Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre XX

 

XX

Les sons revinrent en premier, d'abord un bourdonnement désagréable, puis des voix, lointaines, enfin des bruits de pas traînants sur du gravier. Puis la douleur. La tête, son ventre, ses poignets. Ensuite, un ballottement lent, régulier. Enfin, un goût de sang dans la bouche. Litak ouvrit les yeux. La lumière l'aveugla un instant. Il lui fallut un court instant pour comprendre qu'elle était posée en travers d'une bête de somme, les mains liées. L'odeur de l'animal ainsi que le ballottement lui donnaient la nausée, à moins que ce ne soit cette douleur lancinante insupportable derrière la tête. Elle tourna la tête pour observer la situation, ce qui provoqua un lancement à sa blessure, qui lui arracha un gémissement. L'homme qui guidait le glapis laineux se retourna et la vit réveillée.
— Allez sale monstre ! Assez dormi ! Tu vas marcher maintenant.
Sans aucun ménagement, il la tira par les poignets, lui arrachant un cri de douleur et la jeta au sol. Elle tenta de se rattraper, mais elle s'aperçut un peu tard que ses pieds étaient aussi entravés. Elle chuta lourdement et se blessa à la hanche. Anala se précipita vers elle. Elle la saisit délicatement par les épaules et l'aida à se relever.

Merci. Merci d'avoir sauvé Darnog et les autres.
Il lui fallut quelques instants pour se remettre les idées en place.
Ne me remercie pas, il fallait que je le fasse, c'est tout.
Tu méritais de pouvoir t'enfuir. Tu en as tué neuf. Un dixième a eu un œil crevé, Manouba dit qu'il ne survivra pas longtemps. S'il ne perd pas tout son sang, la maladie viendra le prendre.
Elle regarda les hommes autour d'elles.
Ils ne savent pas que nous les comprenons et ils ne doivent pas le savoir. Mais prend garde, ils ont tous envie de se venger sur toi. Seuls leur chef et son second les retiennent. Je ne sais pas ce qu'ils veulent, mais ils me terrifient.
Elle désigna deux hommes. Le chef était plutôt grand pour un humain, solidement bâtit. Il avait de longs cheveux poivres et sel, reliés derrière la tête par un catogan rouge. Il portait une sorte de long manteau en cuir épais, sous lequel il cachait un gilet recouvert de plaques de métal hexagonales. À sa ceinture, pendait une longue épée et un poignard. Il portait des bottes de cuir noir dont l'extrémité était renforcée par des plaques de métal. Ces bottes, elle les avait vues. C'est lui qui l'avait arrêtée dans sa fuite et qui l'avait frappée.
Le second était plus petit, mais à la façon dont il bougeait, elle devinait qu'il devait être plus fort qu'il n'y semblait, tout en nerfs et en souplesse, fluide et précis. Il portait une cotte de mailles au-dessus d'une tunique brune, était armé de deux sabres et d'une dague. Il semblait être fait pour tuer, ses armes n'étant que le prolongement de ses mains.

Elle n'eut pas le temps de les observer plus longuement, le cornac poussa Litak sans ménagement.
— En avant ! On a de la route à faire !
Elle lui jeta un regard assassin et vit à sa grande satisfaction qu'elle l'avait effrayé. Il leva sa main, armée d'une longue trique. Anala s'interposa, prit Litak par la main et la fit avancer.

