Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXIX

 

XXIX

Shack'Gan prodiguait ses soins aux blessés en compagnie d'autres mages, lorsque Zol'Kor vint le trouver :
— Toi, tu viens avec nous ! Nous allons mater des elfes à Goëlendril dans le Nord-Ouest.
Shack'Gan ne prit même pas la peine de le regarder pour répondre :
— Au nom de quoi devrais-je t'accompagner là-bas ? Je dépends de Rol'Taar, pas de toi.
— Plus depuis ce matin. Ort'Kan a donné des ordres, tu viens avec nous.
Shack'Gan broya quelques plantes dans un petit mortier avant d'appliquer la bouillie sur la plaie du blessé. Zol'Kor s'impatienta :
— Tu as compris ce que je viens de te dire ? Tu viens avec nous, maintenant !
— Non. Je termine mes soins. Si un jour, tu venais à être blessé, tu n'apprécierais pas qu'un chef de guerre m'interdise de te soigner. Alors tu attendras encore un peu. Maintenant, si tu es si pressé, tu peux toujours partir sans moi.
Zol'Kor serra les poings, mais il attendit que le mage en ait terminé. Cependant, avant de partir, Shack'Gan prit le temps de faire ses adieux à Rol'Taar et à Lak'Mor, ce qui eut le don d'énerver encore un peu plus l'ombrageux guerrier.

Le voyage se révéla monotone, car à nouveau, le mage ne se sentait aucune affinité avec les guerriers de Zol'Kor, toujours trop prompts à se vanter de leurs faits de guerre et à se gausser des actes de cruauté gratuite dont ils avaient fait preuve. Shack'Gan passa le plus clair de son temps à observer les plantes étranges qu'ils rencontraient en chemin. Il se demanda plusieurs fois lesquelles d'entre elles pouvaient être utiles pour soigner les blessés. Il était parti depuis trop longtemps maintenant, et sa réserve de plantes commençait à diminuer. Il se jura donc, si l'occasion venait à se présenter, qu'il interrogerait un guérisseur elfe à ce sujet.

Au deuxième jour de voyage, lorsque le couvert des arbres le permettait, il commença à apercevoir les montagnes de l'ouest, énorme masse grise et blanche qui barrait l'horizon. Lui qui avait toujours vécu dans les grandes steppes du nord, où la plus haute proéminence ne dépassait que très rarement les cent mètres de haut, fut impressionné au point de penser admirer là les limites du monde. Un détail le tira de ses pensées. Il prit conscience du silence anormal qui régnait. Machinalement, il leva les yeux vers les branches basses à la recherche du moindre signe de présence des elfes. Le premier qu'il vit fut une flèche tirée dans sa direction. Il fit un écart sur le côté pour éviter le projectile, mais de nombreuses autres flèches plurent soudain sur eux. Il réalisa qu'ils étaient pris sous un tir croisé, et qu'il serait par conséquent difficile de se mettre à couvert. Il plongea néanmoins entre les racines d'un arbre pour protéger ses arrières.

Zol'Kor hurla un ordre de repli, mais lorsque le mage tenta de quitter son abri précaire, une volée de flèches vint s'abattre près de lui, l'obligeant à rebrousser chemin, mais lui révélant également le point d'origine des tirs. Shack'Gan invoqua les flammes et fit grossir la boule de feu dans sa main, avant de se mettre à découvert et de lancer son projectile. Cinq elfes tombèrent de la branche désormais dévorée par les flammes. D'autres flèches fusèrent dans sa direction, l'obligeant à se remettre à l'abri. Alors qu'il tentait d'analyser la situation pour décider de ce qu'il allait faire, un léger bruissement au-dessus de lui attira son attention. Sans même chercher à comprendre, il roula sur le côté et projeta trois pics de glace vers l'origine du bruit. Un elfe poussa un cri avant de tomber à ses pieds. Shack'Gan se jeta sur lui pour l'achever, mais avant de porter son coup, il réalisa que son adversaire s'était brisé le dos dans sa chute. Incapable de bouger, il était en outre touché à la poitrine par un pic de glace et peinait à respirer. Il n'en avait plus que pour quelques instants à vivre. Shack'Gan invoqua une douce chaleur dans sa main, qu'il vint poser délicatement sur le front du mourant afin de soulager ses souffrances. Sa respiration se calma, il se détendit et ferma les yeux. Au loin, le bruit des combats résonnait entre les arbres.
L'elfe s'éteignit quelques instants plus tard.

