Les cendres de Tirwendel - Chapitre XVI

 

XVI

Revenir à Pont Rouge lui laissait une impression étrange, comme un mélange de nostalgie qu'elle trouvait malvenue, de dégoût d'elle-même et de honte, et, plus surprenant, d'espoir. Ficelle la suivait comme une ombre dans cette ville qu'elle ne connaissait pas :
— Et maintenant, on va où ?
Rulna avançait sans marquer la moindre hésitation :
— Suis-moi, on est bientôt arrivé. J'espère juste qu'elles m'ouvriront. Nous ne nous sommes pas quittées en très bons termes.
La fillette était surprise. Voilà deux ans que Rulna avait franchi la porte du repère de Slack, et depuis qu'elle la connaissait, elle ne l'avait jamais entendu parler de son passé :
— Tu as vécu ici ?
Rulna marmonna sa réponse en crispant sa mâchoire :
— Oui. Peu de temps après mon arrivée dans le royaume. On m'a conduite chez les Mères... Moi je les appelle les vieilles... C'était pas pour moi. Dès que j'ai pu, je suis partie.
Ficelle s'arrêta :
— Tu ne viens pas du royaume ? Tu viens d'où alors ?
— De loin.
Rulna se tut quelques secondes avant d'ajouter :
— De très loin.
Elle ne dit plus un mot, continuant d'avancer d'un pas sûr, dans une grande rue bordée de deux casernements militaires, jusqu'à une grande place. Face à elles, imposant, agencé avec une rigueur toute militaire et surmonté du drapeau du royaume, se tenait le palais du gouverneur. Elles virent sur leur droite le bâtiment de l'assemblée des citoyens, avec quatre colonnes surmontant un chapiteau en arc de cercle. Absorbée par le spectacle le plus grandiose qu'elle ait jamais vu, Ficelle suivit Rulna qui se dirigea vers la gauche jusqu'à une grande bâtisse élégante protégée par une lourde grille en fer forgé.

Rulna franchit les portes de la grille sans sourciller et alla frapper à l'épaisse porte en bois du bâtiment. Une petite lucarne s'ouvrit, laissant apparaître un visage ridé :
— Qu'est-ce que vous voulez ?
La voix était sèche et aigrelette.
— Je souhaiterais parler à Mère Galanne.
— Mère Galanne nous a quittés l'année dernière.
Rulna sembla s'affaisser :
— Oh ! J'en suis désolée. Mère Galanne était quelqu'un de bien... Sévère, mais juste. Qui dirige cet établissement maintenant ?
La personne derrière la porte commençait à s'impatienter. Elle répondit sèchement :
— Mère Doulène !
Rulna eut un mouvement de recul et, pour la première fois depuis qu'elle la connaissait, Ficelle eut l'impression que Rulna allait renoncer. Elle se ravisa cependant :
— Auriez-vous l'amabilité de lui dire que Rulna voudrait lui parler ?
La personne derrière la porte écarquilla les yeux de surprise :
— Rulna ? La fameuse Rulna ? Vu ce qu'on raconte sur toi ici, je doute qu'elle accepte de te recevoir !
Rulna serra les poings si fort que Ficelle crut un instant qu'elle allait défoncer la porte, mais après une longue inspiration, elle fit un pas de côté pour montrer Ficelle et elle insista :
— Dites-lui que je ne viens pas pour moi, mais pour cette enfant.
La gardienne observa la fillette quelques secondes avant de répondre d'un air résigné :
— Attendez ici !