Ne les provoque pas. Je t'ai dit qu'ils voulaient te tuer. Ne leur en donne pas l'occasion.
Litak grimaça. Sa hanche était douloureuse. Elle boitait légèrement et sa douleur à la tête n'arrangeait rien.
Mais pourquoi ont-ils à ce point peur de moi ?
Je ne comprends pas tout ce qu'ils disent, mais je crois qu'ils savent que tu es mi-orque, mi-humaine. Et ça les dégoûte. Et puis, à toi seule, tu as tué plus de rafleurs que nos guerriers, alors ils te prennent pour un monstre sanguinaire.
Mais ! Je ne suis pas un monstre !
Tout le clan le sait bien, même si certains commencent à se poser des questions à ton sujet.
Comment ça ?
Tous savent que ceux qui se sont enfuis te doivent leur liberté et ils t'en sont reconnaissants, mais ils se demandent d'où te vient cette science du combat. Et si Manouba n'arrête pas de leur dire que tu n'es pas une combattante, mais simplement une courageuse fille du clan qui veut protéger les siens, certains pensent que tu es plus que ça.
Mais je suis Litak, juste Litak !
Ne t'en fais pas pour ça, nous avons d'autres soucis bien plus graves en ce moment.
Un rafleur qui encadrait les captifs frappa violemment Litak à l'épaule.
— Avancez ! Plus vite !
Litak tenta à nouveau le regard assassin, mais l'homme ne se laissa pas impressionner et répondit d'un coup de poing à l'estomac. Elle avait vu le coup venir et s'était préparée, mais elle n'en plia pas moins sous le choc.
— Pas de ça avec moi, sale monstre ! Tu vas apprendre à respecter tes maîtres !
Il l'attrapa par la crête.
— J'en ai tué de plus coriaces que toi et j'aimerais beaucoup te montrer comment je m'y prends.
Il la jeta en avant et elle n'évita la chute que de justesse.

Anala ne comprenait pas le comportement de Litak.
Mais qu'est-ce qui te prend ? Je t'ai dit qu'ils voulaient te tuer !
Litak garda le silence un instant. Elle observait les orques de son clan. Mis à part les guerriers, peu manquaient. Zanéa, deux mères, quelques enfants. Manalia avait réussi à s'échapper, Litak en était heureuse. Si les rafleurs la prenaient pour un monstre, que penseraient-ils de la femme qui l'avait fait naître.
Les fiers orques du clan de la Forêt Sombre étaient entravés, la tête courbée, les épaules basses. Ils étaient vaincus et tous semblaient accepter leur destin. Comme les autres, elle savait ce qui les attendait, une vie d'esclave et cette vie-là, elle n'en voulait pas. Elle repensa aux rafleurs qu'elle avait affrontés.

Au campement, j'ai tué des hommes et j'ai réussi à en faire fuir un, rien qu'en lui montrant que je n'avais pas peur de lui. J'ai chargé, il s'est sauvé. Celui qui mène la bête est du même genre. Il a eu peur de moi. Mais pas celui-là. Pas un instant il ne m'a craint. Aucune hésitation avant de me frapper. Je n'aurais jamais réussi à tuer un guerrier. Je n'ai jamais été initiée comme Mallog. Je crois que tous ne sont pas des combattants. Il faudrait savoir lesquels sont vraiment dangereux.
Tu ne vas quand même pas tous les défier pour le savoir ?
Non. Mais ils ne savent pas que nous les comprenons.

Le convoi se dirigeait vers le soleil couchant. Ils empruntaient un passage qui montait vers un petit col. La pente n'était pas très raide, mais les entraves aux pieds ne facilitaient pas la marche.
Litak s'était rapprochée de deux rafleurs qui discutaient entre eux, comme si les orques n'existaient pas.
— Halbair avait dit que ce serait facile, tu parles ! Douze morts ! Rien que ça !
— Ben, tu t'attendais quand même pas à ce qu'ils viennent sagement avec nous.
— Non, mais douze morts ! Dix rien que pour ce... ce monstre.
— Neuf, Rodebert est encore vivant.
— Pas pour longtemps si tu veux mon avis.
— Tiens, regarde, le monstre est là !
— Ah, ça me donne envie de vomir ! Pourquoi on l'a pas achevé sur place. Personne ne voudra acheter ça. C'est juste bon à donner à bouffer à un krutal.
— Ouais, si tu veux l'empoisonner.
Ils se mirent à rire. Litak percevait par bribes leurs émotions et elle ne remarquait que du dégoût.