Lorsque le calme fut revenu, Shack'Gan se risqua à découvert, tous les sens en éveil. Il entendit la voix pleine de colère de Zol'Kor et se dirigea vers lui. Sur son chemin, il dénombra une dizaine de trolls morts, une vingtaine de blessés. Seule une dizaine d'elfes gisaient au sol.
Il dispensa ses soins aux blessés, et soulagea les souffrances de ceux dont il savait qu'ils ne survivraient pas, bien avant que les guerriers ne se regroupent près de lui.
Zol'Kor s'approcha de lui en rage :
— Où étais-tu passé pendant que nous combattions ?
Shack'Gan n'avait aucune envie de discuter avec lui. Il poursuivit ses soins en silence, mais le guerrier n'entendait pas s'en arrêter là :
— Réponds ! Où te cachais-tu pendant que treize de mes guerriers mouraient en combattant ?
Le mage dénia enfin se tourner vers lui :
— Je tentais de rester en vie.
Zol'Kor s'approcha à quelques centimètres, menaçant :
— Tu te cachais, espèce de lâche !
Ce dernier mot justifiait à lui seul que Shack'Gan le tue d'une pointe de glace, mais il estimait préférable de garder son sang-froid :
— Où places-tu la limite entre la lâcheté et la prudence, entre le courage et la bêtise ?
Le calme du mage déstabilisa le guerrier, et sa question le prit au dépourvu. Shack'Gan poursuivit :
— Je me suis abrité des tirs derrière un arbre, d'où j'ai pu me défendre sans risquer ma vie inutilement.
Un guerrier s'approcha de Zol'Kor :
— Il y a encore six elfes morts là-bas. Le mage a fait fort sur ce coup-là.
Le chef de guerre ne voulait pas en démordre :
— Qu'est-ce qui te fait croire que c'est lui qui les a tués ? Il nous a bien fait comprendre qu'il ne voulait plus poursuivre la guerre.
Le guerrier était surpris, mais il ne se démonta pas :
— Ben, je ne sais pas pour toi, mais moi, je ne sais pas tuer par le feu ni par la glace.
Zol'Kor fixa Shack'Gan quelques secondes, comme s'il voulait le tuer du regard, puis il fit demi-tour en silence.

Lorsqu'ils arrivèrent à Goëlendril, les guerriers étaient sur le point de lancer un assaut. Zol'Kor exigea de rencontrer Elk'Roth, le chef de guerre local. Celui-ci le reçut de mauvaise grâce :
— Qu'est-ce que tu veux ? Nous allons attaquer ces maudits elfes, je n'ai pas beaucoup de temps à t'accorder.
Zol'Kor s'irrita de ce manque de considération, mais il fit mine de ne pas s'en offusquer :
— Ort'Kan nous envoie en renfort, mais le voyage a été rude. Tu devrais reporter ton attaque, pour nous laisser le temps de nous reposer.
Elk'Roth le fixa incrédule :
— Je ne sais pas pourquoi vous êtes ici et ce n'est pas mon problème, mais nous, nous faisons la guerre ! Alors fais ce que tu veux, mais nous, nous allons attaquer ces elfes tant qu'il est encore temps !
Sans même attendre une réponse, il se dirigea vers ses guerriers et donna l'ordre du départ.
Zol'Kor le laissa faire puis, lorsque Goëlendril fut vidée de ses guerriers, il appela son meilleur pisteur :
— Tu vas les suivre. Tu n'interviens pas dans les combats, mais tu observes, et tu me raconteras à ton retour.

La nuit était tombée depuis plusieurs heures lorsque Elk'Roth revint avec ses guerriers. Leur simple vue rendait inutile toute explication. Ils avaient été défaits, et les blessés semblaient nombreux. Shack'Gan se précipita vers eux pour tenter de soigner ceux qui pouvaient l'être.
Après avoir retiré les éclats de silex de l'épaule d'un vieux guerrier, il lui demanda de lui raconter la bataille. Le guerrier cracha par terre :
— Ilk'Gar, notre pisteur, était persuadé d'avoir trouvé le repère de cette bande d'elfes qui nous harcèlent depuis que nous avons pris cette cité. Et ça y ressemblait. Trois gros arbres, des nids, les fumées de plusieurs foyers... Et des archers. Ah ça, les archers, il y en avait ! Ils nous ont cloués sur place.
Il grimaça pendant que Shack'Gan lui appliquait un onguent désinfectant :
— Comme d'habitude, les guerriers sont montés à l'assaut de ces arbres... Et les elfes y ont mis le feu... avant de fuir accrochés à des lianes.
— Un piège ?
— Pour sûr ! Et nous, on s'y est précipités ! Comme des imbéciles.

