Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre XIX

XIX

La tension était encore montée. Sharle fixait la montagne qui était encore trop lointaine à son goût. Il pestait contre le vent contraire qui obligeait l'équipage à tirer des bords et il ne supportait plus d'être sur ce bateau, impuissant. Il voulait être déjà à terre, courant vers le campement. Hélas, il restait encore une bonne heure de navigation et il devait ronger son frein.
Soudain, l'impression de danger imminent se transforma en certitude. Une attaque était en cours, le clan était en danger. Il chercha Darmox, son lieutenant, du regard et s'aperçut que son calme habituel avait disparu. Il était tendu, les sens aux aguets.
— Que pensez-vous de notre mission ?
L'orque regarda longuement vers la montagne, puis il se tourna vers lui.
— Monseigneur, je ne saurais dire pourquoi, mais je pense qu'elle ne sera pas aussi calme qu'escompté.
Il pointa la vallée du Pic Jaune du menton.
— Il se passe quelque chose là-haut. J'ai bien peur que nous n'arrivions trop tard.
Sharle était de cet avis, mais l'idée d'attendre sans rien faire lui était insupportable. Il griffonna un message sur un petit bout de papier et se précipita vers l'officier de communication.
Celui-ci plaisantait avec un archer, se tapant la cuisse et éclatant de rire à chaque réplique de son camarade.
— Préparez un ragul voyageur et faites-lui porter ce message au palais !
L'homme, surpris par cet empressement, tarda à répondre. Il tenta de maîtriser son fou-rire, saisit le message et le lut rapidement : « Urgent. Clan de la Forêt Sombre attaqué. Envoyez renforts et guérisseurs. »
— Mais mon seigneur, comment...
— Pas de question ! Obéissez sur le champ !
L'officier n'avait jamais vu Sharle dans cet état. Il se tut et prépara son ragul aussi vite que possible. Il plaça le message dans un petit tube en cuivre, fixa ce dernier sur le dos du petit reptile dont les membres supérieurs étaient dotés de doigts très longs et fins, reliés entre eux et à la naissance des membres inférieurs par une fine membrane. La queue, relativement courte par rapport au reste du corps était très mobile et permettait, en déplaçant le centre de gravité de l'animal, de contrôler le vol. Lorsque le ragul fut prêt, l'officier le relâcha et il s'envola dans un cri strident, vers le palais de Valfond.

Sharle se tourna vers le reste de la patrouille, qui, ayant observé la scène, attendait la suite des événements en silence.
— Messieurs, ceci n'est plus une simple patrouille, c'est une mission de secours.
La nouvelle surprit les soldats qui pensaient tous partir pour une promenade de routine et rencontrer des orques libres amicaux.
— Dès que nous aurons accosté, nous devrons remonter la vallée le plus vite possible et venir en aide au clan de la Forêt Sombre qui subit en ce moment même une attaque. Nous voyagerons léger. Nous laisserons ici les vivres et les paquetages. Ne prenez que vos armes, il nous faudra courir. Si besoin, nous reviendrons chercher ce qui nous manque plus tard.
Les soldats médusés s'interrogèrent du regard. Les orques étaient moins surpris que les hommes. Ils avaient probablement senti eux aussi qu'il se passait quelque chose.

Un homme se décida à venir interroger Sharle.
— Monseigneur, comment pouvez-vous savoir qu'une attaque est en cours ? D'ici on ne voit ni n'entend rien.
— Soldat, vous...
Sharle devint blême. Quelque chose d'irrémédiable allait se produire. Il pensa à Litak et il eut l'impression qu'il ne la reverrait jamais.
— Monseigneur ! Que se passe-t-il ?
Il reprit ses esprits.
— Croyez-moi soldat, il se passe quelque chose de grave là-haut.
Un orque vint poser sa main sur l'épaule de son camarade.
— Il a raison, nous, les orques, nous sentons bien que le clan court un grave danger. Viens, il faut nous préparer.

La tempête faisait rage au-dessus du clan et il ne pouvait toujours rien faire. Il faisait les cent pas sur le pont, sous les yeux médusés de ses hommes. Et soudain, plus rien.
Sharle releva la tête, jeta un regard sur la vallée, puis il se tourna vers son lieutenant.
— Oui, monseigneur, j'ai senti. Tout s'est arrêté.
— Trop tard. Nous allons arriver trop tard.
Un coup de tonnerre retentit, déchirant le silence pesant qui s'installait.

Le soleil jaune était déjà bien bas lorsque le bateau accosta et cela faisait déjà longtemps que plus aucun signe n'était parvenu du clan. Sharle sauta à terre le premier, suivi par toute sa troupe. Il avait changé ses consignes. Maintenant, ils porteraient leurs vivres pour trois jours de marche. Il ne savait pas ce qu'ils trouveraient là-haut, il voulait donc assurer un minimum d'autonomie.

