Les cendres de Tirwendel - Chapitre XIV

 

XIV

La bataille s'était achevée au milieu de la nuit par la victoire des trolls. Zol'Kor fit regrouper tous les elfes aux pieds des arbres. Là, il ordonna de séparer les plus jeunes, non combattants, qu'il fit emmener, pieds et poings liés, vers une destination inconnue. Voyant ses enfants partir, un elfe se révolta. Il n'eut pas le temps de faire plus de cinq pas avant qu'un guerrier troll ne lui fracasse le crâne d'un violent coup de masse.

Shack'Gan se demandait encore ce qui allait advenir des jeunes, désormais séparés des leurs, lorsque dix guerriers conduisirent deux elfes au port altier devant Zol'Kor, où ils les forcèrent à s'agenouiller. Le mage comprit qu'il s'agissait d'un père et de son fils. Même dans la défaite, le plus âgé, probablement le chef de cette cité, faisait encore preuve d'une grande dignité et refusait de courber la tête vers le sol. Zol'Kor s'approcha calmement :
— Où est ta fille Naëwen ?
Surpris, l'elfe plongea son regard dans celui du troll comme s'il cherchait à le sonder. Après quelques secondes, il consentit enfin à répondre :
— Je l'ai envoyée à Tirwendel pour donner des nouvelles de Nelandir au roi.
Zol'Kor l'empoigna par le col et le souleva de terre :
— Ne te moque pas de moi ! Je sais qu'elle était ici. Vous autres les elfes, vous n'envoyez jamais vos filles en mission diplomatique. Où est-elle ?
Gardant son calme, Guelnor scruta les elfes survivants du regard :
— À priori, elle n'est pas ici. Il faut dire que vous avez mis un peu de désordre, on a du mal à s'y retrouver.
De rage, Zol'Kor jeta le prince au sol avant de se diriger vers les prisonniers. Il tira une elfe d'âge mûr par les cheveux et la traîna jusqu'à Guelnor :
— Où est Naëwen ?
Avant même qu'il ne réponde, le chef de guerre saisit un couteau de silex et le pressa contre la gorge de l'elfe terrorisée :
— Où est-elle ?
Guelnor hésita un instant, mais, malgré la panique qui la gagnait, l'elfe lui fit non de la tête. Aussitôt, Zol'Kor lui trancha la gorge et la laissa agoniser aux pieds du prince pour aller chercher un jeune elfe et le tirer devant Guelnor :
— Je peux jouer à ce jeu-là encore longtemps. Où est-elle ?
Zol'Kor pressa la lame de silex contre la gorge de l'elfe. Aussitôt, une elfe hurla « Non ! »

Comprenant que Zol'Kor était prêt à tuer tous les prisonniers pour avoir sa réponse, Shack'Gan s'interposa :
— Attends ! Je peux avoir des réponses, mais il me faut des elfes en vie pour ça.
Le chef de guerre le toisa avec énervement :
— Tu as intérêt à les obtenir ces réponses ou tu vas regretter de m'avoir interrompu !
Le mage se dirigea vers l'elfe qui venait de crier. Elle était jeune, terrorisée, et regardait vers Zol'Kor avec angoisse. Il en déduisit qu'elle devait être la compagne de celui que le chef de guerre menaçait de tuer. Il invoqua une douce chaleur dans ses mains avant de les apposer autour du visage de la jeune elfe :
— Je suis Shack'Gan et je ne te veux aucun mal.
Il chuchota :
— Et tout comme toi, je n'ai aucune envie de voir mourir ton compagnon.
Elle frissonna avant de se reprendre et de soutenir son regard.
Le prisonnier en sursis entre les mains de Zol'Kor hurla :
— Aënelle ! Ne lui dit rien ! Laisse-là tranquille sale monstre !
Shack'Gan ne releva pas l'insulte. D'une voix posée, il attira l'attention de la jeune elfe sur lui et ferma les yeux :
— Je ne te demande pas de me dire quoi que ce soit. Je ne te demande pas de trahir les tiens. Détends-toi, laisse-toi baigner par la chaleur et pense à Naëwen. Que faisait-elle la dernière fois que tu l'as vue ? Comment était-elle vêtue ? Que lui as-tu dit ? Que t'a-t-elle dit ?
Pendant qu'il lui posait ces questions, il tenta de laisser les pensées de la jeune elfe remonter jusqu'à lui, comme il pouvait le faire avec certains malades. L'exercice s'avéra bien plus difficile qu'avec un troll, mais quelques images lui parvinrent comme des flashs. Cette Naëwen était jeune, elle avait des cheveux verts clairs, couleur inhabituelle chez les elfes que Shack'Gan avait vus jusque-là. Elle était belle aux yeux des elfes, mais cela n'avait aucun sens pour un troll. Elle était vêtue d'une tunique de fibres épaisses comme en portaient les elfes combattants, et une coiffe de la même matière, ornée de motifs elfiques jaunes qui ne lui étaient pas étrangers. Un détail frappa le mage. Naëwen avait des yeux couleur émeraude, presque translucides tant ils étaient clairs. Il ouvrit les yeux, remercia Aënelle et se tourna vers Zol'Kor :
— Je crois que Naëwen n'est plus ici.
Le chef de guerre était irrité :
— Comment-ça, tu crois ?
— Je l'ai vue au début de l'attaque, près de la grande salle. Elle participait aux combats. J'ai tenté de l'atteindre plusieurs fois, mais elle est parvenue à en réchapper. La dernière fois que je l'ai vue, j'étais sur la branche, prêt à l'éliminer. Elle est entrée dans la grande salle et d'autres elfes se sont interposés pour m'empêcher d'y entrer. Lorsque nous avons éliminé les derniers combattants, elle n'était plus dans la salle, et je ne l'ai pas revue depuis.

