plus.
Tilou fixa le colonel Bourone et son regard se durcit :
— Je n'ai pas l'impression qu'il soit disposé à t'accorder ces quelques jours. Te renvoyer chez toi maintenant... Autant te livrer aux trolls.
L'elfe posa sa main délicate sur le bras du jeune forgeron :
— Quoi qu'il en soit, je ne pouvais pas rester indéfiniment ici. Il faut que je sache ce qui s'est passé depuis que tu m'as trouvée. Ici, je ne sers à rien. Chez moi, je peux aider les miens.
Tilou était bien conscient depuis qu'il l'avait rencontrée que Naëwen ne resterait pas, mais la perspective de cette séparation lui avait toujours semblé lointaine. Il prenait désormais violemment conscience que ce n'était pas qu'une simple construction de l'esprit. Naëwen était entrée dans sa vie de manière inattendue et bientôt, elle allait partir. Cette simple certitude lui était inacceptable :
— Comment puis-je t'aider ?
Elle eut un mouvement de surprise :
— Mais tu l'as déjà fait. Tu m'as sauvée, tu m'as soignée, tu m'as emmenée rencontrer ton roi... Tu as déjà beaucoup fait pour moi.
Cette réponse ne satisfaisait pas le jeune forgeron :
— Je vais t'accompagner. Tu auras besoin d'aide.
Elle paniqua l'espace d'un instant :
— Non. C'est trop dangereux. Je refuse de t'entraîner dans cette guerre qui n'est pas la tienne.
Il voulut protester, mais elle plaça un doigt sur sa bouche :
— Non ! C'est mon peuple, c'est ma guerre, c'est ma décision.

Une agitation inhabituelle tira Alnard et Tilou de leur sommeil. Les soldats de Bourone couraient partout et semblaient chercher quelque chose. Alnard se tourna vers la couche de Rulna et constata qu'elle était vide. Il entendit le colonel ordonner à ses hommes :
— Retrouvez la et ramenez-la. De gré ou de force, pieds et poings liés s'il le faut ! Cette gamine a dépassé les bornes, il est temps qu'elle comprenne qui commande ici !
Alnard se leva, s'habilla en hâte, saisit son épée et courut vers le colonel :
— Mon colonel, puis-je accompagner vos hommes ?
L'officier lui lança un regard sévère :
— Pourquoi ? Vous pensez qu'ils ne seront pas capables de la ramener ? Ce n'est qu'une enfant !
— Oui, mais elle peut se montrer teigneuse et ne se laissera pas faire. Je ne tiens pas à ce que quelqu'un soit blessé. Je peux la convaincre de rentrer avec nous.
Le colonel hésita un instant :
— Soit ! Mais si vous échouez, mes hommes ont leurs ordres !
— Merci mon colonel !
Le jeune homme rejoignit la patrouille de recherche :
— Lieutenant, je vous accompagne. Je connais Rulna, je sais ce dont elle est capable et je peux vous aider.

La patrouille disposait d'un bon pisteur, qui les conduisit dans la forêt :
— Elle suit la trace d'un sanglier. Cette forêt est connue pour en regorger, mais que compte-t-elle faire ? Elle n'a pas d'arme.
Alnard sourit :
— Elle a un couteau.
Surpris, le pisteur se tourna vers lui :
— Un couteau ? Elle ne compte quand même pas s'attaquer à un sanglier juste avec un couteau ?
— Je l'ai déjà vue tenir tête à une meute de loups avec ce couteau. Tu sais, elle a été élevée chez des gens rudes.
Ils poursuivirent leurs recherches dans la nuit. Rulna était en chasse, elle ne cherchait pas à s'enfuir, la trace était donc facile à suivre. Après une heure de marche, ils trouvèrent le cadavre d'un sanglier hissé sur une branche pour le mettre à l'abri des charognards. Les soldats examinèrent la bête, se demandant incrédules comment une enfant avait réussi le tour de force de la hisser ainsi.
Il leur fallut encore vingt minutes pour la retrouver. Elle portait un sanglier sur ses épaules et en tirait un autre derrière elle :
— Vous tombez bien, vous allez pouvoir m'aider à transporter mes bêtes !
Sidérés par le spectacle, les soldats en oublièrent leurs ordres. Alnard lui fit la remontrance :
— Le colonel nous a envoyé à ta recherche. Il est furieux que tu aies faussé compagnie à ton escorte.
Elle haussa les épaules, malgré la charge qu'elle portait :
— Ce n'est pas une escorte, c'est une prison ambulante ! Je n'ai rien fait qui mérite qu'on m'interdise d'aller et venir comme je l'entends.
— Je te l'ai déjà dit. Il ne s'agit pas de toi, mais de la sécurité du royaume. Le colonel a des ordres et un soldat ne discute jamais les ordres, surtout lorsqu'ils viennent du roi lui-même.
Il se montra moins dur :
— Es-tu disposée à rentrer avec nous maintenant ?
Elle le fixa quelques secondes, puis elle observa les soldats et les trouva tendus. Elle hocha la tête :
— Oui, mais nous devons aller chercher le troisième sanglier un peu plus loin.
Soulagé qu'elle fasse preuve de bonne volonté, le lieutenant lui répondit :
— Pas de problème, nous sommes passés à côté pour vous retrouver. Désirez-vous que l'on vous soulage un peu ?
Elle ne semblait pas comprendre. Alnard lui montra les deux proies et son visage s'éclaira d'un grand sourire :
— Je veux bien.
Elle lâcha celui qu'elle tirait derrière elle :
— Celui-ci est un peu gênant, il n'arrête pas de se prendre dans les racines.
Quatre soldats se dévouèrent, attachant la bête sur deux grosses branches pour la transporter plus facilement.
Lorsqu'ils prirent le chemin du retour, Rulna portait toujours un sanglier sur ses épaules et pourtant, elle se déplaçait avec plus d'aisance et d'agilité que certains des soldats. Le pisteur s'approcha de Alnard :
— Les gens rudes chez qui elle a grandi, c'est des ogres ou quoi ?
Le jeune homme sourit :
— C'est presque ça.