Ils se mirent en route dès que le dernier soldat fut à terre. Ils montèrent vers la forêt à marche forcée. La traversée de la forêt lui parut interminable. Il repensait à la dernière fois qu'il l'avait traversée. Le parcours lui avait semblé agréable, plein d'espoirs. La forêt était pleine de vie, remplie du bruit du vent, des animaux, des branches d'arbres qui s'entrechoquaient, se frottaient. Aujourd'hui, il marchait avec un sombre pressentiment. La forêt paraissait vide, morte. Un silence lugubre régnait sous le couvert des arbres, calme pesant qui succédait à... À quoi ? Que s'était-il passé ?

C'est dans l'angoisse de ces questions sans réponses qu'ils parvinrent à la prairie d'altitude. Sharle vit alors des fumerolles, trop importantes, trop nombreuses. Le village brûlait. Il pressa encore le pas et lorsqu'ils furent en vue du campement, il constata que le clan avait construit de nouveaux bâtiments et il fut impressionné par l'étendue des travaux réalisés en si peu de temps. Il y avait des survivants, mais peu de mères et d'enfants. Les guerriers semblaient être tous là. Sharle reconnut immédiatement la haute et imposante silhouette de Urog, armé de sa hache et à ses côtés, une autre, fine, élancée et gracieuse, Zanéa, sans aucun doute. Sharle ordonna le pas de course et la troupe, qui avait également constaté l'étendue de l'attaque, le suivit sans protestation.

Ils furent accueillis froidement par le colosse.
— Nous arrivons trop tard, j'en ai bien peur. Que s'est-il passé ?
— Rafleurs attaquer campement. Beaucoup. Un mort, beaucoup prisonniers. Garnox mort, Bratog blessé. Grave. Peut-être pas survivre. Mères et enfants capturés.
— J'en suis navré. Que pouvons-nous faire pour vous aider ? Nous sommes à votre service.
Urog se retourna et appela Corg. Il lui demanda d'expliquer la situation, puis il se porta avec sa sœur au chevet de leur père.
— Nous venons juste de rentrer de la chasse. Les rafleurs ont profité de notre absence pour attaquer le campement. Garnox est mort. Bratog a reçu de nombreuses blessures. Ils ont perdu beaucoup d'hommes, mais ils devaient être très nombreux. Ils ont emporté tous ceux qui n'ont pas réussi à s'enfuir... Ma fille en fait partie, ainsi que Anala, la compagne de Urog et Inaée leur fille.
Sharle tituba un instant. Litak, prise par les esclavagistes. Cette idée lui était insupportable.
— Combien ont été capturés ?
— Je ne connais pas les chiffres. Mais beaucoup, des mères et leurs enfants.

Le lieutenant s'approcha de Sharle
— Mon seigneur, notre guérisseur s'occupe de leur chef. Il dit que les blessures sont graves, mais qu'il a une petite chance de s'en sortir. Il y aura des séquelles. Un autre guerrier a été blessé, mais il semble que ce soit moins grave. Par ailleurs, nous avons observé les corps des esclavagistes. Ils semblent venir des Belles Landes. Ils étaient certainement nombreux. Deux groupes, l'un pour neutraliser les guerriers, l'autre pour capturer les victimes.

Ils furent interrompus par un hurlement féroce. Urog venait de sortir de la tente où étaient soignés Bratog et Urtak. Sharle craint un moment que le chef ne les ait définitivement quittés. Cependant, le colosse ne montrait aucune peine, seulement une froide détermination.

Le lieutenant reprit son énoncé, pendant que Urog revenait vers eux.
— Néanmoins, le deuxième groupe a eu maille à partir avec des combattants, mais c'est étrange, ils n'ont pas été tués par des armes orques, plutôt par des piques ou des dagues, d'autres encore à mains nues.
Corg avait compris l'essentiel de la conversation.
— Ma fille leur a fait du mal pour permettre à d'autres de fuir. Des mères, des enfants dont Darnog, le fils de Urog et même Zanéa lui doivent la liberté.
Il désigna la nouvelle construction, sur le versant nord.
— Ils ont raconté qu'elle en avait tué deux là-bas qui s'en prenaient à Zanéa. Puis, elle a éliminé ces trois-là qui avaient capturé des mères et leurs enfants. Il y en a encore quatre autres là-bas qu'elle a probablement aussi combattus. Ils n'ont pas été tués par des guerriers.
Il détourna le regard.
— Un peu plus loin, un corps a été traîné. Certainement Litak. Nous avons retrouvé cette arme là-bas.
Les épaules basses, comme s'il portait un poids trop lourd pour lui, il tendit la dague que Sharle lui avait offerte lors de leur première rencontre. Urog d'habitude si froid et distant envers Corg posa la main sur son épaule.
— Litak très courageuse. Fait honneur. Être toujours en vie. Tous être en vie. Nous devoir secourir maintenant.

