Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre XI
XI
Le retour vers le camp fut monotone. Litak savait qu'elle aurait à s'expliquer sur leur mésaventure. Elle était plus âgée que Zanéa. Elle aurait dû l'empêcher de trop s'éloigner du camp. Elle le savait. Son amie marchait aux côtés de Mallog. Il était fier et heureux d'être de ceux qui étaient allés secourir les deux imprudentes et Zanéa ne se privait pas de le laisser l'aider dans les passages difficiles. Elle donnait l'impression d'avoir passé une agréable journée, tranquille, comme si le rafleur n'avait jamais existé. Urog en revanche, semblait encore plus renfermé sur lui-même qu'à l'accoutumée. Litak pouvait aisément deviner ce qui le tracassait. Ils étaient venus dans ces montagnes pour échapper aux rafleurs et à la pression territoriale du clan voisin et voilà qu'un rafleur leur causait du souci et qu'ils s'étaient installés sur les terres des hommes. Il était trop tard maintenant pour chercher un autre endroit pour s'installer. L'hiver approchait, il fallait s'y préparer pour survivre. Il était étrange de constater que le frère et la sœur étaient si différents. Elle, joviale et insouciante, lui, renfermé et toujours prêt à s'emporter. Il était pourtant bon et toujours au service du clan et de ses membres, mais Litak avait l'impression que quelque chose le rongeait de l'intérieur. Peut-être que son père pourrait lui expliquer. Après-tout, ils avaient fait la guerre ensemble et en étaient revenus sains et saufs.
À
la mi-journée, ils firent une halte près d'une petite source pour se
reposer. Martog ouvrit la besace contenant les galettes de voyage et en
proposa à tout le monde. Zanéa se jeta dessus.
— Litak les a préparées avec l'homme que vous avez vu. C'est délicieux. J'espère qu'elle a bien retenu la recette.
Martog
sourit. Il avait, lui aussi, déjà goûté ces galettes, lorsqu'il avait
rencontré Sharle la première fois. Mallog, inquiet, mais ne voulant pas
se montrer moins courageux que la jeune orque, se servit lui aussi. Corg
à son tour, faisant confiance à sa fille, se servit. Urog lui se
montrait réticent.
— Comment être certain que ce n'est pas un piège ?
— Zanéa te l'a dit, j'ai moi-même préparé ces galettes avec Sharle et
il comptait en manger aussi pour nous raccompagner. Il n'y a rien de
dangereux là-dedans.
Et pour illustrer son propos, elle en mangea
une sous le nez d'Urog et se resservit dans la besace. La démonstration
étant assez convaincante, le colosse finit par se servir.
Litak fut
amusée de constater qu'il se resservit plusieurs fois. Il semblait lui
aussi apprécier le goût de ces galettes. À la fin de repas, alors
que Urog finissait sa cinquième galette, elle s'approcha de lui.
— Finalement, le grand Urog apprécie mes galettes.
Durant
quelques instants, il eut une expression d'enfant pris la main dans le
sac qui arracha un petit rire à la jeune métis. Il reprit aussitôt son
expression habituelle, sérieuse, presque austère.
— Il n'y avait que ça à manger. Autant en profiter plutôt que de perdre du temps en cueillette.
— Et c'est plutôt bon... Ne t'en fais pas, je donnerai la recette à Anala.
Elle s'éloigna en lui faisant un clin d'œil. Ne sachant trop que répondre, il se contenta de bougonner un peu.
Leur arrivée au camp fut accueillie avec un grand soulagement, en même temps que beaucoup d'interrogations. Où étaient-elles passées ? D'où Litak tenait-elle cette arme humaine ? Pourquoi Zanéa était-elle blessée à la cheville ? Les réponses viendraient plus tard, car la petite troupe se dirigeait vers la hutte du conseil, signe que quelque chose de grave s'était produit.
La
hutte était la plus grande de tout le camp. Elle aurait dû aussi être la
plus fastueuse, mais l'urgence de bâtir le camp et la faiblesse du clan
ne l'avaient pas permis. Aucune fourrure au sol, seulement de la terre
et les quelques touffes d'herbe qui n'avaient pas encore disparu.
Quelques éléments de la gloire passée étaient disposés de part et
d'autre du siège : Hache d'apparat, fourrures rares, mais visiblement
usées par le temps, quelques prises de guerre, reliques d'un temps
révolu. Le chef, assis sur le grand siège pour cette réunion improvisée,
donna la parole à son fils.