Zol'Kor avait tourné en rond toute la nuit depuis le retour de Elk'Roth, mais son humeur se calma lorsque son pisteur rentra enfin aux premières lueurs de l'aube. Shack'Gan les vit échanger quelques mots, avant qu'ils ne se rendent tous deux vers la tente de Elk'Roth.
— Ce n'est plus l'heure de te reposer ! J'ai des informations pour toi !
Zol'Kor secoua Elk'Roth sans ménagement pour le réveiller. Celui-ci ouvrit un œil :
— Fous-moi la paix ! Hier, tu voulais te reposer, aujourd'hui, c'est mon tour !
Zol'Kor le fit tomber de sa couche :
— Demain, ils ne seront peut-être plus là !
Elk'Roth se releva d'un bond, prêt à en découdre :
— Tu veux vraiment m'énerver ? J'ai perdu trente-sept guerriers hier, et cinquante autres sont hors de combat ! J'ai autre chose à faire aujourd'hui que d'aller courir les bois !
Zol'Kor ne se laissa pas intimider :
— Justement, ils ne sont pas dans les bois, mais dans la montagne.

Shack'Gan attendait tranquillement le signal de l'attaque. Il était surpris de trouver des elfes si loin de leur forêt, mais il admit rapidement que l'idée de ces rebelles était bonne. Sans le pisteur de Zol'Kor, jamais la horde ne les aurait débusqués. Depuis sa position, il parvenait à observer la vie de ce petit village. Il en estimait la population à cent, cent cinquante elfes. Les trolls, quant à eux, disposaient de près de deux cents guerriers et le plan de Zol'Kor, s'il venait à fonctionner, leur donnerait un très net avantage tactique. Cette bataille promettait d'être à sens unique et elle se terminerait assurément par un véritable massacre.
Des enfants jouaient à un jeu qui ressemblait étrangement à ceux auxquels jouaient les enfants trolls, pendant que leurs mères travaillaient à tisser, à faire sécher des plantes ou encore à faire de la vannerie. Plus loin, légèrement à l'écart du village, des mâles confectionnaient des flèches ou des arcs. Imaginaient-ils seulement l'enfer qui allait s'abattre sur eux ?
Un elfe accourut, et les archers se levèrent immédiatement, saisissant leurs armes et se précipitant vers l'autre bout du village.
Tous les trolls présents aux côtés de Shack'Gan se réjouirent de voir autant d'elfes combattants se lancer à la poursuite de la vingtaine de guerriers supposés être des éclaireurs, mais dont le rôle était d'attirer les elfes dans un piège, où Zol'Kor les attendait avec une bonne centaine de guerriers.
Quelques minutes plus tard, Elk'Roth leva sa masse de combat et cent trolls poussèrent ensemble leur cri de guerre qui revint en échos. Les elfes restés au village comprirent alors que tout était fini. Les mères tentèrent de protéger les enfants, ceux qui le pouvaient prirent leurs arcs et opposèrent un semblant de résistance. Mais lorsque les trolls déferlèrent sur eux, comme une vague furieuse, ils anéantirent le village en quelques secondes seulement.
Shack'Gan s'avança vers le village, attentif au moindre signe de danger. Les guerriers avec lesquels il devait partir à l'assaut n'avaient pas respecté la consigne qui leur avait été donnée, et le mage se retrouvait seul au milieu des combats. Il avançait, attentif au moindre signe de danger, prêt à projeter le feu à tout instant.
Alors qu'il approchait d'un fossé, trois elfes se dévoilèrent subitement, et décochèrent leurs flèches sur lui. Il roula à terre et répliqua d'une boule de feu. Une douleur fulgurante dans la cuisse gauche lui arracha un cri, mais il se releva pourtant, afin d'achever ses opposants. Deux d'entre eux étaient déjà morts, gisant dans le fossé. Le troisième, légèrement brûlé au côté, tentait de mettre une flèche sur sa corde. Shack'Gan invoqua la glace et se préparait à le tuer, lorsqu'une elfe, sortie d'un trou dans la paroi du fossé, s'interposa, tendant une main désarmée vers le mage :
— Non ! Pitié, ne le tuez pas ! C'est mon fils !
Il prêta attention au blessé. Malgré un regard noir, rempli de haine, il avait des traits juvéniles. Shack'Gan réalisa soudain que ce n'était qu'un enfant et qu'il n'était manifestement pas en âge de combattre.
