Les cendres de Tirwendel - Chapitre XV

 

XV

Tilou avait passé la journée à la forge, subissant le discours de son oncle qui voulait encore le convaincre d'abandonner son idée de devenir ingénieur. Serrant les dents pour contenir sa colère, il faisait erreur sur erreur, au point qu'il lamina trop sa feuille d'acier, la rendant trop souple pour réaliser une pointe de lance. Constatant qu'il n'avait pas l'esprit à sa tâche, l'oncle le renvoya chez lui, ce qui ne fit rien pour calmer sa colère. Il croisa Alnard sur son chemin, et, ensemble, ils décidèrent d'une partie de chasse pour se changer les idées.

Comme Tilou restait sombre et taciturne, Alnard faisait pratiquement seul la conversation :
— Tu te rends compte ! Je me suis engagé dans la garde pour devenir quelqu'un d'important, pour lui plaire, et elle me dit qu'avec ma petite solde, je n'ai pas les moyens de l'intéresser. Non mais, pour qui elle se prend ?
Tilou finit par sourire :
— Tu le savais depuis le début non ? Isbelle a toujours voulu devenir autre chose qu'une simple villageoise. Elle a toujours rêvé d'aller vivre à Marendis. Comment peux-tu espérer qu'elle s'intéresse à toi ?
Alnard fronça les sourcils :
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Tu es quelqu'un de bien. Mais je crois que Isbelle cherche autre chose. Et puis, tu sais, elle n'est pas la seule fille du village.
Alnard soupira :
— Je sais tout ça, mais que veux-tu ? C'est la seule dont je sois amoureux, voilà tout.
Tilou soupira en se mettant au garde à vous :
— Ah les filles ! Ce qu'on ne ferait pas comme bêtises pour elles ?
Alnard pouffa :
— Je ne me suis pas engagé que pour elle tu sais. Je veux aussi me rendre utile, mais les travaux de la ferme... Je veux une vie plus exaltante.
— Travailler pour Pallon ! Tu parles d'une vie exaltante !
— Oh tu sais, Pallon ne sera pas gouverneur de la région pour toujours. Un autre le remplacera bientôt.
Alnard balaya la prairie du regard :
— En attendant, pour l'exaltation de la chasse, ça semble raté pour aujourd'hui !
Tilou s'arrêta un instant et se tourna vers l'Est :
— Nous sommes trop près du village. Nous devrions aller vers la forêt. Il y a souvent du gibier par là-bas.
Alnard eut l'air surpris :
— Si cette forêt s'appelle la forêt interdite, ce n'est pas pour rien ! Les elfes pullulent là-bas et ces créatures ne font pas de quartier.
Tilou se moqua de lui :
— Ça, c'est ce que Pallon veut nous faire croire, mais tout le monde sait que c'est là-bas qu'il organise ses parties de chasse. Et puis, cette forêt est sur les terres du royaume. Le territoire des elfes n'est qu'au-delà de la rivière.
Il se dirigea vers la forêt :
— Allez viens, nous ne risquons rien !

Lorsqu'ils entrèrent sous le couvert des arbres, Alnard encocha une flèche et se tint longtemps sur le qui-vive avant de se détendre enfin. Ils marchèrent un bon moment entre les arbres avant qu'un lièvre ne détale devant eux. Tilou l'ajusta et décocha sa flèche, mais l'animal changea de trajectoire au même instant, évitant la mort, et attirant sur le jeune homme les moqueries de son ami :
— Oh, ça va ! Moi au moins, j'ai essayé. Pourquoi tu n'as pas tiré ?
— Qui aurait assuré tes arrières si je m'étais aussi amusé à rater ce lièvre ?
Tilou baissa ses épaules de dépit :
— Ne me dis pas que tu t'inquiètes encore pour les elfes ?
Le silence de Alnard était éloquent. Tilou insista :
— Nous sommes encore dans notre royaume. Je te l'ai dit, c'est la rivière qui marque la frontière.
Constatant l'air penaud de son ami, Tilou changea de sujet :
— Ce n'est pas grave. Aide-moi à retrouver ma flèche.

