Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXXV
XXXV
À leur arrivée à
Nelandir, Shack'Gan soigna les guerriers qui pouvaient encore l'être
jusqu'à la tombée de la nuit, après quoi il se retira un peu à l'écart
du groupe, dans une petite habitation elfe, en haut de la cité. Il y
démarra un feu où il jeta une poignée de plantes séchées qui
produisirent immédiatement une épaisse fumée odorante. Il s'assit en
tailleur près du feu, posa ses mains sur ses genoux et ferma les yeux.
Les effets de la fumée se firent bientôt ressentir et les images de la
bataille lui revinrent avec une acuité décuplée. Il vit les premiers
guerriers humains se jeter dans la bataille. Les longues piques dont ils
étaient armés semblaient bien fragiles comparées aux puissantes masses
de combats des trolls, mais elles se révélèrent bien plus maniables et
très efficaces pour transpercer les trolls.
Les quelques archers
dont disposaient les humains étaient restés en retrait durant toute la
bataille, ne décochant leurs flèches que lorsque le contact entre les
trolls et les piquiers était rompu. Leurs tirs étaient peu précis, mais
la quantité de flèches tirées en un laps de temps réduit s'était montré
efficace, tuant les trolls atteints et gênant les déplacements des
autres lorsqu'elles se fichaient en terre.
L'humain avec qui il avait échangé un regard l'intriguait, aussi tenta-t-il de le retrouver dans la bataille, malgré le chaos. Il finit par le revoir, sautant de gauche et de droite ou roulant à terre pour éviter les coups. Rien dans sa façon de se battre ne permettait de l'identifier comme un combattant aguerri, mais il était vif et suffisamment patient pour attendre la faille chez son adversaire afin de porter le coup fatal. Les autres villageois avaient pourtant abandonné le combat lorsque les guerriers humains étaient arrivés. Lui, au contraire, s'était jeté dans la bataille bien plus tard. Cependant, aucune haine, aucune colère ne transparaissait. Ses actions n'étaient pas coordonnées avec celle des soldats qui obéissaient instantanément aux ordres de leur chef. À plusieurs reprises, il ne dut d'ailleurs de rester en vie qu'à la précision d'un archer qui élimina systématiquement les trolls trop dangereux pour lui. Quelle était donc sa motivation ? Pourquoi risquait-il sa vie alors même qu'il ne parvenait pas à percevoir toutes les menaces qui pesaient sur lui ?
Quelque
chose le gênait, un détail incongru lui avait échappé, mais il ne
parvenait pas à le préciser. Il inspira profondément pour inhaler plus
de fumée et il essaya de laisser ses souvenirs remonter librement à la
surface. Une scène revenait sans cesse. Le jeune humain n'avait pas vu
le troll qui s'apprêtait à le tuer, mais juste avant que la masse ne
s'abatte sur lui, une flèche tirée avec précision tuait le guerrier. En
quoi était-ce si important ?
Shack'Gan élargit sa vision, pour avoir
une vue d'ensemble et fut aussitôt surpris. L'archer qui couvrait si
bien le jeune homme ne se trouvait pas avec les autres, sur le champ de
bataille, mais dans un bâtiment du village. Comment pouvait-il être si
précis en tirant d'aussi loin ?
Le mage fit un effort de
concentration pour retrouver plus de détails à son sujet. Il revit la
carriole arrêtée près de ce bâtiment. Il revit les soldats qui en
descendaient pour venir rejoindre la bataille, mais quatre autres
personnes en étaient descendues, sans qu'il n'y prête attention sur le
moment tant elles semblaient de peu d'importance.
Comme il peinait à
retrouver tous les détails, Shack'Gan remit une poignée de plantes
séchées sur le feu. Il savait que cela lui causerait un violent mal de
tête plus tard dans la nuit, mais il voulait impérativement en savoir
plus sur l'archer mystérieux.
Il inspira profondément l'épaisse
fumée et, se basant sur sa respiration, il parvint à atteindre un état
de profonde quiétude. Il revit alors les personnes qui descendaient de
la carriole. Deux mâles, dont celui qui l'avait intrigué, qui se
précipitait à l'intérieur du bâtiment, et l'autre qui, avec une enfant
aux cheveux de feu, aidait une femelle blessée à la jambe à descendre.
Ils entraient tous dans le bâtiment, avant d'en ressortir un peu plus
tard armés. Seule la femelle blessée était restée à l'intérieur.