Un terrible cri de victoire retentit alors dans le village. Tout était fini. Résignée, la mère baissa son bras et ferma les yeux, prête à mourir. Shack'Gan imagina Jul'Jin faire de même pour tenter de protéger son fils, et ne put se résoudre à porter le coup de grâce. Des Guerriers s'approchèrent alors, levant leurs masses pour éliminer les derniers elfes du village. Le mage leva une main vers eux avec autorité :
— N'y touchez pas, ce sont mes prises de guerre, ma part du butin !
Interloqués, les trolls stoppèrent leur attaque. L'un d'eux observa les deux elfes :
— Ben y sont pas en bon état ! T'es sûr que tu veux pas autre chose ?
Il vint se placer près de ses otages :
— Mon choix est fait.
— Si tu le dis. Mais je crois que Elk'Roth ne va pas apprécier.
— Je ne dépends pas de lui, mais de Rol'Taar.
— C'est à toi de voir. Allez, Viens, on va voir si Zol'Kor en a terminé.
Lorsque les trois trolls eurent fait demi-tour, Shack'Gan se pencha vers la mère :
— Ne tentez rien de stupide, ou ces guerriers vous massacreront sans le moindre scrupule.
Le jeune lui répondit avec rage :
— Mon père est un grand combattant, il a vaincu les humains à Téléanel, c'est le chef de ce village. Il reviendra te tuer et nous libérer.
Shack'Gan le regarda avec tristesse :
— Puisse-t-il être toujours en vie.
Il invoqua alors une douce chaleur dans ses mains et les appliqua sur les brûlures de l'enfant, surpris par ses propos et par son attention. Shack'Gan observa l'ouverture dans le talus :
— C'est une bonne cachette, dommage d'en être sortis pour m'attaquer.
Il remarqua que les deux elfes étaient soudain tendus. La mère faisait tout son possible pour ne pas regarder l'entrée de la cachette, alors que le fils y jetait de rapides coups d'œil avec un air coupable.
Il retira la flèche plantée dans sa cuisse en grimaçant, puis il y appliqua ses mains après avoir invoqué la chaleur. Il se tourna vers la mère et parla assez fort :
— L'entrée est un peu trop visible pourtant. Un troll un peu curieux pourrait avoir envie d'aller y jeter un coup d'œil. Il aurait pourtant suffi de peu pour la masquer.
Les deux elfes le fixèrent, inquiets et surpris à la fois. Il ajouta :
— Ces trois guerriers ne semblent pas s'en être inquiétés. Après tout, la bataille est terminée, inutile de la prolonger outre mesure.
Il se tourna vers l'entrée :
— Comme je l'ai dit précédemment, tenez-vous tranquilles et restez discrets. Nous finirons bien par partir d'ici.
Se tournant enfin vers les deux captifs :
— Quant à vous deux, j'ai bien peur qu'il ne vous faille m'accompagner, calmement, en évitant de défier les trolls du regard.

Shack'Gan s'installa un peu à l'écart des autres trolls pour examiner ses otages. La mère n'avait aucune blessure, alors que le jeune souffrait de brûlures sur une bonne partie de son côté droit :
— Je suis Shack'Gan, un mage. Comment t'appelles-tu ?
Le jeune blessé était surpris par la question :
— Aldenrond.
— Eh bien, jeune Aldenrond, tu devrais survivre à ces brûlures, mais tu en garderas la marque, j'en suis désolé.
Shack'Gan chercha dans sa besace et en sortit une sorte de pot en cuir épais soigneusement refermé par un couvercle en bois. Il l'ouvrit et y trempa ses doigts pour en sortir une boule de crème verdâtre. Il s'apprêtait à l'appliquer sur les blessures de Aldenrond, mais celui-ci eut un mouvement de recul. Afin de le calmer, le mage appliqua l'onguent sur sa propre blessure :
— Ça aide à cicatriser, ça empêche l'infection, et ça calme la douleur.
Il fit une petite moue de dégoût :
— Mais je te l'accorde, ça ne sent pas vraiment bon.
Il prit une seconde boule de crème et interrogea le jeune elfe du regard. Celui-ci finit par accepter. Il se montra légèrement crispé à la première application, mais il se détendit rapidement lorsqu'il ressentit les effets apaisants du traitement.

