Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre LXV
LXV
Le jour se levait.
Sharle cheminait aux côtés de Bénobog et Corg, qui portait sa fille
toujours endormie. Le chaman avait affirmé que ce que Litak avait
accompli en si peu de temps prouvait à quel point elle était
exceptionnelle. Sharle et Corg en étaient déjà convaincus depuis
longtemps, bien que leurs raisons soient légèrement différentes.
Le
chaman était intrigué par le Général. Dans un premier temps, il ne
parvenait pas à comprendre ses motivations dans cette affaire, mais ce
qu'il avait observé durant la bataille de Mont Noir et l'attention
bienveillante du seigneur de Valfond envers la demi-orque et son père
pendant cette marche commençaient à l'éclairer. Sharle ne cherchait ni
le pouvoir ni la domination sur les orques. Ce qu'il semblait désirer
était bien plus simple et bien plus honorable. Le chaman était forcé
d'admettre que tout ce qu'il pensait du Général jusque-là était erroné.
— Dis-moi Général, comment peux-tu communiquer comme nous ? Jamais aucun homme ne s'en était montré capable.
La question prit Sharle au dépourvu.
—
Pour tout te dire, je ne sais pas. Wanuka, l'orque qui m'a élevé, la
seule mère dont je me souvienne, m'a toujours parlé à votre manière.
Il réfléchit un instant.
—
Peut-être que par amour pour elle, l'enfant que j'étais alors s'est
efforcé de développer ses capacités à communiquer comme un orque.
Peut-être que de toujours avoir perçu Wanuka m'y a aidé... Je n'ai
aucune certitude à ce sujet, en revanche, je pense que de nombreux
hommes peuvent avoir cette capacité : Farabert peut comprendre en partie
les conversations des orques, Halbair prétend "sentir" les orques et je
sais que l'on peut percevoir beaucoup de certains hommes : émotions,
désirs... Peut-être ne sommes-nous pas si différents après tout : vous
êtes capables d'apprendre à parler comme nous et certains d'entre nous
ne sont pas insensibles à votre façon de communiquer. C'est d'ailleurs
ainsi que je dirigeais mes troupes durant la guerre. J'avais choisi mes
lieutenants en fonction de leurs capacités à me percevoir durant les combats.
Bénobog comprit enfin la nature du personnage légendaire que les guerriers craignaient.
—
C'est ce qui t'a valu le nom de Hurleur... Si je comprends bien, tu ne
cherchais pas à gêner nos troupes, mais à diriger les tiennes...
—
Effectivement. Il m'a fallu du temps pour comprendre pourquoi les
guerriers manquaient à ce point de coordination, alors qu'ils avaient
infligé de lourdes défaites aux armées humaines. Mais j'avoue que
lorsque j'ai enfin compris, je me suis largement servi de cet avantage.
— Et pourquoi n'as-tu pas envahi les terres des orques ?
— Je ne le souhaitais pas. Cette guerre fut déclenchée par la folie des
hommes. Les orques n'ont fait que répliquer, fort brillamment
d'ailleurs. Je ne suis pas un citoyen des Belles Landes, contrairement à
ce que beaucoup croyaient. J'étais à Pont des Landes pour me former
auprès de Harmond. J'ai été pris dans la tourmente comme beaucoup. Mais
j'ai toujours insisté auprès de Harmond : Je pouvais tenter de repousser
vos armées, mais je refusais de dépasser la frontière. Les orques ne
devaient pas être humiliés. En m'arrêtant aux berges du grand fleuve, je
voulais leur montrer qu'ils avaient notre respect et en libérant les
prisonniers et les blessés, avec leurs armes, qu'ils avaient gardé leur
honneur.
Il marqua une pause dans son récit, jetant un œil à Litak toujours endormie.
—
J'ai toujours dit à Hekox qu'il n'était pas mon prisonnier, mais mon
invité et que je l'avais fait escorter à Valfond pour pouvoir assurer sa
sécurité.