— Nous les avons retrouvées toutes
les deux, mais nous avons aussi trouvé deux humains. Un qui était mort,
tué par un piège. Certainement un rafleur, qui s'en était pris à Zanéa
et à Litak. Nous avons aussi rencontré un homme qui se dit être Sharle
de Valfond. Zanéa pourra expliquer son rôle, mais nous avons un sérieux
problème. Nous serions installés sur ses terres. Si Valfond décide de
nous chasser, nous ne pourrons pas lutter. Ce n'est pas une grande
nation, mais ils sont tout de même bien plus puissants que nous.
Corg intervint.
—
Il nous a offert des présents. Je n'ai ressenti aucune hostilité de sa
part, mais restons sur nos gardes. Les hommes ne sont pas fiables.
Urog s'énerva.
—
Il était seul, nous étions quatre guerriers. Il n'était pas fou au
point de se montrer hostile envers nous. Le calme et le sang-froid de
cet homme ne m'inspire pas confiance.
Litak s'emporta.
—
Sharle a risqué sa vie pour nous protéger, il s'est battu contre le
rafleur qui voulait emporter Zanéa et me tuer sur place. Il nous a bien
traitées, il s'est montré accueillant envers nous comme envers les
quatre guerriers.
— Femme, tu n'as pas la parole. Les hommes sont
tous nos ennemis. Celui-là, je l'ai vu à Pond des Landes, c'est le
Général. Il commandait les hommes qui nous ont repoussés. Il est
l'ennemi des orques et nous sommes sur ses terres. Il pourrait nous en
chasser et nous ne pourrions pas l'en empêcher.
Le
cœur de Litak se serra dans sa poitrine. Sharle avait vaincu les orques
à Pond des Landes... Martog posa sa main sur l'épaule d'Urog pour le
calmer.
— Cet homme est aussi Le Guérisseur. Sans lui, je serais
mort depuis longtemps. Il s'est occupé des blessés sur le champ de
bataille, il nous a bien traités, dans l'honneur et le respect. À la fin
de la guerre, il a libéré tous les blessés et continué à soigner ceux
qui en avaient encore besoin. La légende dit que c'est lui en personne
qui a protégé Imanéa, la compagne de Hekox, alors que nos armées
l'avaient abandonnée avec son fils sur les bords du grand fleuve. Je ne
crois pas qu'il soit notre ennemi. Il n'est pas des belles Landes. Il
est de Valfond et ça change tout.
Bratog
pris un instant pour réfléchir. L'enjeu était trop important pour son
clan. Il ne pouvait se permettre la moindre erreur de jugement.
—
Il me semble que nous avons perdu moins de guerriers durant toute la
retraite qu'à la seule bataille de Babunta, où nous avions écrasé
l'armée des Belles Landes. De plus, nombre de ceux que nous croyions
perdus nous sont revenus grâce à cet homme.
Martog hocha la tête.
Litak buvait les paroles de son chef, avide d'en savoir plus sur
Sharle, le seul homme qu'elle connaissait, le seul qu'elle voulait
connaître.
— Nous allons rester ici. Nous continuerons à nous
préparer pour l'hiver. Un jour, bientôt, des soldats viendront ici. Nous
ne devrons pas les repousser. Ils nous diront si nous devons partir, ou
si nous pouvons rester. Si nous sommes sur les terres de Valfond, un
jour ou l'autre, ils l'auraient su.
Le chef se tourna vers sa fille :
— Vous avez rencontré le Général. Durant la guerre, il s'est montré
redoutable, mais jamais impitoyable alors qu'il commandait une armée qui
n'était pas la sienne. Je pense qu'il sera aussi honorable et dépourvu
de cruauté aujourd'hui chez lui.
Urog menaçait d'exploser.
— Mais...
— Je sens la colère en toi, mon fils. Elle ne doit pas être dirigée
contre cet homme, mais contre notre faiblesse. Tâchons de ne pas devenir
ses ennemis, car il n'est probablement pas le nôtre.
Bratog se tourna vers sa fille :
—
Votre rencontre avec cet homme est peut-être une bonne chose pour le
clan, en fin de compte. Mais qu'êtes-vous allées faire si loin du camp ?
Croyez-vous qu'il nous soit possible d'assurer votre sécurité si nous
ne savons pas où vous êtes ? Que s'est-il passé ?