La mère se présenta comme Alianée de Palandir. Elle demanda au mage la composition de son remède. Shack'Gan tenta de lui expliquer, mais les plantes qu'il utilisait poussaient uniquement dans la steppe et étaient par conséquent inconnues des elfes :
— Nous avons nos propres remèdes, à base de plantes poussant en forêt.
Shack'Gan jeta un coup d'œil dans sa besace :
— Voilà des connaissances dont j'aurais bien besoin, mes réserves sont bien maigres.
— Nous aurions tant à apprendre l'un de l'autre.
Il n'eut guère l'occasion d'approfondir le sujet, car une clameur monta du bas du village. Zol'Kor et ses guerriers arrivaient, traînant derrière eux une dizaine d'elfes tous plus ou moins sérieusement blessés. Après les bruyantes manifestations de victoire, il fit enchaîner les prisonniers. Alianée porta ses mains au visage en poussant un petit cri de désespoir. Elle venait de reconnaître son compagnon parmi les prisonniers :
— Que va-t-il lui arriver ?
Pris de honte, Shack'Gan baissa la tête :
— Rien de bon, j'en ai peur. Connaissant Zol'Kor, les prisonniers seront exécutés ce soir.
Aldenrond se leva d'un bon, mais le mage l'arrêta immédiatement :
— Non ! Je sais ce que tu veux faire, mais tu ne pourras rien y changer, si ce n'est ajouter ta propre mort à celle de ces elfes.
Il immobilisa le jeune elfe qui tenta de se défaire de son étreinte :
— Plutôt mourir libre que de vivre en esclavage !
Shack'Gan tenta de le calmer :
— Tu vois les choses à l'envers. Ta mort serait parfaitement inutile, et je ne la permettrai pas. Vis ! Vis pour retrouver ta liberté. Vis et tu pourras te rendre utile pour les tiens ! Vis et tu pourras donner un sens à la mort de ton père !