Zol'Kor explosa :
— Allez me fouiller cette salle ! Tout de suite ! Elle ne doit pas en réchapper !
Shack'Gan protesta :
— Comment ça ? Nous avons gagné la bataille, il est inutile de la tuer.
Pour toute réponse, le chef de guerre trancha la gorge du jeune elfe et, d'un signe de la tête, il ordonna à deux guerriers de tuer Guelnor et Elanoël.
Surpris par la rapidité des exécutions, Shack'Gan n'eut pas le temps de les empêcher :
— Pourquoi ? Nous sommes des trolls, pas des bêtes ! Nous ne tuons pas nos prisonniers !
Zol'Kor lui lança un regard satisfait :
— Tu as raison, nous ne sommes pas des bêtes, mais ces créatures-là ne sont pas des trolls. Nos lois ne s'appliquent pas à eux.
D'un signe de la main, il permit à ses guerriers de tuer tous les prisonniers. Sans réfléchir, Shack'Gan se précipita vers les prisonniers pour tenter de les protéger, en vain. Deux guerriers lui bloquèrent le passage, le mettant en rage au point qu'il invoqua le feu pour s'en débarrasser.

Zol'Kor s'approcha de lui calmement :
— Qu'adviendrait-il à ta compagne et à ton fils si tu venais à oublier pour qui tu te bats ?
La menace était sans équivoque. Après un court instant d'hésitation, le mage serra les poings et détourna le regard. Mais les suppliques, les cris de terreur et les râles d'agonie se gravèrent à jamais dans sa mémoire :
— Il n'y avait aucune raison de tuer ces elfes ! Ils avaient combattu dans l'honneur, nous devions les traiter avec honneur ! C'est ainsi qu'ont toujours fait les trolls ! Ce ne sont pas des animaux. Fais-tu la guerre à un troupeau de buffles des steppes ? Non. Tu chasses pour nourrir ton clan, tu n'extermines pas les bêtes sans raison.
Shack'Gan baissa la tête :
— Que sommes-nous donc devenus ? De simples monstres sanguinaires, couverts d'infamie ?
Le chef de guerre lui sourit d'un air condescendant :
— Le problème avec vous les mages, c'est que vous accordez trop d'importance aux coutumes et à la symbolique. Nous autres, les guerriers, nous sommes des pragmatiques. Ils représentaient une menace. Nous venons d'éliminer la menace. Fin de la discussion.
— Mais quelle menace ? Ils étaient nos prisonniers. Nous avons gagné cette bataille.
— Je n'ai pas à le savoir. Ort'Kan a donné des ordres clairs. Nous avons accompli la mission qui était la nôtre... Enfin, presque... Nous devons encore éliminer cette Naëwen.

Visiblement troublé par le spectacle des corps désarticulés des elfes, Lak'Mor se présenta devant Zol'Kor :
— Aucune trace d'une elfe dans la grande salle. Mais nous avons trouvé une sorte de tunnel qu'elle aurait pu utiliser pour s'enfuir.
— Vous y êtes allés ?
— Non, c'est bien trop étroit pour qu'on puisse y entrer.
Le chef de guerre s'emporta :
— Débrouillez-vous pour trouver par où elle en est sortie ! Retrouvez-là et ramenez la moi morte ou vive, mais ramenez la moi !
Lak'Mor fit un pas en arrière :
— Mais comment ?
Zol'Kor s'approcha, menaçant :
— Tu n'as donc jamais chassé le lièvre ? Comment fait-on pour le déloger ? On met le feu à son terrier ! Espèce d'incapable !

 

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