Zanéa fit
profil bas. Elle prenait seulement conscience de l'inquiétude qu'elle
avait provoquée en décidant de franchir cette barre rocheuse.
— Je
voulais trouver des frouges pour Manouba. J'ai trouvé un passage pour
aller de l'autre côté de cette montagne. Litak ne voulait pas y aller,
mais j'ai insisté. Arrivées de l'autre côté, nous avons trouvé beaucoup
de frouges. Nous avons commencé à en cueillir, puis Litak a tressé deux
nouveaux paniers. J'étais tout occupée à ma cueillette, je n'ai pas vu
le piège et j'ai marché dessus. Il s'est refermé sur ma cheville et j'ai
hurlé de douleur. Litak est venu m'aider tout de suite, mais nous
n'arrivions pas à ouvrir le piège pour me libérer. Elle a entendu
quelqu'un approcher. Nous pensions que c'était un rafleur, j'ai dit à
Litak de se cacher, ce n'était pas la peine que nous soyons toutes les
deux capturées. Quand l'homme s'est approché, j'étais terrorisée, mais
Litak elle, elle lui a sauté dessus pour essayer de me protéger. J'ai
cru qu'elle allait le battre quand il s'est retrouvé à terre. Mais il a
réussi à faire aussi tomber Litak et à la maîtriser. J'étais vraiment
paniquée quand il a pris son arme, mais il l'a plantée au sol, juste
sous les yeux de Litak et il l'a libérée. Ensuite, il a dit qu'il allait
aussi me libérer. C'était Sharle et il était effectivement venu nous
aider. Litak a pris son arme et l'a laissé faire.
Mais un autre
homme, un rafleur cette fois, est arrivé à ce moment-là. Il était armé
d'une lance et d'une épée, nous n'avions que la petite arme que Sharle
avait donnée à Litak et c'est elle qui l'avait en mains. Sharle a dit au
rafleur de partir, que les rafleurs méritaient la mort chez lui, mais
l'autre n'a rien voulu savoir. Il a dit que Sharle pouvait garder Litak,
parce qu'elle ne valait rien –moi, je ne crois pas ça– mais qu'il me
gardait parce que je valais beaucoup. Litak s'est jetée sur lui avec son
arme, mais le rafleur a failli la tuer. Sharle l'en a empêché. Ils se
sont battus et le rafleur est tombé dans un de ses pièges. Il est mort.
Ensuite, Sharle m'a libérée du piège et il a soigné ma blessure. Litak
voulait rentrer chez nous, mais il nous a dit que ce n'était pas prudent
de traverser la montagne de nuit et puis, ma cheville me faisait trop
mal. Il nous a proposé de passer la nuit à l'abri chez lui. Là, il a de
nouveau soigné ma blessure et il nous a préparé à manger. Le lendemain,
lorsque je me suis réveillée, Sharle et Litak préparaient des galettes
de voyage.
Elle se tourna vers son frère.
— Et vous êtes arrivés.
Bratog se tourna vers Litak :
— Litak, est-ce bien ce qui s'est passé ? As-tu quelque chose à ajouter ?
— Oui, c'est ainsi que cela s'est passé. Zanéa a tout dit. Pendant la
soirée, j'ai un peu parlé avec lui. Il m'a bien dit qu'il avait commandé
des hommes contre les orques et il semblait en souffrir. Son peuple, à
Valfond, est composé d'hommes et d'orques qui vivent ensemble, à
égalité.
Urog s'emporta.
— Sottises ! On ne peut pas croire les paroles d'un homme !
— Mais ses émotions ! Je ne peux pas croire qu'il ait pu avoir de
fausses émotions, il était vraiment blessé à l'intérieur d'avoir fait la
guerre !
Elle regretta aussitôt d'avoir été aussi véhémente
envers Urog. Corg disait souvent lui aussi qu'il fallait être fou pour
croire les paroles d'un homme. Mais elle avait envie de croire cet
homme-là.
Profitant du silence, Martog prit la parole.
— Vous
le savez, j'ai passé du temps à Valfond. Je n'ai pas eu la possibilité
de tout voir là-bas, mais je n'y ai vu aucun esclave et certains des
soldats étaient des guerriers orques. Je pense effectivement qu'à
Valfond, Orques et Hommes vivent ensemble.
Litak remercia silencieusement Martog pour son soutien.