Zol'Kor avait fait enfermer les prisonniers dans les habitations encore intactes avant le conseil de guerre. Les portes étaient sévèrement gardées par des guerriers peu avenants. Shack'Gan s'approcha, suivi de Aldenrond et de Alianée. L'un des gardes les arrêta :
— On ne passe pas !
Le mage ne se laissa pas intimider :
— J'ai des questions à poser aux prisonniers. Je ne pense pas avoir l'occasion de le faire demain.
Le garde lui répondit en se moquant :
— Pas si tu veux des réponses en tout cas !
— C'est pourquoi je vais l'interroger ce soir.
Le guerrier se renfrogna :
— Impossible, j'ai mes ordres !
Shack'Gan insista avec douceur :
— Tes ordres sont d'empêcher les elfes de sortir, pas d'interdire aux trolls d'entrer.
Le garde semblait hésitant, le mage lui força légèrement la main :
— De quoi as-tu peur ? Je ne suis pas armé, mes otages non plus, et il n'y a qu'une seule porte. Si jamais il y avait un souci, tu le sauras bien avant que je ne ressorte, et tu pourras me tuer si l'envie te prend... Je ne crois pas que Zol'Kor t'en tiendrait rigueur.
Comme il hésitait toujours, Shack'Gan entra sans attendre l'autorisation, entraînant Aldenrond et Alianée derrière lui.
Un seul elfe était retenu là, entravé de telle sorte qu'il pouvait à peine relever la tête. Il se contenta de défier le nouvel arrivé :
— Ne compte pas sur moi pour te supplier ! Tu ne ferais que perdre ton temps.
Le mage se contenta de relâcher légèrement ses liens :
— Je ne viens pas pour t'accabler davantage. J'ai quelques questions à te poser sur les créatures qui vivent au sud.
— Qu'est-ce qui te fait croire que je peux te renseigner ?
Shack'Gan se décala légèrement :
— Ce jeune et courageux archer m'a dit que tu les avais victorieusement combattus.
Le regard de l'elfe s'illumina :
— Aldenrond ! Alianée ! Vous êtes toujours en vie !
L'enfant enlaça son père, tandis que le troll précisait :
— Tu peux être fier de lui, il s'est montré vaillant. C'est à lui que je dois cette blessure.
Le prisonnier le fixa d'un air féroce :
— Si tu leur fais le moindre mal ! ...
Shack'Gan ne s'offusqua pas de la menace à peine voilée :
— Je crains malheureusement que tu ne sois pas en mesure de proférer des menaces. Mais rassure-toi, je ne leur veux aucun mal. Je veux juste des informations sur ces créatures du sud.
L'elfe lui répondit avec un sourire sinistre :
— Si vous voulez vous y attaquer, grand bien vous fasse !
— Parle-m'en.
— Qu'ai-je à y gagner ?
Shack'Gan se tourna vers Alianée et Aldenrond :
— Je te promets que je ne leur ferai aucun mal.
— Que vaut la parole d'un troll ?
— Il fut un temps où elle avait une grande valeur. Aujourd'hui, malheureusement, ce n'est plus le cas. Mais quoi que tu décides, je veillerai sur eux.
L'elfe le fixa longuement puis il interrogea sa compagne du regard. Elle inclina la tête, lui signifiant qu'il pouvait lui faire confiance.
— Nous avons été en guerre contre les hommes. Ils voulaient étendre leur territoire sur notre forêt. Nous les avons repoussés une première fois. Ils sont revenus, plus nombreux et nous les avons encore repoussés. Mais un jour, ils sont venus avec ce qu'ils appellent des machines, ces choses qui brûlent du bois en grande quantité, en crachant une fumée noire. Ces machines abattaient les arbres et tiraient des projectiles sur les elfes qui tentaient de s'en approcher. Ce jour-là, nous avons perdu beaucoup des nôtres. Nous avons compris dans la douleur que nous ne pourrions pas les vaincre aussi facilement que nous l'aurions espéré.
Après de longues années de conflit, nous avons réussi à les repousser à Téléanel, car la rivière qui borde cette cité ne leur permettait pas d'utiliser leurs machines. Nous leur avons infligé une grande défaite. Mais lorsque nous avons tenté de les attaquer sur leurs terres, nous nous sommes vite aperçus qu'ils étaient bien trop nombreux, trop bien protégés derrière leurs murs de pierres, et trop bien armés pour que nous ayons la moindre chance de les vaincre. Alors nous nous sommes retirés derrière la rivière, massacrant tous les humains qui voulaient tenter de la traverser, mais plus jamais nous n'avons tenté de pénétrer sur leur territoire. Nous sommes restés dans cet équilibre précaire jusqu'à ce que vous nous attaquiez.
Shack'Gan réfléchit quelques secondes :
— Si d'aventure notre roi décidait de les combattre, aurions-nous une chance de les vaincre ?
L'elfe releva la tête pour bien voir le mage :
— Vous êtes nombreux, vous êtes forts. Ils semblent faibles, mais ne t'y trompe pas, je ne pense pas que vous puissiez les vaincre. Vous pourriez peut-être les bousculer, mais ce qui est certain, c'est que vous perdriez tant de guerriers que vous ne pourriez pas prolonger le combat très longtemps.

Une forte agitation à l'extérieur attira l'attention de Shack'Gan. Zol'Kor entra subitement, suivit de trois guerriers :
— Que fais-tu ici ?
Il montra Aldenrond et Alianée :
— Et pourquoi ces deux-là sont-ils encore en vie.
Shack'Gan s'interposa entre les elfes et Zol'Kor :
— Ces deux-là sont mes prises de guerre. Quant à celui-ci, j'avais des questions à lui poser.
Zol'Kor s'approcha du mage presque à le toucher :
— Des prises de guerre ? Ce sont nos ennemis ! Nos ennemis doivent mourir !
Comme à son habitude, Shack'Gan ne bougea pas d'un pouce face à cette attitude menaçante :
— J'arrive à court de remèdes pour soigner les guerriers blessés et au cas où tu ne l'aurais pas remarqué, nous sommes bien loin de nos steppes. Je ne peux pas refaire des réserves de plantes qui soignent. Hors, cette elfe connaît les plantes de la forêt. J'ai besoin de ses connaissances. Ce jeune-là est son fils. Il me sert de moyen de pression pour obtenir ses connaissances. Sans ces deux-là, tes guerriers sont condamnés à mourir d'infection. Alors, tu peux me menacer comme tu veux, mais ces elfes restent avec moi.
Zol'Kor serra les poings avec tant de force que ses bras se mirent à trembler. Il tenta encore une fois d'intimider le mage qui resta impassible puis il fit demi-tour :
— Le conseil de guerre en décidera !
Il sortit comme une furie, bousculant violemment un troll pas assez vif pour s'écarter de son chemin.
Les guerriers de Zol'Kor lui firent comprendre qu'il devait sortir. Il salua le prisonnier d'un dernier regard. Celui-ci lui exprima sa gratitude en hochant la tête.