Rulna semblait abattue :
— Elle ne nous recevra jamais. Elle ne me supportait pas à l'époque, je ne vois pas pourquoi ça aurait changé depuis.
Elle s'apprêtait à faire demi-tour lorsqu'elle entendit s'ouvrir le verrou de la porte. Elle se retourna et se figea. Une vielle femme apparut sur le perron, grande, sèche, le regard sévère :
— Rulna ! Tu es bien la dernière personne que je m'attendais à revoir ici.
Elle tendit les bras vers les visiteuses et son visage s'illumina soudain d'un grand sourire :
— Qu'est-ce qui me vaut cette surprise ? Entrez, et racontez-moi tout !
Ficelle chuchota :
— Elle n'a pas l'air si méchante que ça.
D'un geste, Mère Doulène les invita à la suivre. Ficelle s'exécuta alors que Rulna, médusée, hésitait à lui emboîter le pas. La vielle femme insista :
— Je sais que tu ne resteras pas, mais cela ne doit pas t'empêcher d'entrer. Tu es la bienvenue.
Rulna accepta enfin l'invitation :
— Je ne comprends pas. Vous m'avez toujours détestée.
Mère Doulène sourit :
— Tu n'as jamais été notre pensionnaire la plus calme, ni la plus docile, ce n'est pas pour autant que je te détestais. À ta manière, tu étais attachante. Peut-être ai-je fait l'erreur d'en attendre trop de toi, et trop vite.
Elle les fit entrer dans un petit salon où elle les invita à s'asseoir dans des fauteuils si confortables que Ficelle semblait émerveillée.
— C'est quoi cet endroit ?
Rulna lui lança un regard noir, comme si elle venait de commettre un impair, mais Mère Doulène leva une main pour la rassurer :
— Non, ne lui en veux pas. Elle n'a rien fait de mal, mais pourquoi ne lui as-tu rien dit ?
Rulna fixa ses pieds en croisant ses doigts :
— Je ne voulais pas lui dire avant que nous ne soyons là. J'avais peur qu'elle refuse de venir...
La vielle femme eut l'air satisfaite :
— Oh oh ! Tu admets donc que tu peux avoir peur !
Rulna lui répondit avec un regard de défi :
— Je n'ai pas peur ! Je voulais que Ficelle vienne jusqu'ici pour qu'elle sache, pour qu'elle puisse faire son choix !
Mère Doulène l'observa longuement, en silence, fixant sur elle un regard inquisiteur. N'y tenant plus, Rulna s'emporta :
— Quoi ? Qu'est-ce que j'ai encore fait ?
La vielle femme lui répondit avec douceur :
— Tu as changé. En bien, j'en suis heureuse. Je me dis que ton passage parmi nous n'aura pas été vain.
Une mère apporta un plateau de fruits et Mère Doulène invita ses hôtes à se servir avant de poursuivre :
— Tu as toujours été forte, fière et indépendante et, quoi que tu en penses, je fondais de grands espoirs sur toi. Oh, bien évidemment, tu ne te souciais que de toi, comme beaucoup de nos pensionnaires, mais ce qui m'a toujours chagrinée, c'est que tu refusais toujours d'être aidée.
Elle ajouta dans un sourire complice :
— Ça et les bagarres bien entendu !
Elle se tourna ensuite vers Ficelle :
— Cet endroit est un orphelinat. Rulna y a passé une année avant de nous quitter, mais je pense qu'elle ne doit pas trop nous en vouloir, puisqu'elle tenait à te conduire ici.
Ficelle se tourna vers Rulna, les yeux pleins de reproches :
— Tu veux te débarrasser de moi ? Mais moi je veux pas ! Tu es comme ma grande sœur ! Moi, je veux rester avec toi !
Rulna lui répondit durement, sans soutenir son regard :
— Ce n'est pas possible. Grandguy est toujours à notre recherche, et il ne s'arrêtera pas tant qu'il ne m'aura pas retrouvée. Dans les bagarres, tu ne fais pas le poids. Je ne peux quand même pas toujours assurer tes arrières !
Ficelle se leva d'un bond et sortit de la pièce en claquant la porte. D'un signe de la tête, Mère Doulène demanda à sa collègue de s'occuper de la fillette, puis elle demanda à Rulna :
— Qui est ce Grandguy ?
Rulna s'essuya les yeux avec le revers de sa manche avant de lui raconter toute l'histoire.

À la fin de son histoire, Mère Doulène posa à nouveau son regard inquisiteur sur elle. À nouveau, Rulna s'emporta :
— Je sais que je ne mérite pas une seconde chance ici ! Je l'ai su dès que je suis partie ! Mais Ficelle n'est pas comme moi, elle est intelligente, elle ne ferait de mal à personne, et elle est attentionnée avec les autres. Elle n'est pas faite pour cette vie-là. Donnez-lui une chance ! Je ne vous demande rien pour moi, mais vous devez lui donner cette chance. Si elle reste avec moi, Grandguy finira par la tuer. Elle ne mérite pas ça. C'est moi qui l'ai volé, pas elle.
Mère Doulène plissa les yeux l'espace d'un instant :
— Pourquoi as-tu pris ces risques pour elle ?
Rulna ne s'attendait pas à cette question :
— Je vous l'ai dit, Slack lui en demandait trop, les hommes de Grandguy l'auraient tuée avant qu'elle ait pu s'approcher de cette maudite machine.
— Mais ce Slack ne t'a rien demandé. Tu aurais pu laisser faire, personne ne te l'aurait reproché.
Rulna ne voyait pas où elle voulait en venir :
— Mais Ficelle ne méritait pas ça. Bien sûr, c'est une voleuse, mais c'était la seule façon de survivre pour elle. Elle ne mérite pas de mourir parce qu'un petit chef de bande n'a pas le courage de faire lui-même les choses !
— Mais tu es venue en aide à Ficelle. C'est elle qui te l'a demandé ?
Rulna s'emporta :
— Vous m'énervez avec vos questions ! Je l'ai aidée parce qu'elle en avait besoin ! Personne d'autre ne l'aurait fait ! Moi, je le pouvais, c'est tout !
Mère Doulène se pencha vers elle :
— Jamais tu ne t'étais souciée des autres lorsque tu vivais ici. Aujourd'hui, tu prends soin de cette petite, et tu lui viens en aide. Tu as bien changé, et je suis fière de toi.
Elle poursuivit avec un clin d'œil :
— Bien que je réprouve tes manies de voleuse...
Sidérée, Rulna s'affaissa dans son fauteuil :
— Alors ? Vous vous occuperez de Ficelle ?
Mère Doulène lui prit les mains. Surprise, Rulna eut un mouvement de retrait, mais la vieille femme ne lâcha pas :
— S'il est une leçon que tu m'as apprise, c'est qu'on ne peut pas aider quelqu'un qui refuse votre aide. Ficelle doit faire son choix, mais elle doit pouvoir le faire en toute connaissance.
Comme Rulna ne comprenait pas, elle précisa :
— Elle doit savoir que tu ne te débarrasses pas d'elle, mais que tu veux qu'elle soit en sécurité, et surtout, que tu tiens à elle.
Rulna voulu nier, mais Mère Doulène lui fit signe de se taire avant de poursuivre :
— Tu rencontreras des gens qui voudront t'aider, tout comme tu veux aider ton amie, simplement parce qu'elle en avait besoin et que tu pouvais le faire. La plupart de ceux qui te proposent de l'aide ne le font pas pour te rabaisser. Ils le font parce qu'ils le peuvent, et parce qu'ils éprouvent de l'empathie pour toi. Mais il y a encore une leçon que tu dois apprendre : Accepter leur aide ne signifie pas nécessairement que tu es faible. Cela signifie simplement que tu leur fais confiance.

 

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