—
Il m'a dit qu'il devrait faire part de notre présence à son père, car
ils envoient souvent des patrouilles surveiller leurs frontières. Il ne
voulait pas que des soldats nous trouvent là par hasard et qu'il y ait
des incidents.
Elle vit Urog qui serrait le poing sur le manche
de sa hache comme s'il voulait le broyer entre ses doigts. Elle savait
qu'il détestait les humains et maintenant la présence du Général tout
près d'ici, à la tête de son armée, alors que le clan n'avait jamais été
aussi faible, le mettait hors de lui.
Bratog avait aussi remarqué la réaction de son fils. Il reprit la parole.
— Merci pour ces précisions. Il semble donc effectivement que votre rencontre avec le Guérisseur soit une bonne chose.
Litak
avait l'impression que le chef avait choisi ce terme à dessin, pour
rappeler à son fils que Sharle n'était pas forcément l'ennemi des orques.
—
Mieux valait en effet que ce soit lui qui apprenne notre présence ici,
plutôt qu'un soldat dont le rôle est de protéger son territoire contre
les étrangers.
Néanmoins, le comportement de ces deux écervelées est
inadmissible. Zanéa, tu es la fille du chef. Tu dois penser au clan
avant de chercher à t'amuser. Le clan n'a pas assez de guerriers pour
protéger le camp et envoyer une équipe de secours. Votre comportement
vous a mis en danger et a mis en danger tout le clan. Vous serez
sanctionnées pour ça.
Litak, je te remercie pour ton courage et ta
volonté farouche de défendre ma fille au péril de ta vie. Tu es bien la
digne fille de Corg. Mais la prochaine fois, utilise ton courage pour
empêcher Zanéa de commettre des imprudences, cela t'évitera de risquer
ta vie pour la protéger. Le clan ne peut plus se permettre de perdre des
membres. Sa survie en dépend.
Vous pouvez vous retirer, sauf toi Urog, j'ai encore à te parler.
Litak
et Zanéa sortirent de la hutte encore sous le choc de tout ce qu'elles
venaient d'apprendre. Elles avaient rencontré ni plus ni moins qu'une
légende. Zanéa se tourna vers son amie.
— Le Général, rien que ça !
Tu t'es attaquée au Général à mains nues et tu as survécu. Tu es le
plus grand guerrier de toute la nation Orque.
Elles éclatèrent de rire. Corg jeta un regard sombre aux deux jeunes filles.
—
Vous avez beaucoup de chance effectivement d'avoir survécu. Cet homme
n'est pas mauvais, comme peut le prétendre la légende, mais il est
redoutable. Vous avez rencontré deux hommes dont un vous voulait
manifestement du mal. Litak, tu n'aurais jamais dû attaquer un homme à
mains nues. Tu aurais dû aller chercher des secours. Ta mort n'aurait
pas aidé Zanéa à se libérer du rafleur.
Quant au Général, nul ne connaît ses intentions et nous allons devoir attendre impuissants sa décision.
Dorénavant, vous n'aurez plus le droit de vous éloigner du camp. Vous
devrez toujours l'avoir sous votre regard. Me suis-je bien fait
comprendre ?
Elles acquiescèrent.
Litak suivit son père jusqu'à leur hutte. Elle venait d'apprendre tant de choses sur Sharle, que la sanction que lui imposait Corg lui semblait sans importance. Elle avait toujours imaginé le général qui avait repoussé les armées orques comme un homme mauvais, cruel et plein d'orgueil, c'était en fait un homme simple, rongé par la culpabilité des morts tombés à cause de son commandement. Il était un grand guerrier, un fils de chef, le Guérisseur de la légende et pourtant il avait été si simple, bon et amical avec elle. La confrontation de la légende avec la réalité avait quelque chose de déroutant, mais rendait cet homme plus surprenant encore.
La
hutte était réduite à sa plus simple expression. Un toit hémisphérique
de terre glaise, soutenu par des piliers et une charpente de bois. Au
centre, un foyer au-dessus duquel était aménagée une ouverture laissant
échapper la fumée, avec un couvercle légèrement plus grand que
l'ouverture pour empêcher la pluie de tomber par l'ouverture.
Au
sol, quelques fourrures qui servaient de siège et de couchage. Le temps
avait manqué pour construire plus confortable, au moins, on pouvait y
passer l'hiver au chaud.
Corg
déposa sa hache de guerre près de sa couche. Amalia serra fort sa fille
dans ses bras et versa une larme de bonheur pour le retour de sa fille
que beaucoup croyaient perdue.