Le conseil fut d'une rare brièveté et Elk'Roth vint rapporter sa décision unanime :
— Nous avons admis que, bien qu'inhabituelle, ta décision de prendre ces deux elfes comme butin de guerre était légitime. Nous reconnaissons que tes motivations sont justifiées, mais les elfes de cette cité nous ont causé trop de morts, et la horde réclame justice. Tous les elfes doivent être exécutés ce soir.
Shack'Gan le railla :
— Étrange justice que celle que tu réclames. Nos ennemis doivent-ils donc se prosterner à nos pieds plutôt que de lutter pour leurs terres ? Accepterais-tu d'en faire autant si ton territoire était attaqué par les elfes ?
Elk'Roth s'énerva :
— Nous sommes les vainqueurs. Nous faisons la loi ! Ils seront exécutés après les prisonniers. Ceci est la décision du conseil, tu dois t'y soumettre !

Alors que les guerriers trolls éliminaient les derniers elfes encore en vie, poussant un cri de victoire pour chaque mort, Shack'Gan conduisit Alianée et Aldenrond vers le haut du village, loin de ce navrant spectacle. Ils furent arrêtés par un des guerriers de Zol'Kor :
— Où vas-tu ?
Agacé, le mage se contenta de répondre en montrant le lieu des exécutions :
— J'ai jugé inutile de leur faire assister à ça.
— Tu sais que tu as reçu des ordres.
Shack'Gan lui lança un regard noir :
— Me prends-tu pour un imbécile ?
Le troll recula d'un pas en levant les mains :
— Non, bien sûr que non, je voulais simplement te conseiller de ne pas faire de bêtise.
Le mage ne répondit pas et poursuivit son chemin, toujours accompagné des deux elfes. Arrivés aux limites du village, il les poussa dans un fossé et invoqua une énorme boule de feu. Alianée hurla juste avant qu'il ne projette l'orbe mortel au fond du fossé. Puis, observant les flammes mourir, il prononça quelques mots, comme une épitaphe :
— Ce feu vient de vous libérer. Retournez en paix auprès des vôtres.
Il resta encore immobile quelques instants avant de faire demi-tour. Il aperçut alors le troll qu'il avait croisé en montant jusqu'ici :
— Que fais-tu ici ?
Comme il ne lui répondait pas, Shack'Gan le fit à sa place :
— Zol'Kor n'a pas confiance en moi, alors il envoie ses larbins me surveiller.
Le guerrier s'énerva :
— Depuis ta tirade contre l'élimination des elfes, même Ort'Kan ne te fait plus confiance.
Il fit quelques pas vers le fossé :
— Tu permets que j'aille vérifier ?
Le mage fit un pas de côté pour le laisser passer. Il se pencha vers le fossé où deux corps carbonisés fumaient encore. Absorbé par ce sinistre spectacle, il ne fit pas attention aux deux traces de pas qui disparaissaient derrière un buisson étrangement planté dans le flanc du talus. Le guerrier se tourna vers Shack'Gan qui lui demanda :
— Alors, rassuré ?
— Eh bien, tu n'y es pas allé de main morte !
— Je leur avais promis de ne pas les faire souffrir.
Le guerrier le dévisagea quelques secondes :
— Mais pourquoi es-tu venu ici pour les tuer ?
Shack'Gan le fixa sans sourciller :
— Tu connais mon point de vue sur tout ça. Je n'avais aucune envie d'offrir leur mort en spectacle. Je pense que les guerriers en auront suffisamment tué ce soir pour apaiser leur soif de sang.

 

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