Était-elle l'archer qu'il voulait identifier ? Il se concentra donc sur
elle, recherchant tous les détails qu'il pouvait retrouver, sa
physionomie, sa façon de bouger, malgré sa blessure, sa précision
mortelle au tir à l'arc.
Une seule conclusion s'imposa. Il
s'agissait bien d'une elfe, très probablement cette Naëwen que toute la
horde semblait rechercher. Dès lors, il se demanda ce qu'elle faisait
parmi les humains. Ses motivations paraissaient évidentes. Elle avait
certainement demandé de l'aide aux humains. La lui avaient-ils accordée ?
Il ne le saurait pas ce soir, mais l'attitude des trois humains avec
elle tendait à prouver qu'elle était leur amie, ce qui n'avait rien de
rassurant pour la horde.
Il
remarqua alors que l'essentiel des tirs de l'elfe étaient destinés à
couvrir les trois humains qui l'avaient accompagnée dans le bâtiment.
Elle ne se sentait donc liée qu'à ces trois-là, alors il supposa qu'ils
étaient ceux qui lui avaient apporté de l'aide près de la rivière.
Il commençait à ressentir les effets secondaires de la fumée et se
décida à cesser cette introspection dans ses souvenirs, lorsqu'un détail
le frappa. L'enfant aux cheveux de feu ! Excepté l'elfe, elle était la
seule femelle et la seule enfant à avoir pris part aux combats. Il
profita des derniers effets des plantes pour se concentrer sur elle.
Malgré sa petite taille, elle était facile à suivre grâce à sa crinière
flamboyante. Il réalisa rapidement qu'elle était une combattante
redoutable, rapide, agile, et presque aussi forte physiquement qu'un
guerrier. Qui était-elle ?
Une
sonnerie de trompe résonna au pied de l'arbre. Zol'Kor avait organisé
un conseil de guerre, afin de faire le point sur la bataille. Tous les
guerriers étaient invités à y participer. Le chef de guerre n'avait pas
eu d'autre choix, tant le mécontentement était fort parmi les guerriers.
Shack'Gan se joignit à la foule, mais Zol'Kor voulu lui interdire l'accès à la réunion :
— Seuls les combattants peuvent se joindre à nous ! Toi, tu t'es contenté de nous regarder faire !
— Moi, je t'ai conseillé de ne pas attaquer ce peuple dont nous ne
savons rien. Tu t'es contenté de foncer tête baissée sans avoir la
moindre idée de ce que tu allais affronter. Es-tu digne de participer à
ce conseil, toi qui n'écoutes pas ceux des autres ?
L'ombrageux troll explosa. Il vint se coller face à Shack'Gan, bombant le torse et se hissant sur ses pointes de pied :
— Je suis Zol'Kor, chef de guerre, bras droit de Ort'Kan notre roi. Tu n'as pas à m'interdire de participer à ce conseil !
Sans reculer d'un pouce, Shack'Gan lui répondit calmement :
— Je suis Shack'Gan, guérisseur, mage du feu, de la glace et du vent.
Je suis membre de droit de tous les conseils du peuple troll. À moins
que tu ne décides de bafouer toutes nos traditions.
La main sur le
couteau de silex qu'il avait pris sur le cadavre d'un elfe, Zol'Kor lui
lança un regard assassin, mais le brouhaha des guerriers témoins de la
scène l'obligea à se calmer. Il fit un pas de côté et laissa passer le
mage puis il alla s'installer au centre de la foule. Il leva les bras et
les trolls firent silence :
— Mes amis, nous sommes réunis ce soir pour faire le point sur la bataille que nous avons menée aujourd'hui.
Aussitôt une voix s'éleva dans l'assemblée :
— Comment font-ils pour monter sur ces grands quadrupèdes ? Ces bêtes
courent si vite ! Ça leur donne un avantage énorme sur nous.
Rol'Taar maugréa :
— Il n'y a pas que ces animaux. Leurs armes aussi. Elles sont bien plus
solides que les couteaux de silex des elfes, et plus légères que de la
pierre. Je ne sais pas ce que c'est, mais c'est efficace et dangereux.
Perk'Ort se tourna vers son second qui l'encouragea du regard :
— Le bruit court parmi les guerriers que c'était une erreur de les
avoir attaqués. Ils disent que la horde n'avait pas besoin de ce nouvel
ennemi. Qui sait ce qui va se passer maintenant ?