Ils furent accueillis par le colonel Bourone en personne :
— Mademoiselle, c'est la dernière fois que vous vous éclipsez ! Désormais, vous voyagerez dans la carriole, pieds et poings liés s'il le faut !
Rulna lui répondit calmement :
— Moi aussi, je suis contente de vous revoir colonel.
L'officier prit sur lui pour ne pas exploser :
— Je vous avais interdit de partir sans votre escorte. Qu'avez-vous à dire pour votre défense ?
La naine recula d'un pas :
— Je ne sais pas pour vous, mais votre pain commence à me sortir par les yeux. Je suis allée chasser pour ramener de la viande. Si vous vous n'en voulez pas, laissez au moins vos hommes en profiter. Je suis certaine qu'eux ne m'en voudront pas.
Alnard savait Rulna affamée et à cran. Il fut donc surpris par son attitude raisonnable, mais elle poursuivit :
— Pour ce qui est de vos menaces, je ne crains pas ce que vous pourriez vouloir me faire. J'ai grandi chez des gens bien plus féroces et brutaux que vous ne le serez jamais, et pourtant, jamais ils ne sont parvenus à me soumettre à leur volonté.
Le colonel était bouche bée. Elle lui sourit chaleureusement :
— Maintenant, je vais préparer les trois sangliers. J'espère avoir fini avant que nous ne reprenions la route. Nous devrions pouvoir les manger à la pause de midi.
Sur ce, elle fit demi-tour sans attendre la réponse de l'officier.

Au petit matin, les trois sangliers avaient cuit sur le feu du camp. Rulna avait prélevé deux cuisseaux, un qu'elle avait dévoré en guise de petit déjeuné, sous l'œil à la foi amusé et surpris des soldats, l'autre qu'elle mit de côté pour le lendemain, après l'avoir fumé pour le conserver.
Elle fit le voyage dans la carriole, comme l'avait exigé le colonel, moins pour respecter les ordres que pour faire une bonne sieste, enfin rassasiée.