Ils parvinrent en haut du col. Halbair, le chef, ordonna un arrêt. Les rafleurs en profitèrent pour manger un peu et boire. Rien ne fut donné aux orques. Le soleil jaune commençait à descendre dans le ciel et s'il ne faisait pas trop chaud, la marche commençait à épuiser le clan. Zarpok, le jeune fils de Nénia s'approcha d'un homme et lui montra son outre et lui fit signe qu'il avait soif. L'homme se mit à rire et repoussa le jeune orque du pied. Les autres rafleurs rirent de concert et Litak se mit en colère. Anala posa sa main sur son bras.
Calme-toi. Tu ne peux rien faire contre cet humain.
Je le sais, mais je n'aime pas ça.
Aucun de nous n'aime ça.

Halbair fixait la vallée qu'ils venaient de traverser. Il balayait le paysage avec une sorte de tube métallique aux extrémités en verre, qu'il portait à son œil. Au bout d'un instant, avec un air satisfait, il se tourna vers ses hommes.
— Aucun poursuivant. C'est très bien. Maintenant, en route. Je veux qu'on ait quitté ce territoire demain.
Les rafleurs les levèrent à coup de pied, ou en tirant comme des brutes sur les poignets. Mélinia voulut défendre Torx, son fils aîné, elle fut punie d'une gifle, puis d'un coup de pied à l'estomac. Litak prit Apallog son second fils d'un an dans ses bras et aida Mélinia à se relever et à marcher.

Merci. Si Mortak était là, il lui arracherait la tête à ce maudit rafleur !
Je suis certaine que ton compagnon est déjà en route pour nous secourir, avec tous les guerriers. Ils vont payer pour tout ça !
Ils ont tué Garnox, Bratog et probablement aussi Urtak. Alors oui, ils doivent payer !
Les dernières paroles de Mélinia plongèrent Litak dans une grande tristesse. Toute occupée à tenter d'analyser la situation, elle avait oublié les dernières images de Bratog, pliant sous le nombre de ses assaillants et le corps de Garnox baignant dans son sang. Elle n'avait aucune idée du sort de Urtak. Elle chercha sa compagne Banaée et ses filles. Son fils, Tragog, étant novice, était parti avec les chasseurs ce matin, il avait donc échappé au désastre. Elle les trouva, en arrière. Elles semblaient effondrées, ce qui confortait l'hypothèse de la mort du guerrier. Un peu plus loin, elle vit Ménia et Ziléa, les compagnes de Bratog et Garnox. Elle s'approcha d'elles.
Je suis désolée, tellement désolée. Bratog était un bon chef et Garnox un excellent second. J'aurais voulu pouvoir faire quelque chose pour les aider.
Ménia semblait abattue, mais elle faisait tout son possible pour tenir le coup.
Mais tu as déjà fait beaucoup, tu as permis à tant des nôtres de fuir.
Ziléa avait vu mourir son compagnon et Ograk, son plus jeune fils, avait été capturé. Son seul réconfort était de savoir que Zartog, son fils aîné, était sain et sauf avec les chasseurs.
Tu as fait bien plus que nous toutes réunies. Tu leur as fait payer cher leur attaque. Zartog va grandir et devenir un grand guerrier. Il nous vengera.
Litak aurait voulu pouvoir pleurer les morts, mais elle sentait qu'elle devait absolument tenir bon et trouver un moyen de sauver son clan.
Courage, j'ai dit à Zanéa d'aller chercher les guerriers. Ils vont venir nous secourir.
Nous l'espérons.
Litak garda pour elle ce qu'elle avait appris de Halbair. Personne ne les suivait. Zanéa n'avait peut-être pas encore trouvé les chasseurs, peut-être les rafleurs les avaient-ils affrontés et vaincus avant de s'en prendre au campement, peut-être...
Arrête de te faire des idées noires, le pire n'est pas certain.
Litak sursauta. Décidément, Manouba prenait plaisir à l'approcher en silence ces derniers temps.
Je sais, mais j'aimerais pouvoir faire quelque chose...
Tout ce que tu peux faire pour l'instant, c'est d'attendre et observer.