Corg s'emporta à nouveau.
— Le Général ! Elle s'est attaquée au Général !
Amalia porta ses mains à son visage, en poussant un petit cri.
— Notre fille est-elle stupide ? A-t-elle été formée à l'art du combat ? Mais qu'est-ce qui t'a pris ?
Litak comprit que son père laissait s'échapper toute la tension
accumulée depuis que le clan s'était rendu compte de son absence. Il
avait cru l'avoir perdue, l'avait retrouvée, pour apprendre qu'elle
avait combattu un guerrier redoutable. Elle serra son père très fort
dans ses bras.
— Je suis désolée de vous avoir inquiétés. Je suis là et je vais bien. Merci père.
— Mouai bon, mais tâche de ne plus recommencer.
— Ne t'inquiète pas, je crois que j'ai eu assez d'aventures pour une vie.
Lorsque
le repas fut prêt, ils mangèrent tous les trois autour du foyer. Litak
désirait en savoir plus sur Sharle, mais son père ne connaissait que
l'aspect guerrier.
— Père, tu as dit que le Général était redoutable. Que voulais-tu dire ?
Corg connaissait sa fille, il s'attendait à ce qu'elle lui en demande
plus sur cet homme, néanmoins, il aurait voulu lui épargner les récits
de cette guerre. Il poussa un long soupir.
— À Pont des Landes, nous
avions décidé de soutenir le siège. Cette cité est sur une île au
milieu d'un fleuve. Nous ne pouvions l'attaquer en force. Nous pensions
qu'il n'y avait plus assez de soldats là-bas pour nous repousser, mais
nous n'en avions plus beaucoup non plus, car une bonne partie de notre
armée menait le siège de La Croisée des Eaux où s'était réfugié Garmond.
Un
matin pourtant, sans que nous sachions d'où ils venaient, une armée de
soldats nous avait pris de revers et nous bloquait contre le fleuve.
Plus tard, j'ai su que le Général était sorti de nuit avec son armée,
par l'autre berge, qu'ils avaient remonté le fleuve et qu'ils nous
avaient contournés. Notre surprise fut encore plus grande, lorsque nous
nous sommes aperçus qu'une toute petite troupe s'était emparée de Hekox
et de ses généraux durant la nuit. Nous étions pris au piège et sans
chef de guerre pour nous commander. Mais nous sommes des orques et nous
avons fait face. Une bataille s'est engagée. Nos guerriers ont chargé et
le centre de l'armée humaine s'est effondré. Nous avons continué à
pousser pour essayer de réduire à néant ce Général qui nous narguait,
avec son armure blanche, sur son speedrun.
Corg faisait non de la tête, comme s'il voulait éviter une catastrophe qui s'était pourtant déjà produite.
— Ce n'est qu'après le désastre que nous avons compris notre erreur. Le
Général s'était volontairement placé là comme appât et nous sommes
tombés dans le piège.
Corg baissa les yeux, tourna la tête sur le
côté et garda le silence quelques instants. Manalia vint s'asseoir tout
contre lui, l'enlaça et posa une main sur son épaule, comme pour le
réconforter.
— Ses ailes se sont refermées sur nous. Nous avions perdu la bataille.
Litak semblait admirative, ce qui paraissait incongru aux yeux de son père.
— Il est donc un grand général, qui commande bien son armée ?
— Oh oui, nous l'avons appris à nos dépens, mais ce n'est pas pour cela que je t'ai dit qu'il est redoutable.
Elle écarquilla les yeux de surprise.
— Comment ça ?
Il savait maintenant qu'il devrait aller au bout de l'histoire.
— Lorsque nous avons fait plier son centre, cinq de nos guerriers les
plus rapides se sont frayé un passage jusqu'à lui. Il était fait comme
un tripuk. Ses soldats étaient trop occupés à nous contenir pour lui
venir en aide et aucun humain n'aurait pu survivre à l'attaque de cinq
guerriers.
Litak avait porté ses mains à sa bouche, le regard horrifié.
— Que s'est-il passé ?
— Il les a neutralisés.
— Il les a tués, les cinq ?
Corg semblait ne pas croire lui-même à l'histoire qu'il avait pourtant vécue.