Lak'Mor s'interrogea à haute voix :
— Ces guerriers montés à dos de bêtes ne sont pas arrivés tout de
suite, et pourtant, ils se déplacent très vite. Alors d'où venaient-ils ?
Rol'Taar répondit comme une sentence :
— Voilà de bonnes questions. Peut-être eut-il été préférable d'en
connaître les réponses avant de nous lancer dans cette bataille.
Zol'Kor leva à nouveau les bras :
— Chaque chose en son temps ! La première question à laquelle nous
devons apporter une réponse dans les plus brefs délais, c'est de savoir
comment vaincre ces elfes dégénérés montés sur les animaux. Qui a une
idée ?
Un silence pesant s'installa, que Shack'Gan fut le premier à rompre :
— Ces animaux sont un réel problème pour nous. Ils sont rapides,
puissant et pour une raison que j'ignore, ils obéissent à leur guerrier.
Mais j'ai constaté qu'ils ne nous ont pas poursuivis dans la forêt. Il
nous suffit de ne plus attaquer ce peuple à découvert.
Zol'Kor le railla :
— Tu nous proposes de ne plus les attaquer à découvert, mais en même
temps, tu nous dis qu'ils ne nous suivront pas dans la forêt ! Comment
veux-tu les vaincre dans ces conditions ? C'est bien là l'idée d'un
lâche qui préfère rester loin du danger que de l'affronter.
Shack'Gan eut soudain l'envie de lui faire ravaler ses paroles, mais il se contrôla avec difficulté :
— Ne confond pas prudence et lâcheté, tu as déjà suffisamment d'ennemis
comme ça. De même, ne confond pas courage et inconscience. Tu as déjà
perdu assez de guerriers comme ça.
Zol'Kor n'avait aucune envie de laisser Shack'Gan s'en tirer si facilement :
— Des mots ! Toujours des mots ! Pourquoi ne nous as-tu pas aidés à
combattre ces créatures ? Préfères-tu laisser les tiens mourir sous tes
yeux sans réagir ? Es-tu un lâche ou un traître à ta nation ?
Rol'Taar s'indigna de l'attitude du chef de guerre :
— Comment oses-tu lui reprocher tes erreurs ? Nous étions tous là
lorsqu'il t'a conseillé de ne pas attaquer sans rien savoir de ces
créatures. Nous avons tous entendu la façon dont tu as rejeté ses
conseils ! Tu es le seul responsable de ce désastre ! Sais-tu seulement
si l'elfe que nous recherchons est bien là-bas ? Peut-être aurions-nous
pu leur demander avant de les attaquer, cela nous aurait au moins permis
d'estimer leurs forces, et peut-être même étaient-ils prêts à nous la
livrer, après tout, ce ne sont pas des elfes. Pourquoi prendraient-ils
le risque d'une guerre pour une étrangère ?
Il laissa un peu de temps à l'assemblée pour commenter son intervention puis il leva les bras pour réclamer le silence :
— Zol'Kor, tu es certainement un grand guerrier, ton courage est
légendaire, et ton adresse au combat reconnue de tous, mais ce n'est pas
ce que l'on attend d'un chef. Un chef doit être capable d'évaluer les
risques et de comprendre que lorsque l'on mène ses guerriers au combat,
on doit tout faire pour ne pas les mener vers l'inconnu.
Les chefs
de clan se levèrent pour manifester leur soutien à Rol'Taar, et Shack'Gan
admira la façon dont Rol'Taar avait pointé les défaillances du chef de
guerre, sans le remettre officiellement eu question.
Zol'Kor n'était pourtant pas dupe. Il avait la mâchoire serrée et les poings fermés. Il se leva lentement et leva les bras :
— Demain au matin, j'irai me présenter devant Ort'Kan, pour lui faire
part de ce qui s'est passé aujourd'hui et prendre ses ordres. D'ici à
mon retour, Perk'Ort aura la charge de chef de guerre pour Nelandir.
Il quitta l'assemblée sans un mot de plus. Lak'Mor chuchota à l'oreille de Shack'Gan :
— Eh bien, il l'a plutôt bien pris.
Le mage observait le chef de guerre qui s'éloignait :
— N'en soit pas si sûr. Zol'Kor n'est pas le genre de troll qui accepte
la défaite. Aujourd'hui, il en a subi deux. Il n'en restera pas là.
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