Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXVIII
XXVIII
Rulna voyageait rarement
dans la carriole et préférait marcher devant, prétextant qu'elle
s'engourdissait à rester assise sans bouger. Alnard supposait qu'elle
n'appréciait pas la présence de Naëwen. Il ne pouvait lui en tenir
rigueur après ce que les elfes avaient fait subir à son peuple. Mais
comme il ne parvenait pas à faire confiance à la naine, il marchait le
plus souvent avec elle, bien qu'il lui coûta de devoir admettre qu'elle
faisait preuve d'une endurance exceptionnelle. Afin de mieux la
connaître, il discutait un peu avec elle. Il avait appris qu'elle avait
quitté son peuple à cause d'un profond désaccord avec sa famille, mais
elle n'en précisa jamais la nature. Comme elle avait voulu éviter les
elfes comme la peste, elle s'était dirigée vers le sud-ouest – il en
avait déduit qu'elle venait des montagnes du nord-est, mais il ne savait
pas à quel point elle racontait la vérité – et elle était arrivée dans
le royaume des hommes. Les premiers qu'elle vît l'effrayèrent, car elle
les prit pour des elfes. Rapidement pourtant, elle comprit que les
humains ne représentaient pas un danger pour elle, et qu'ils la
prenaient pour une enfant. Jamais cependant elle ne réussit à se faire
accepter. Tout juste la toléraient-ils comme une mendiante. Un jour,
elle rencontra une bande d'orphelins. Parmi eux, elle apprit à voler et
découvrit qu'elle était douée dans ce domaine.
Alnard l'avait écoutée sans la juger. Néanmoins, une question le taraudait :
— Tu n'as jamais eu de problèmes à force de voler des gens ? Comme avec ces hommes, lorsque nous t'avons rencontrée ?
Elle haussa les épaules avec fatalisme :
— Oh, parfois, ça arrive, mais ces grands dadais pensent avoir affaire à
une petite fille. Alors, je trouve toujours le moyen de m'en sortir.
Il trouvait surprenant la nonchalance qu'elle pouvait afficher après être passée si près de la mort :
— À ce jeu-là, un jour, tu te feras tuer.
Elle lui sourit :
— C'est toujours mieux que ce qui m'attend chez moi ! Là au moins, je me sens vivante.
La
nuit approchait, mais Rulna ne voulait pas se contenter du pain de
voyage. Elle voulait manger quelque chose de plus goûteux. Aussi
décida-t-elle d'aller chasser. Alnard l'accompagna, équipé d'un arc,
pendant que Tilou et Naëwen, préparaient le bivouac. Ils s'enfoncèrent
dans un petit bois et remontèrent la piste d'un chevreuil. Alnard se
demanda comment elle comptait chasser, mais il préférait la savoir sans
arme plutôt que de devoir surveiller ses arrières. Soudain, un gros coq
de bruyère décolla lourdement devant eux. Alnard banda son arc, mais
Rulna fut plus rapide. Elle lança quelque chose dans la direction du
volatile qui retomba aussitôt au sol. Elle se jeta sur sa proie et
récupéra son arme. Curieux, Alnard lui demanda :
— Avec quoi l'as-tu tué ?
Après avoir nettoyé l'objet, elle le lui tendit. Il s'agissait d'une
courte et fine lame, avec une petite poignée destinée à équilibrer
l'arme plutôt qu'à la tenir dans la main. Elle précisa :
— C'est un couteau de lancer.
Il était surpris :
— Mais où le cachais-tu ? Je ne l'avais jamais vu.
Elle remonta sa manche. Deux autres armes semblables étaient rangées dans une sorte de brassard.
— Je te l'ai dit, je trouve toujours une solution pour m'en sortir. Mais c'est plus facile quand on est déjà préparé.
Étrangement, la rapidité et la précision dont elle venait de faire
preuve le rassurèrent. Si elle avait voulu le tuer, elle aurait déjà eu
plusieurs occasions de le faire. Il se dirigea vers l'endroit d'où avait
décollé l'oiseau et commença à fouiller dans un gros buisson.
— Qu'est-ce que tu fabriques ?
Il tendit sa main vers elle :
— Les oiseaux, ça pond des œufs. Autant en profiter.
Pour toute réponse, elle inclina la tête sur le côté, avant de reprendre sa marche. Il l'arrêta :
— On en a déjà assez, on peut rentrer.