— Non, il n'en a tué aucun. Il les a neutralisés. Je ne sais pas
comment il a fait, je me battais de mon côté, mais lorsque j'ai à
nouveau regardé dans cette direction, les cinq guerriers étaient tombés
au sol. J'ai revu après la guerre l'un de ces guerriers. Lui-même n'a
rien compris. Il croyait tenir le Général au bout de sa hache, mais
alors qu'il croyait le tuer, le général avait bougé et l'avait frappé si
vite et si fort, qu'il avait sombré dans un sommeil douloureux. À son
réveil, il était avec les blessés et il n'a pu de nouveau bouger son
bras normalement qu'après deux jours de soins.
Avec une intensité effrayante, il fixa sa fille, droit dans les yeux.
— Cinq guerriers, mis hors de combat sans être tués ! Par un seul homme !
Il cria presque.
— Tu n'avais aucune chance en t'attaquant à lui ! Pas plus que ce rafleur.
Elle comprit soudain l'angoisse qu'avait ressentie son père lorsque
Zanéa avait conté leur mésaventure et la colère inhabituelle dont il
avait fait preuve en sortant de la hutte du conseil.
Elle finit néanmoins par rompre le silence.
— Mais, pourquoi ne les a-t-il pas tués ?
Il haussa les épaules.
— Personne ne sait. Personne ne comprend cet homme. Tu le connais sans
doute mieux que moi. Tu disais à Bratog qu'il avait de la peine pour
tous les morts de cette guerre. Peut-être est-il de ceux qui ne prennent
aucun plaisir à tuer leurs adversaires. Une sorte de respect envers le
courage de l'ennemi. Honorable en combat singulier, mais très dangereux
dans une bataille.
Elle avait entendu ce qu'elle voulait savoir. Sharle n'était pas un homme mauvais. Elle se détendit.
— Et toi, comment t'en es-tu sorti ?
Amalia se serra à nouveau contre son compagnon. Elle connaissait
visiblement déjà l'histoire et savait qu'il lui était douloureux de la
raconter à nouveau. Cette partie de l'histoire faisait honte à tout
guerrier qui se respectait et Corg n'avait pas envie de faire remonter
ces souvenirs, mais à cet instant, il jugeait que sa fille avait le
droit de savoir.
— Lorsque nos guerriers ont compris qu'ils étaient
tombés dans un piège, il n'était plus vraiment question de se battre,
mais de sauver ceux qui pouvaient l'être. Et puis, c'est là qu'ont
commencé les hurlements qui nous ont glacé le sang, nous ont empêchés de
communiquer entre nous pour nous coordonner. Chaque chef de clan a
rappelé ses guerriers pour battre en retraite. Le premier clan qui s'est
désengagé a entraîné tous les autres. Urog avait déjà vu tomber Martog
et il ne voulait pas l'abandonner, mais la pression des hommes devenait
impossible à contenir. Étrangement, les hommes n'ont pas refermé le
piège. Certains pensent que c'était une erreur du Général, d'autres,
comme Martog, pensent qu'il voulait nous repousser, pas nous éliminer.
J'ai tendance à penser comme lui.
Litak se pencha vers son père, comme si elle craignait de ne pas entendre la suite de l'histoire.
— Et après, l'as-tu revu ?
— Peut-être, une fois, lorsque nous avons traversé le grand fleuve.
Lorsque mon bateau a quitté les berges du fleuve, j'ai vu les occupants
du dernier bateau refuser de laisser monter Imanéa et son fils à leur
bord. Les hommes l'encerclaient. J'ai cru qu'elle allait mourir.
Il
racontait cette histoire avec un sentiment de culpabilité. Comme s'il
était personnellement responsable du danger encouru par Imanéa et Litak
imaginait mal que l'honneur des guerriers orques soit tombé si bas, pour
abandonner une mère et son fils aux mains de l'ennemi.
— Mais un
speedrun a traversé la foule des hommes pour s'interposer. Ensuite, je
ne pouvais plus voir, mais il me semble avoir reconnu l'armure blanche
du Général sur le speedrun et tout le monde sait qu'elle a été libérée
en même temps que Hekox, à la fin de la guerre.
Litak se détendit et se rejeta en arrière. Elle n'avait plus aucun doute à présent, Sharle n'était pas le monstre de la légende, le Général sanguinaire qui avait défait les armées orques au faîte de leur puissance, mais il était bien cet homme si simple et bienveillant, celui qu'elle avait rencontré et qu'elle n'osait espérer rencontrer à nouveau.