À mesure qu'ils avançaient, les arbres devenaient plus hauts, plus majestueux. Lorsqu'il constata qu'ils étaient deux fois plus grands que les arbres qui poussaient à proximité du village, Alnard souffla :
— Tu as vu ces arbres ? T'en avais déjà vu d'aussi grands ?
— Non. Je n'étais jamais venu aussi loin.
— Tu ne crois pas qu'on devrait faire demi-tour ?
Tilou regarda devant lui. L'espace entre les arbres devenait plus sombre, comme si la lumière ne pouvait plus parvenir jusqu'au sol. En tendant l'oreille, il entendit le léger clapotis de l'eau :
— La rivière n'est plus très loin. Je pense que tu as raison. On ferait mieux de rentrer.
Il allait faire demi-tour lorsqu'il aperçut un chevreuil à une vingtaine de mètres devant lui. Il fit signe à Alnard et progressa vers l'animal en se baissant le plus possible, et en prenant bien garde de ne pas faire le moindre bruit. Lorsqu'il fut à mi-chemin, il encocha une flèche, se releva et tira. Il devait s'être redressé trop vite, car le chevreuil bougea légèrement, juste avant que la flèche ne l'atteigne. Blessé, l'animal poussa un petit aboiement et s'enfuit vers la rivière. Tilou se lança à sa poursuite malgré les protestations de Alnard.

L'animal courait vite mais, constatant qu'il perdait beaucoup de sang, Tilou décida de suivre la trace. Alnard lui, en était resté à leur décision de rentrer :
— Tilou, arrête, cette bête à l'air de vouloir se réfugier chez les elfes ! Nous ne pouvons pas y aller !
Le jeune forgeron s'énerva :
— Tu sais à quel point c'est compliqué de fabriquer une bonne flèche ? Tant que nous n'avons pas à traverser la rivière, je continue à chercher !
Alnard maugréa, porta sa main au pommeau de sa petite dague, comme s'il voulait vérifier qu'elle était toujours là, puis il encocha une flèche sur son arc et mit sa corde légèrement en tension, prêt à tirer :
— Une dague et deux arcs ! Nous ne ferons jamais le poids si nous tombons sur eux. Ils ne sont pas connus pour être de mauvais archers... Nous ferions peut-être mieux d'abandonner !
Ces mots réveillèrent les frustrations accumulées avec son oncle et ses échecs successifs avec sa machine. Tilou s'emporta :
— Laisser tomber ! Abandonner ! Mais qu'est-ce que vous avez tous à vouloir me voir abandonner ! C'est ma vie, c'est mon choix ! Tu m'entends ! Je n'ai jamais dit que ce serait facile, tu sais ! Mais c'est dans la difficulté qu'on progresse !
Surpris par la réaction de son ami, Alnard fit un pas en arrière :
— Tu es certain qu'on parle encore de ta flèche ?
Tilou réalisa qu'il était allé trop loin. Alnard n'avait pas à subir une colère dont il n'était pas responsable :
— Je suis désolé. Je n'aurais pas dû te parler comme ça.
Un peu honteux, il fixa le sol :
— C'est mon oncle. Il ne veut rien entendre. Je ne veux pas devenir forgeron. Je veux être ingénieur... Mais il ne comprend pas.
Alnard lui donna une tape derrière l'épaule :
— Tu n'as pas à devenir forgeron tu sais.
— Oui, je sais...
Il n'eut pas le temps de finir sa phrase :
— Tu l'es déjà ! Et doué en plus !
Ils éclatèrent de rire.

Tilou leva les yeux au ciel. Le jour déclinait :
— Tu ne m'avais pas dit que tu devais reprendre ton service à la tombée de la nuit ?
Alnard lui sourit :
— Si, mais je ne vais pas abandonner un ami si proche de l'ennemi.
— Mais je te dis qu'on ne risque rien si nous ne traversons pas la rivière ! Et puis, il va bientôt faire nuit. Tu devrais rentrer. Je ne vais bientôt plus rien y voir, alors je ne vais pas tarder à rentrer moi aussi.
Alnard était soulagé :
— D'accord, mais sous aucun prétexte tu ne t'approches de cette rivière !
— Promis !