— Tu rigoles ! Si tu veux, tu peux manger des racines ou picorer des
graines comme Madame l'Elfe de ces Bois – elle avait prononcé ces
derniers mots avec un air ampoulé qui le fit sourire –, mais moi, j'ai
faim !
Ils poursuivirent leur partie de chasse jusqu'à lever un
lièvre. Rulna le manqua de peu, mais Alnard mit fin à sa fuite d'une
flèche bien placée.
— Ah bon, les grands dadais savent aussi tirer à
l'arc ? Finalement, vous ressemblez peut-être plus aux elfes que ce que
j'avais cru !
Ils récupéraient leur deuxième proie lorsque le vent
tourna. Rulna releva la tête aux aguets. Elle renifla trois fois, puis
elle se releva et commença à courir dans le sens du vent :
— Slogard ! Vite ! Il faut partir d'ici !
Alnard ne comprenait pas :
— Mais...
— Maintenant !
Sans plus chercher à comprendre, il se releva et courut à sa suite. Il
n'eut pas le temps de parcourir plus de vingt mètres que quatre hommes
apparurent devant lui, deux d'entre eux étaient armés d'arbalètes prêtes
à tirer, le troisième d'une longue pique. La naine avait stoppé sa
course, cherchant désespérément une échappatoire. L'homme du milieu, le
plus imposant, le plus inquiétant aussi, fit un pas en avant :
— Tiens tiens ! La gamine ! C'est une joie de te revoir !
Rulna fit mine d'être heureuse de le revoir :
— Slogard ! Quelle surprise ! Qu'est-ce que tu fais par ici ?
Il ne prit pas la peine de répondre :
— C'est Grandguy qui va être content. Il a tant de choses à te dire !
Les trois autres hommes pouffèrent bêtement. Alnard se pencha vers elle :
— Des amis à toi ?
Elle lui répondit dans un sourire gêné :
— On pourrait dire ça. J'ai peut-être pris quelque-chose qui leur appartenait.
— Je vois. Et ils veulent le récupérer.
Le plus grand le contredit :
— Cela n'a plus aucune importance. Elle a volé Grandguy, maintenant, elle doit payer.
Il passa son pouce sous son menton, d'une oreille à l'autre et poursuivit :
— C'est la règle.
Le message était très clair. Rulna tendit une main, comme pour faire barrière et désigna Alnard de l'autre :
— Laisse-le partir, il n'a rien fait.
Alnard voulu protester, mais elle lui écrasa le pied en chuchotant :
— Je trouve toujours un moyen pour m'en sortir.
Le grand type observa le jeune homme pour le jauger :
— Non, il est avec toi, tant pis pour lui, il n'avait qu'à choisir une meilleure associée.
Elle s'esclaffa :
— Lui ! Un associé ? Mais regarde le bien, c'est un grand dadais, il serait incapable de voler un paralytique !
Le type réfléchit quelques secondes :
— Nan ! Il va venir avec nous. Grandguy décidera de ce qu'il en fera.
Les deux arbalètes et la pique furent pointées vers eux :
— On y va !
Ils
marchèrent quelques minutes pendant lesquelles Alnard observa
attentivement les quatre gaillards. Hormis le plus grand, ils ne
semblaient pas être formés au combat, mais leurs arbalètes leur
donnaient un sérieux avantage. Le grand type en revanche avait une
démarche féline et une musculature impressionnante. Il pouvait être très
dangereux en combat rapproché.
Il remarqua soudain une erreur des
deux arbalétriers qui les encadraient. Ils ne pointaient plus leurs
armes sur eux. Il se demandait comment en profiter quand Rulna tendit
brusquement ses bras vers eux. Ils portèrent les mains à leurs gorges,
laissant tomber leurs armes, tandis qu'elle se précipitait déjà pour en
attraper une.
Alnard vit le troisième homme pointer sa pique sur la
naine pour l'attaquer. Il saisit la hampe et se roula au sol, entraînant
le gars dans sa chute. Rulna pointait déjà l'arbalète sur Slogard qui
avait dégainé son épée :
— Ne bouge pas ! Ce serait dommage de finir embroché.
Il lui sourit méchamment :
— Est-ce que tu sais seulement te servir de ça ?
— Tu veux que je te montre ?
Il fit un pas en avant en traînant ses pieds au sol, Rulna recula d'un
pas, hésitant à tirer. Du pied, il projeta alors un paquet de débris
végétaux au visage de la naine qui tenta de s'en protéger à l'aide de
l'arbalète. L'homme profita de cette erreur pour se jeter sur elle. Elle
parvint à esquiver l'attaque, mais elle n'était plus en mesure de
l'arrêter, se contentant de parer les coups.