Le matin
suivant, Zanéa avait décidé de planter les pieds de frouges près du lac.
Elle était joyeuse, comme à l'accoutumée, et parlait sans cesse de leur
aventure de la veille. Litak paraissait absente, ce qui intriguait son
amie.
— Litak, tu es avec moi ?
La petite métisse sortit un instant de sa torpeur :
— Quoi ?
— Tu es avec moi ?
— Bien sûr, ça ne se voit pas ?
— Eh bien, je te vois, mais j'ai l'impression que tu es ailleurs.
— Euh... Oui, en fait, je pense à Sharle. Mon père m'en a parlé hier.
C'est fou, deux légendes parlent de lui, le Général et le Guérisseur. Il
doit avoir un statut très important chez les humains.
— Tu oublies
qu'il est fils de chef et futur chef. Mais quand on voit sa hutte près
du lac, on dirait presque un paria. Un homme étrange, mais finalement,
plutôt bienveillant.
— Mon père m'a dit qu'il est aussi un guerrier redoutable. Il l'a vu venir à bout de cinq de nos guerriers. Seul.
— Cinq ? Il n'avait pourtant pas l'air si impressionnant hier.
— Et pourtant, c'est lui le Général. Moi qui l'avais toujours imaginé comme un monstre sanguinaire.
— Moi aussi, mais pour un homme, il n'était pas laid à regarder. Moins en tout cas que cet horrible rafleur.
— Quoi ? Euh... Oui.
— Plutôt beau, grand guerrier, fils de chef, gentil... Les humaines doivent se battre pour avoir ses faveurs.
La dernière remarque de Zanéa la laissa sans voix.
— Oui.
Tu imagines, s'il était orque, tous les chefs chercheraient à lui
donner leurs filles comme compagne, rien que pour voir le statut de leur
clan s'élever. Il pourrait facilement choisir la plus belle, la plus
douce, du plus puissant clan.
Litak eut l'impression de tomber dans un gouffre sombre et froid.
— Une fille comme toi...
— Tout à fait, car comme tout le monde le sait, je suis parfaitement
obéissante et mon père est le chef du clan le plus puissant de la nation
Orque !
Ce trait d'humour aurait habituellement fait rire Litak, mais elle se décomposait de plus en plus.
— Mais il est humain.
— Oui, mais c'est probablement ainsi que fonctionnent les humains, tu ne crois pas ?
— Je ne sais pas.
Et
elle ne désirait pas le savoir. Elle espérait quelque chose qu'elle ne
parvenait pas à définir. Durant la conversation, cet espoir ténu
semblait cruellement s'éloigner, mais elle ne voulait pas qu'il
disparaisse. Il lui semblait que cet espoir, si faible soit-il, était
vital pour elle.
— Nous avons quand même eu de la chance qu'un
homme de son rang daigne nous secourir. Je ne comprends pas pourquoi il
n'était pas chez lui, sollicité par des dizaines de personnes.
Litak
n'avait plus envie de discuter de Sharle. Oui, c'était un homme
important, oui, il n'était pas du même rang qu'elle, oui, il avait
combattu son père et la nation orque... Pourquoi avait-il été aussi
prévenant avec elle, pourquoi les avait-il sauvées. Corg avait raison,
personne ne comprenait les intentions de cet homme. Il ne devait pas
s'intéresser à elle, mais plutôt à la situation du clan qui s'était
installé sur ses terres. Un général aussi puissant que lui ne devait
avoir aucune envie de fréquenter un monstre comme elle, mais il devait
s'occuper de toutes les informations stratégiques qui concernaient la
sécurité de sa nation.
Zanéa aussi devait avoir raison, de
nombreuses femmes toutes plus belles les unes que les autres devaient
passer leurs journées à tenter d'obtenir ses faveurs. Comment quelqu'un
d'aussi laid qu'elle pouvait avoir le moindre intérêt à ses yeux ?
Litak ne savait plus quoi penser de Sharle. Elle se demandait s'il n'y avait pas une erreur, un homme aussi important pouvait-il aussi être cet homme accueillant et bienveillant qu'elle avait rencontré. Elle n'était plus certaine de rien et elle passa la fin de la journée et toute la nuit à ruminer d'amères pensées, sur les incompatibilités entre un homme, héros de guerre, fils de chef et une mi-orque, mi-humaine, sans rang, dans un clan si faible qu'il avait dû fuir ses propres terres.
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