Le soleil était déjà couché lorsqu'il retrouva enfin le chevreuil, mort, au bord de la rivière. Éclairé par la lune, il tira la carcasse de l'animal vers un buisson, afin de se soustraire à la vue d'éventuels elfes pendant qu'il récupérait sa flèche et préparait sa proie pour l'emporter chez lui. Il aurait normalement dû vider la bête pour éviter de gâcher la viande, mais, bien que le vent vienne du royaume des elfes, il craignait que les odeurs ne le fassent repérer, il se contenta donc dans un premier temps d'attacher les pattes entre elles pour faciliter le transport.

Il fut soudain alerté par des cris et des bruits de course qui venaient de l'autre rive. Il se cacha au mieux, espérant ne pas être repéré et ne pas avoir à combattre, car il ne voulait pas relancer les hostilités entre les deux peuples. Toutes les histoires qu'il avait entendues sur les elfes les décrivaient comme sanguinaires et sans pitié. Il voulait pourtant croire qu'ils n'étaient pas dénués de bon sens et qu'ils seraient prêts à parlementer, car après-tout, il n'avait jamais traversé la frontière.

Les bruits se rapprochaient. Il encocha une flèche sur son arc et se tint prêt à toute éventualité. Il réalisa alors que l'on se battait de l'autre côté de la rivière. Si un homme venait à traverser la rivière, il était possible que les elfes décident d'en faire autant pour rattraper le fugitif. Tilou comprit alors que même s'il était dans son bon droit et qu'il n'avait rien fait pour les provoquer, il risquait pourtant lui aussi de subir la colère des elfes.

Dans la pénombre au travers des branchages, il aperçut une silhouette qui courait vers la rivière. Il vit la lumière de la lune se refléter dans la lame d'une dague que le fugitif tenait dans la main droite. D'autres silhouettes imposantes, effrayantes, apparurent à leur tour, armées de grosses branches, ou de massues sommaires, il n'aurait su le dire. L'une de ces créatures leva un long bâton, le porta à sa bouche en le pointant vers le fugitif qui poussa un petit cri, mélange de rage et de désespoir. La voix était féminine, sans doute possible.
La femme se retourna en titubant, alors que l'un des monstres s'approchait d'elle, prêt à la frapper de sa massue. Elle esquiva le coup et riposta d'un coup de dague à l'abdomen. Le monstre poussa un atroce cri rauque et s'écroula en portant ses mains à sa blessure.
La femme fit demi-tour et se dirigea chancelante vers l'eau, mais un monstre lança des bolas qui l'immobilisèrent. Elle tomba sur la berge alors qu'une créature s'approchait en levant son arme pour lui fracasser le crâne.
À la grande surprise de Tilou, la femme parvint à rouler au sol pour éviter le coup tout en tailladant la cheville de son agresseur qui s'écroula en laissant retomber lourdement son arme sur la jambe de la fugitive qui hurla de douleur. Il aurait voulu se lever pour aider la victime mais il se ravisa. Que pouvait-il bien faire ? Il n'était pas un combattant, ne disposait que d'un arc et d'un petit couteau de chasse et il doutait que cela puisse être d'une quelconque utilité face à ce genre de créature.

Un troisième monstre s'approcha d'elle, attentif à ses réactions. Elle tenta une nouvelle attaque désespérée qu'il esquiva sans mal. Il poussa un grognement avant de la frapper du pied sur sa jambe blessée, ce qui lui arracha un poignant cri de douleur. Il la frappa à nouveau si violemment à l'abdomen qu'elle fut arrachée du sol pour retomber dans l'eau et être entraînée vers le fond par le poids des bolas.