Ils arrivèrent sur les terres de Vertpré le lendemain en milieu de matinée. Tilou s'était toujours senti plus léger après un long voyage, lorsqu'il reconnaissait enfin le paysage qui lui était familier. Aujourd'hui pourtant, il avait le cœur lourd et osait à peine regarder Naëwen, craignant de réagir de manière puérile.
Le colonel s'approcha de l'elfe :
— Nous sommes bientôt arrivés à Vertpré. J'ai bien réfléchi à la situation. Je ne peux faire autrement que de vous reconduire à la frontière, mais j'ai besoin d'en savoir plus sur ces trolls. Nous autorisez-vous à pénétrer sur votre territoire, non pour vous accabler davantage, mais pour une simple mission de reconnaissance ?
Tilou vit là un espoir pour Naëwen. Elle pourrait disposer d'une escorte, le temps pour elle de retrouver les siens. L'elfe, elle, ne s'était pas attendue à une telle proposition :
— Colonel, je ne suis pas en mesure de parler au nom de mon peuple. Je crains cependant que les elfes ne soient pas votre principal souci dans cette aventure. Les trolls dominent probablement Nelandir, et je ne peux vous garantir un accueil favorable de leur part.
Alnard avait entendu la requête du colonel :
— N'êtes-vous pas trop nombreux pour une reconnaissance ?
— Évidemment, tout le régiment ne participerait pas à cette opération. Une dizaine d'hommes tout au plus.
Naëwen voulait en savoir un peu plus :
— Quel serait l'objectif de cette reconnaissance ?
— Comme je vous l'ai dit, nous voulons en savoir plus sur les trolls. Nous n'avons aucune intention de relancer les hostilités entre nos deux peuples.
Un son de percussion au loin mit soudain fin à la discussion. Alnard fut le premier à réagir :
— Le tocsin ! Il se passe quelque chose à Vertpré !
Naëwen se tourna vers le colonel :
— J'ai bien peur que vous ne rencontriez les trolls plus tôt que vous ne l'espériez.
L'officier fit signe à l'un des cavaliers :
— J'ai besoin de savoir ce qui se passe là-bas.
L'homme éperonna aussitôt son cheval qui partit au galop. Bourone se tourna alors vers ses soldats :
— Messieurs, l'heure est grave. Nous allons devoir combattre, équipez-vous !
Le cavalier envoyé en éclaireur revint après quelques minutes :
— Mon colonel, le village est attaqué par des créatures inconnues. La bataille se déroule à la sortie du village, vers la forêt.
Alnard réfléchit rapidement :
— Vous pourriez les prendre à revers en contournant Vertpré derrière les collines. Ça vous permettrait de leur tomber dessus sans qu'ils ne vous voient arriver. Seulement, pour ça, la garnison du village doit les maintenir à découvert, là où la vitesse de vos chevaux serait un atout décisif.
Le colonel opina :
— Bien, vous, vous restez ici, j'enverrai quelqu'un vous chercher lorsque tout sera fini.
Alnard n'était pas d'accord :
— Sauf votre respect, mon colonel, je suis un soldat de la garnison de Vertpré. Je refuse de rester ici pendant que mes camarades affrontent l'ennemi. Je vais les rejoindre pour les aider et pour les informer de votre arrivée.
L'officier ne voulait pas perdre de temps en tergiversations :
— Soit ! Mes fantassins vont vous accompagner.
Il donna aussitôt l'ordre de départ et le régiment fila au grand galop.

Tilou vida la carriole, ne gardant que les livres de Pratus Longilus puis il avisa le lieutenant et les soldats restés avec eux :
— Montez ! Nous irons toujours plus vite qu'à pied, et vous serrez frais en arrivant là-bas.
Lorsque la dizaine d'hommes fut installée, Tilou prévint Naëwen :
— Accroche-toi, ça va secouer !
Et il lança le cheval au galop.
Alnard vérifia ses armes, pendant que Rulna finissait tranquillement le cuisseau de sanglier qu'elle avait mis de côté, sous le regard étonné du lieutenant :
— Ben quoi ? C'est pas bon de se bagarrer le ventre vide !
Alnard n'avait pas pensé à elle :
— Tu ne peux pas aller te battre contre les trolls avec seulement tes couteaux !
— Je n'ai rien d'autre pour l'instant. Il faudra faire avec !
Le lieutenant s'offusqua :
— Mais ce n'est qu'une enfant ! Elle ne peut pas aller affronter l'ennemi !
La naine lui lança un regard assassin, mais Alnard la calma immédiatement en s'adressant au jeune officier :
— Ne vous fiez pas aux apparences. Elle est venue à bout de trois sangliers, elle a tenu tête à une meute de loups et je l'ai vu affronter six hommes à la fois. Elle sait se défendre.
Il se tourna vers elle :
— Mais il faut te trouver quelque chose de mieux que ces couteaux.
Tilou proposa :
— Nous pouvons passer par la forge, j'ai quelques belles épées en stock. Elle n'aura qu'à choisir.