Alnard peinait à se
défaire de son adversaire bien plus coriace qu'il ne l'avait estimé,
chacun restant fermement agrippé à la pique en tentant de déséquilibrer
l'autre. Alnard se laissa alors tomber en arrière en faisant basculer
son adversaire au-dessus de lui, et le projetant derrière lui à l'aide
de ses pieds. Il acheva son mouvement par une roulade arrière qui lui
permit de se retrouver au-dessus de l'homme. Aussitôt, il lâcha la pique
et le frappa plusieurs fois de ses poings. Lorsqu'il se releva, il mit
fin à ce premier combat d'un violent coup de pied à la tête, avant de
récupérer la pique et de se tourner vers Rulna.
Slogard fit une
attaque circulaire avec son épée, que Rulna esquiva sans difficulté,
mais qu'il poursuivit par un mouvement tournoyant qui lui permit de
projeter violemment son pied à la tête de la naine qui percuta
lourdement le sol, à moitié sonnée. Il s'approcha, prêt à la frapper à
nouveau, mais Alnard l'interpella :
— Eh ! Tu m'oublies ? C'est vexant !
L'homme se tourna vers lui :
— J'aurais bien pu me contenter d'elle, mais puisque tu insistes, je vais te tuer aussi.
Alnard analysa rapidement la situation. Un contre un, une épée contre
une pique. C'était à peu près équilibré. Il pointa son arme vers Slogard
:
— J'aurais aussi pu me contenter de repartir avec elle, mais s'il
faut que l'un de nous meure pour l'avoir, autant en finir tout de
suite.
Slogard
abattit son épée sur la pointe de la pique, mais d'un mouvement rapide,
le jeune homme refusa le contact des deux armes et repointa
immédiatement la sienne vers Slogard pour la projeter sèchement vers
l'avant. Surpris, le colosse eut juste le temps d'esquiver en creusant
son ventre, mais déjà, Alnard lançait sa deuxième attaque vers le visage
en y laissa une longue estafilade.
Slogard recula, s'essuya la joue
du revers de la manche en regardant le jeune homme d'un air assassin.
Il se relança aussitôt à l'assaut. Empoignant la lance de sa main libre,
il la dévia sur le côté en pivotant sur lui-même pour s'approcher et
tenter une attaque circulaire avec son épée. Alnard esquiva en se
penchant sur le côté tout en lui assénant un violent coup de genou à
l'estomac.
Slogard s'écroula à genoux, souffle coupé, les mains sur
son ventre. Alnard entendit un bruit sec derrière lui. Il se retourna et
vit son premier adversaire tomber face contre terre aux pieds de Rulna
qui tenait un gourdin improvisé dans la main. Elle lui sourit :
— Je t'ai dit que je trouvais toujours un moyen de m'en sortir.
Elle pointa son gourdin vers Slogard :
— J'étais sur le point de l'avoir, tu sais. Tu aurais pu me le laisser.
Alnard s'énerva :
— Il allait te tuer !
Elle lui répondit sur le même ton :
— Mais qu'est-ce que tu crois ? Que je t'ai attendu pour apprendre à me
défendre ? Ne te donne pas tant d'importance ! Je ne suis pas une
petite chose fragile !
Comme pour en faire la preuve, elle
s'approcha de Slogard et l'assomma sans la moindre hésitation, avant de
retourner sur leurs pas. Alnard la suivit en silence.
Lorsqu'ils
rejoignirent Tilou et Naëwen après avoir récupéré leurs proies, l'elfe
appliquait de la bouillie de couvresol sur sa jambe pendant que le jeune
homme alimentait le feu. Le jeune forgeron releva la tête :
— Vous vous êtes perdus ou quoi ?
La naine passa devant lui sans rien dire. Surpris, Tilou regarda son ami. Il avait l'air sombre :
— Nous ne pouvons pas rester ici. Nous ne sommes pas en sécurité.
Tilou ne comprenait pas :
— Que s'est-il passé ?
Alnard désigna Rulna du menton :
— Nous avons croisé des connaissances à elle. Ils avaient déjà l'air
dangereux à ce moment-là, je crois que ça va être pire bientôt.
Il commença à éteindre le feu :
— Nous avons dû nous battre pour nous en sortir, mais s'ils nous retrouvent, ils seront certainement plus nombreux.