C'est ce qu'elle fit durant les heures qui suivirent. Elle apprit que la moitié des rafleurs n'étaient là que par appâts du gain. Malheureusement, l'autre moitié était composée d'anciens combattants, dont Halbair le chef et Jodor son second, frustrés par les défaites infligées par Hekox et par la victoire que Sharle ne leur avait pas accordée en refusant de franchir le Grand Fleuve. Ils se vengeaient en attaquant des villages entiers pour les réduire en esclavage et pour tuer un maximum de guerriers. À l'image de leur chef, ils semblaient n'avoir aucune pitié, bien au contraire. Tuer des orques était leur mode de vie et manifestement, certains trouvaient cette perspective plus intéressante que l'argent qu'ils pouvaient retirer d'une telle opération. Certains parmi eux semblaient regarder les orques avec envie. Elle avait surpris le second se réserver certaines orques pour son usage personnel, dont Siléa et Lazaée. L'un des hommes lui avait fait la remarque qu'il ne pouvait pas s'approprier ainsi les plus belles pièces au détriment des autres. Mal lui en prit, Jodor le roua de coups pour lui apprendre à se taire.

Malgré tout ce qu'elle avait fait durant l'attaque du clan, elle ne pouvait pas s'opposer à ces hommes, ni même attendre de ses amis qu'ils se révoltent. Tous se feraient massacrer.

Elle se rapprocha de Xartak l'ancien du clan, jadis guerrier redoutable de Tornarok, mais aujourd'hui réduit à boiter péniblement pour avancer.
Que penses-tu de notre situation ?
Il ne répondit pas, se contentant de bougonner.
Xartak, je t'en prie, tu es le seul ici qui ait une expérience du combat. Dis-moi si nous avons une chance de nous en sortir.
Aucune !
La réponse était tranchante comme la lame d'une hache et ne laissait planer aucun doute.
Est-ce que certains d'entre nous au moins auraient une chance ?
Nous ne pouvons pas les combattre. Ils sont trop nombreux. Nous n'avons pas d'arme, pas de guerrier, aucune chance !
Mais il faut pourtant faire quelque chose, nous ne pouvons pas les laisser nous voler nos vies sans rien faire !
Il lui jeta un regard si noir qu'elle se tut, déçue.
Lanaé, la fille de Xartak s'approcha d'elle. Elle portait sa plus jeune fille.

Ne lui en veux pas, il a voulu combattre pendant l'attaque, il a eu le temps de prendre sa hache, mais les rafleurs ne lui ont même pas fait l'honneur de l'affronter. Ils ont joué avec lui à la chasse au tarnug jusqu'à ce qu'il soit épuisé... Il est en colère d'avoir été ridiculisé, de n'avoir rien pu faire pour le clan.
Je comprends.
Depuis qu'il a été blessé pendant la première guerre des clans, il ne vit plus comme un guerrier, mais comme un ancien, à la charge du clan. Depuis ce jour-là, il est constamment en colère. Corg l'a sauvé dans cette forêt, mais le vrai Xartak est mort là-bas.
Je suis désolée.
Tu n'y es pour rien.
Je pensais qu'il pourrait nous donner des conseils, nous aider à trouver un moyen de fuir.
Je crains qu'il n'ait raison. Que pourrions-nous faire ? Nous ne sommes pas des guerriers, nous nous ferions tuer si nous nous rebellions.
Je sais.
Au moins, mes fils sont sains et saufs.
Atarog était devenu guerrier peu avant leur exode et Protak était le plus jeune novice. Litak savait que tout le clan n'était pas captif de ces rafleurs, mais ses compagnons d'infortune ne méritaient pas la vie d'esclavage qui les attendait au bout de la route. Le clan n'y survivrait pas et elle non plus.
Le soleil jaune allait bientôt se coucher derrière la montagne, l'obscurité allait s'installer sur la vallée, ainsi que sur leurs vies et leurs espoirs.




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