En franchissant la crête, ils virent de l'autre côté du vallon un spectacle effrayant. Des créatures faisant au bas mot deux têtes de plus que les hommes, aux bras si longs qu'ils en touchaient presque le sol, armés de grosses branches, affrontaient la garnison du village. Biens que les soldats soient trois fois plus nombreux que les trolls, ceux-ci parvenaient à les repousser vers les habitations. Si la situation n'évoluait pas, la cavalerie ne serait bientôt plus en mesure de charger, et toute l'issue de la bataille pouvait s'en trouver changée.
Lorsqu'ils arrivèrent à la forge, des cadavres de trolls gisaient dans la rue, et la plupart des maisons au-delà semblaient avoir subi des assauts. Les fantassins descendirent de la carriole et se dirigèrent au pas de course vers le champ de bataille.
Tilou se précipita à l'intérieur de la forge, dont la porte avait été fracturée, pendant que Rulna et Alnard aidaient Naëwen à descendre.
Le jeune forgeron retrouva son oncle, allongé sur le sol, se tenant le bras droit, le visage en sueur :
— Tilou ! Vous voici de retour au plus mauvais moment !
Le jeune homme s'agenouilla auprès de son oncle :
— Au contraire. Nous sommes escortés par un régiment de cavalerie. Nous arrivons à point pour repousser les trolls.
Alnard, Rulna et Naëwen entrèrent à leur tour. Le regard de l'oncle s'attarda quelques secondes sur la naine :
— Sauf erreur, cette demoiselle ne fait pas partie de la cavalerie !
Tilou sourit. Si son oncle faisait de l'humour, c'est qu'il n'était pas trop gravement blessé :
— Non, c'est une amie que nous avons rencontrée en allant à Marendis. Je te présente Rulna, une jeune fille étonnante à bien des égards.
Naëwen vint examiner le blessé, Rulna s'inclina rapidement, mais elle ne s'embarrassa pas de mondanités :
— Où sont les armes ?
Tilou se releva et lui indiqua l'arrière du bâtiment :
— Dans la réserve, derrière la forge.

La naine examina le stock. Elle prit une dague qu'elle mit immédiatement à sa ceinture, et poursuivit ses recherches. Tilou lui montra un râtelier :
— C'est ici que nous stockons nos meilleures armes.
Rulna empoigna une épée et la manipula avant de la reposer :
— Ce sont de belles armes, mais ce sont des armes humaines. Tu n'as rien d'autre ?
Tilou était dépité. Évidemment que ces armes étaient des armes humaines, il n'avait jamais eu d'autre client :
— Non, je n'ai que ça. Tu es certaine que rien ne te convient ?
La naine s'apprêtait à sortir de la réserve lorsque son regard s'arrêta sur un petit râtelier poussiéreux :
— Et ça, qu'est-ce que c'est ?
— Rien d'intéressant, c'est ici que j'ai rangé mes vieilles créations de quand j'apprenais mon métier.
Rulna saisit une hache de combat à deux lames gravées d'arabesques, l'une convexe, l'autre pointue. Elle souffla dessus pour ôter la poussière avant de la manipuler. Tilou tenta de se justifier :
— C'est une hache de combat que j'ai réalisée il y a longtemps. Je l'ai gardée parce que j'aime bien sa forme, mais le manche est trop court et la lame un peu trop lourde. Elle est inutilisable.
Les yeux de Rulna brillaient pourtant et son sourire était sans équivoque :
— Ce n'est pas de l'acier nain, mais elle est magnifique. Je peux la prendre ?
Le jeune homme était surpris :
— Elle est à toi.
Il prit l'une de ses meilleures épées, un petit bouclier et sortit de la réserve avec elle.
Naëwen avait immobilisé le bras du forgeron avec une étoffe. Elle demanda :
— Je ne suis pas en état d'aller combattre, mais si vous avez un arc, je peux vous couvrir.
L'oncle montra un mur, près du comptoir :
— Je n'en fabrique pas, mais je fais des pointes pour les flèches, alors pour faire des tests, j'ai un vieil arc de chasse, là.
Alnard saisit l'arc, mit la corde en place et le tendit à l'elfe. Elle se leva et banda l'arc :
— Ce sera toujours mieux que rien.
Le forgeron se releva, pâle comme un linge. Il alla chercher un fagot sous le comptoir :
— J'ai un petit stock de flèches ici, et le grenier me semble un excellent poste de tir.
Il prit une épée :
— Et même avec un seul bras, je peux en interdire l'accès !