Sans chercher à en apprendre plus, Tilou rangea leurs affaires dans la
carriole et aida Naëwen à y remonter. Ils reprirent la route sur le
champ.
Fidèle à son
habitude, Rulna préféra marcher devant. Assis à côté de Tilou, Alnard
commença à raconter leurs mésaventures. Lorsqu'il en fut à leur combat,
il remarqua que la naine se tenait le côté et qu'elle boitait
légèrement. Les images de son affrontement avec Slogard lui revinrent en
mémoire. Il se souvint également qu'elle avait tenté de négocier pour
le protéger de la rancœur de Grandguy. Il s'excusa alors auprès de son
ami et descendit pour rejoindre la naine :
— Où as-tu appris à te battre comme ça ?
Elle marmonna une réponse :
— Les nains apprennent à se battre dès l'enfance. Les garçons comme les filles.
— Je vois. Pour être en mesure de vous défendre si les elfes venaient à vous attaquer à nouveau.
Elle le regarda d'une manière étrange :
— Mais dans quel monde tu vis ? C'est pour nous défendre contre les
autres nains ! Je te l'ai déjà dit, nous ne sommes pas des petites
choses fragiles. Nous réglons nos différents de la seule manière
valable, en écrasant nos poings sur la face de nos adversaires. Nous
sommes hargneux, colériques et très résistants. Mais vous autres, les
grands dadais, vous nous confondez avec de frêles enfants. Pfiou ! Vos
rejetons ne survivraient pas dix minutes chez nous !
Il se contenta d'admettre :
— Je crois bien que tu as raison.
Il fit quelques pas avant de poursuivre :
— J'ai cru que ce Slogard t'avait à moitié tuée, et j'ai été bien surpris de te voir si vite debout.
— Je voulais qu'il croie qu'il m'avait eue.
Son ton se fit plus dur :
— J'allais lui régler son compte, je n'avais pas besoin de ton aide !
Il prit sur lui pour ne pas s'énerver :
— Je te crois. Mais chez nous, on n'a pas pour habitude d'abandonner les siens. Il lui donna un petit coup de coude :
— Même s'ils ne sont pas faciles à vivre.
Elle grimaça sans bruit, mais il s'en était rendu compte :
— Je crois bien qu'il t'a quand même un peu amochée.
Elle lui répondit durement :
— Et alors, c'est de ma faute, en quoi ça te concerne ?
— Disons simplement que rien ne t'oblige à souffrir inutilement. Tu
peux très bien voyager dans la carriole. Et peut-être que Naëwen pourra
apaiser ta douleur.
Elle allait protester, mais il la devança :
— Même les petites choses solides ont le droit de prendre soin d'elles.
Elle jeta un coup d'œil vers l'elfe :
— Pourquoi ferait-elle ça ?
Il lui fit un clin d'œil :
— Parce qu'elle sait ce que c'est que d'être une grande chose fragile.
Elle le regarda, songeuse :
— Et toi, tu ne m'aimes pas, alors pourquoi tu t'inquiètes pour moi ?
La question le prit au dépourvu :
— Ce qui est certain, c'est que je n'aime pas être volé, ni me faire
battre par une fille. Ça a un côté vexant, et ce n'est pas la meilleure
façon de faire connaissance.
Il lui sourit, mais elle resta de marbre. Il se contenta donc de poursuivre :
— Mais ce soir, j'ai appris des choses sur toi. Et je pense que même si
tu es insupportable sur bien des points, je peux te faire confiance.
Elle avait l'air surprise, il poursuivit :
— Et puis, je te l'ai dit, chez nous, nous n'avons pas l'habitude d'abandonner les nôtres.
— Mais je suis une naine, pas une humaine !
— Et alors ? Quand tu as essayé de convaincre Slogard de me laisser
partir, moi, l'humain, à mes yeux, tu es devenue des nôtres, que cela te
plaise ou pas.
— Et si je ne veux pas ?
Il réfléchit quelques secondes :
— Personne ne te l'imposera, mais franchement, si cela ne t'avait pas intéressé, pourquoi nous as-tu rejoints ?
Elle ne répondit pas. Il lui attrapa la main pour l'obliger à s'arrêter. Elle tenta de se libérer, mais il ne céda pas :
— Allez ! Monte dans cette carriole ! Tu as besoin de te reposer, et de te soigner.
Avant d'accepter, elle montra Naëwen :
— Mais je te préviens, si l'elfe tente quoi que ce soit contre moi, elle le regrettera !
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