Sharle ne pouvait rester sans rien faire.
— Ma patrouille et moi pouvons vous aider. Je vais laisser les orques ici pour protéger le clan, en attendant les renforts qui ne devraient pas tarder. Mes archers et moi venons avec vous.
Urog sembla s'énerver et Corg fit la traduction.
— Pourquoi voulez-vous nous aider ? Vous nous avez combattus durant la guerre ! Ce n'est pas votre clan, ce ne sont pas vos familles ! Nous pouvons les secourir seuls !
— Je n'en doute pas un instant, vous êtes braves et redoutables. Mais la guerre est finie et je n'ai jamais été l'ennemi des orques. Vous êtes sur notre territoire, notre devoir était de vous protéger. Nous n'y sommes pas parvenus. Ces gens-là ont commis un crime sur mes terres envers mes invités. Cela m'est insupportable et cela fait d'eux mes ennemis. Selon nos lois, ils méritent la mort pour ce qu'ils ont fait et je ferai tout ce que je pourrai pour sauver les vôtres et punir ces brutes.
Martog s'approcha.

Tu sais bien qu'il est sincère. Tu sais comment s'est achevée cette guerre. Il n'a jamais franchi le Grand Fleuve. Il nous a tous libérés, nous, les blessés, les prisonniers, même Hekox.
Corg enfonça le clou.
Il connaît mieux cette montagne que nous et même si nous pouvons secourir les nôtres seuls, l'aide de ses soldats ne peut pas nous nuire. Si nous partions seuls, qui protégerait ceux que nous laisserions ici.
Urog accepta les arguments, mais il sentait que la motivation de Sharle était plus forte qu'une simple question de lois. Il en faisait une affaire personnelle. Même s'il lui déplaisait de combattre aux côtés d'humains, si sa fierté d'orque le poussait à refuser son aide, ils étaient à Valfond et il ne pouvait empêcher le Général d'aller à sa guise sur son territoire.
— D'accord, mais devoir aller vite pour rattraper rafleurs.
— Merci.
Urog trouva ce remerciement incongru. Cet homme lui proposait son aide, dans un des pires moments de l'histoire du clan. Ce devrait être à lui de le remercier. Décidément, il ne comprendrait jamais les humains, mais celui-là, il le savait, n'était assurément pas comme les autres.

Sharle fit appel à son meilleur pisteur. Il fit le tour du campement, étudia rapidement les traces et indiqua la route suivie par les esclavagistes. Ils se dirigeaient vers le nord-ouest. Sharle réfléchit rapidement.
— Ils se dirigent probablement vers le col des deux dents pour gagner la vallée du torrent des dents. De là, ils peuvent regagner les Belles Landes discrètement. Nous devons les intercepter avant qu'ils ne quittent Valfond. Une fois aux Belles Landes, nous ne pourrons plus intervenir.
Urog n'était pas tout à fait du même avis.
— Nous pas Valfond. Nous agirons partout où eux iront.
— Je ne demanderai pas à mes hommes d'intervenir hors de nos frontières, mais moi, je vous suivrai où que vous emmène votre mission de secours.
Cette dernière remarque confortait Urog dans son impression. Le Général en faisait bien une affaire personnelle et pour l'avoir affronté durant la guerre, il savait que c'était un allié de poids.
— Ils ont pratiquement une journée d'avance, mais nous avons une chance de les rattraper si nous coupons par le pic jaune. Le passage est dangereux, mais possible.

Sharle donna rapidement ses ordres. Les orques resteraient ici en couverture sous les ordres de Trogak, en attendant les renforts. Les hommes iraient avec lui, secourir les captifs.
Urog fut impressionné par la rapidité avec laquelle les hommes de Valfond furent prêts à se mettre en route. Ils attendaient les ordres, alignés en colonnes. Ses propres guerriers étaient encore en train de se préparer, cherchant leurs armes dans les décombres. Les rescapés de l'attaque tentaient de sauver ce qui pouvait l'être, aidés par les orques de Valfond.
Cependant, un détail intriguait Urog. Les renforts allaient arriver, mais quand avaient-ils été prévenus ? Il décida qu'il pourrait élucider la question plus tard.
Les guerriers furent bientôt prêts. Ils portaient tous leur hache et, dans un petit sac, des vivres pour la route. Urog donna le signal du départ en poussant un hurlement terrible qui glaça le sang des soldats. Il avait soif du sang des rafleurs et ses guerriers seraient sans aucune pitié.
Les rescapés les regardèrent partir, silencieux et pleins d'espoir. La nuit allait bientôt tomber, mais tous voulaient avancer le plus longtemps et le plus vite possible, tant que le soleil rouge pouvait éclairer leurs pas. La vie de leurs proches en dépendait.

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