Le cœur battant, Tilou montait au combat accompagné par ses amis. Alnard paraissait calme et déterminé. Rulna montrait des signes d'impatience. Comment faisaient-ils ? Pour sa part, même s'il avait appris à manier l'épée avec son oncle et s'était parfois entraîné avec Alnard, cela n'avait jamais été qu'un jeu à ses yeux. Aujourd'hui, il savait que la première erreur lui serait fatale, à tel point qu'il en vint à se demander s'il aurait eu le courage d'aller se battre si ses amis n'avaient pas été à ses côtés.
Lorsqu'ils arrivèrent près des soldats et des villageois qui se battaient côte à côte, Alnard lui conseilla :
— Quoi qu'il arrive, reste à côté de moi. Ils sont grands, mais ils ne semblent pas très rapides. Ne cherche pas à parer les coups, ils sont trop puissants. Tu esquives, tu frappes et tu recules. Compris ?
— Oui.
Sa voix était mal assurée. Il avait déjà vu des trolls, mais c'était de nuit et d'assez loin. Là, ils étaient si près qu'il sentait le sol trembler sous leurs coups.
Rulna se lança dans la mêlée en poussant un hurlement. Alnard tenta de la retenir, mais elle était déjà trop loin. Un troll frappa trois soldats d'un seul coup, et Tilou se retrouva seul face à lui. Pris de panique, il fit un bond en arrière, évitant la masse qui s'abattait au sol, puis, sans réfléchir, il se jeta en avant, taillada un bras velu avant de planter son épée dans la masse de muscle et de poils qui se trouvait devant lui. Se souvenant du conseil de son ami, il recula et chercha le visage de son adversaire. Au lieu d'y voir un regard bestial, il fut surpris de voir une expression de douleur et d'incompréhension. Le troll le fixa une fraction de seconde, avant que ses yeux ne se révulsent et qu'il ne s'écroule. Le jeune forgeron n'eut pas le temps de fêter cette première victoire, un autre troll se présentait déjà devant lui.
Rulna profitait de sa petite taille et de son agilité pour se faufiler entre les trolls, taillant à tout va les jambes des monstres et laissant le soin aux soldats de finir le travail.
Alnard retrouvait tous les réflexes qu'il avait acquis à l'entraînement. Il semblait danser pour esquiver les coups, ce qui agaçait suffisamment les trolls pour qu'ils commettent l'erreur qui lui permettait de les frapper à mort.
Et pourtant, ils reculaient.
Malgré la fureur des combats, Tilou entendit soudain une flèche siffler au-dessus de leurs têtes. Puis une deuxième. Il comprit que Naëwen était passée à l'action, mais il était déçu de constater que la légendaire efficacité des elfes au tir à l'arc paraissait un peu exagérée. La troisième flèche fit mouche, comme chacune des suivantes. Le jeune forgeron comprit alors que Naëwen avait fait des tirs d'essais, afin de prendre la mesure de l'arc de son oncle.

Tilou entendit soudain un coup de clairon, rapidement suivit par le martellement des sabots sur le sol. Le colonel arrivait sur la droite des trolls, chargeant lance en avant. Les guerriers tentèrent de faire face, mais la vitesse des chevaux et la longueur des lances ne leur laissèrent aucune chance. Le premier passage fit des ravages dans leurs rangs. Les cavaliers se regroupèrent un peu plus loin, firent demi-tour et lancèrent une deuxième charge tout aussi meurtrière.

Tilou entendit un hurlement guttural et les trolls rompirent le combat pour se replier vers la forêt. Les soldats tentèrent de les poursuivre, mais ils furent devancés par les cavaliers qui chargèrent à nouveau sabre au clair.
Ayant encore du mal à réaliser que la bataille était terminée, Tilou observa la scène. Des cadavres, humains et trolls gisaient au sol en grand nombre. Il releva la tête vers la crête. Les trolls avaient disparu. Un peu plus loin cependant, il aperçut deux trolls isolés. L'un des deux était armé de sa masse, l'autre, qui lui parut étrange, n'avait aucune arme et semblait le regarder. Ils s'observèrent longuement, et Tilou fut à nouveau frappé de ne pas voir un monstre bestial en cette créature, mais un être doué d'intelligence.
Le troll hocha la tête et Tilou eut l'impression étrange qu'il le saluait. Celui qui était armé s'approcha et pointa du doigt les cavaliers qui chargeaient sur eux. Celui qui était désarmé leva les bras et un mur de feu apparut entre eux et les chevaux qui cessèrent immédiatement leur attaque. Le mage lui adressa un dernier regard avant de disparaître derrière la crête avec son compagnon.
— Rulna !
Le cri d'angoisse attira son attention. Il se retourna et vit la naine tituber au milieu des cadavres. Elle s'écroula à genoux, sans lâcher sa hache maculée de sang. Alnard et Tilou se précipitèrent vers elle. Alnard se jeta à genoux aux côtés de la naine :
— Rulna ! Qu'y a-t-il ?
Elle était en nage, elle avait une estafilade sur le bras, mais elle souriait :
— J'ai juste un peu trop faim.

 

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