Les monstres s'approchèrent de la rive. L'un d'eux grogna de mécontentement alors que celui qui avait jeté la femme dans la rivière se faisait tout petit.
Tilou les vit scruter le fond de l'eau pendant ce qui lui sembla une éternité, puis l'un des monstres haussa les épaules avant de faire un signe. Ils firent demi-tour, récupérèrent leurs blessés et disparurent par là où ils étaient arrivés.

Le jeune homme était tiraillé entre porter secours au risque d'être repéré et fuir pour aller raconter ce qu'il avait vu à Pallon. Il tendit l'oreille : pas un bruit ne se faisait entendre, comme si la forêt elle-même honorait de son silence la bravoure de celle qui venait de succomber.
Il pensait qu'elle devait être morte mais, qui qu'elle soit et quoi qu'elle ait fait, il estimait qu'elle méritait une sépulture plus digne que le lit d'une rivière. Il se dirigea alors vers la rivière. La lumière de la lune lui permit d'apercevoir le corps de la malheureuse, immobile au fond de l'eau. Il s'enfonça silencieusement dans l'eau froide et plongea pour aller la récupérer.
En s'approchant d'elle, il vit l'éclat vif de la lune sur la dague métallique qu'il récupéra et glissa dans sa ceinture. Il saisit ensuite délicatement la fugitive sous le bras et la remonta à la surface.

À sa grande surprise, lorsque son visage émergea, elle prit une profonde et bruyante inspiration. Il regagna alors la berge en prenant grand soin de lui maintenir le visage à l'air libre. Il la tira derrière son buisson, lui arrachant un petit cri de douleur à chaque mouvement. Là, il voulut la rassurer, pendant qu'il la libérait des bolas, mais elle regardait dans le vide et semblait incapable de bouger. Il voulait l'emmener au village pour la mettre en sécurité, mais à peine essaya-t-il de la porter qu'elle gémit en grimaçant de douleur. Il se souvint alors qu'elle était blessée. Il la reposa délicatement et examina ses jambes. La jambe gauche était tuméfiée au niveau du péroné, qu'il supposa fracturé.
Tilou ne voulait pas l'abandonner ici, inconsciente, pour aller chercher des secours. Sa mère était guérisseuse et il l'avait plusieurs fois assistée lorsqu'il était plus jeune. Il tenta donc de réduire la fracture. Il dut s'y reprendre à trois fois, lui arrachant des cris de douleur à chaque tentative. Il lui confectionna ensuite une attelle de fortune pour pouvoir la porter sans aggraver sa blessure.

Avant de partir, il tira la carcasse du chevreuil loin de la rivière, afin de ne pas indiquer aux elfes, ni aux monstres, sa présence cette nuit sur les lieux de cette bataille. Lorsqu'il revint vers la fugitive, elle gémissait, les yeux révulsés. Elle sursauta lorsqu'il voulut la porter, mais elle ne semblait pas consciente pour autant. Il la souleva délicatement, surpris par sa légèreté, et il reprit enfin la direction du village, éclairé par le peu de lumière blafarde de la lune qui atteignait le sol.

Lorsqu'il arriva chez lui, il la déposa sur son lit, et alluma une chandelle pour examiner sa patiente. Il fut surpris par la jeunesse et l'étrange douceur de ses traits qui semblaient incompatibles avec ses aptitudes au combat. Ses vêtements aussi étaient inhabituels. Elle portait une sorte de gilet épais, vert pomme, et une coiffe du même style, tissés avec des fibres épaisses et résistantes qu'il ne sut identifier. Il se souvenait du formidable coup qu'elle avait reçu à l'abdomen et craignait qu'elle ne soit sérieusement blessée, aussi entreprit-il de lui ôter sa cuirasse de fibres. Elle paraissait incroyablement frêle et pourtant, contre toute logique, elle ne semblait souffrir d'aucune lésion interne hormis une côte brisée. Il banda alors son torse de manière à lui éviter trop de douleurs inutiles. Puis il décida de lui retirer sa coiffe...

 

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