— Pourquoi ? N'importe quel chef de guerre aurait montré son adversaire vaincu comme un trophée.
— Je ne suis pas l'ennemi des orques. Je ne l'ai jamais été. Hekox est
un grand chef. Il a réussi à unifier les clans sous son autorité et tu
as vu de quelle puissance votre nation peut faire preuve lorsqu'elle est
unie. Il fallait à tout prix que Hekox vive libre et avec son honneur.
La nation orque n'en a certainement pas fini avec la folie des hommes.
Elle a besoin de chefs comme lui.
Corg qui avait suivi la conversation en détail se permit de demander :
— Est-ce bien toi qui as sauvé Imanéa et son fils sur les berges du grand fleuve ?
— Oui. Mais je ne savais pas qui elle était avant de pouvoir lui parler.
Le
chaman ne comprenait pas encore toutes les motivations du Général. Ses
actes allaient en totale contradiction avec les habitudes guerrières des
orques, qui pouvaient généralement se résumer à une simple expression :
malheur aux vaincus.
— Alors pourquoi te préoccuper d'elle ?
—
Je ne pouvais pas accepter que le dernier acte de cette guerre soit
l'exécution sommaire d'une mère et de son fils. Trois guerriers étaient
restés à ses côtés pour la défendre. Ils avaient toute une armée face à
eux. Il n'y avait aucune raison ni aucun honneur à les tuer.
Je suis
heureux de l'avoir fait. En refusant de faire de Hekox un esclave, j'ai
gagné son respect, en protégeant sa famille et ses proches, j'espère
avoir gagné sa confiance. Mais certains de mes hommes ne me l'ont jamais
pardonné, Halbair le premier. Il savait qui elle était et il se voyait
déjà riche en la revendant comme esclave.
Litak gémit et tous trois s'inquiétèrent pour elle. Corg ne supportait plus de voir sa fille dans cet état.
— Ce n'est pas normal ! Comment peut-elle dormir comme ça ?
Bénobog tenait à le rassurer :
—
Elle est épuisée, là-bas, ils ne l'ont pas laissée dormir et ne lui ont
accordé aucun moment de répit. Et le peu de temps qu'elle avait pour se
reposer, elle l'a passé à apprendre à communiquer sur les gammes et à
faire ses voyages hors de son corps. Quand j'y repense, je ne comprends
pas comment elle a trouvé assez de ressources pour y parvenir.
— Mais comment peut-elle faire des choses comme ça ? De mémoire d'orque, personne ne l'a jamais fait.
— Communiquer sur les gammes est une simple technique transmise par
certains chamans, mais il m'a fallu des années pour maîtriser cela, ta
fille l'a fait en une soirée. Quant aux voyages de l'esprit, comme tu
m'as dit, de mémoire d'orque, personne ne l'a jamais fait et je n'aurais
jamais imaginé que cela soit possible. Mais ta fille n'est pas une
orque.
Corg bougonna :
— Oui, je sais, personne ne sait de quoi elle est capable.
Ils
franchirent un petit torrent et ils durent aider les plus faibles à le
traverser. Sharle porta un tout jeune enfant, pas encore en âge d'être
novice, et il le garda dans ses bras, car le chemin devenait escarpé. Le
petit regardait Litak avec insistance. Il finit par demander :
— C'est vrai que c'est Alestéra ?
Sharle regarda le petit, ne comprenant pas de quoi il parlait.
— Pardon ?
— Il y en a qui disent que c'est Alestéra, la Créature Esprit, celle qui peut aller partout où les orques ne sauraient aller.
Le chaman arrêta de marcher un instant, frappé par les mots du jeune
orque. Aélania ou Alestéra ? Se pourrait-il que ces deux êtres des
légendes anciennes soient réunis dans la même personne ? Il lui faudrait
réfléchir à cela, mais le fait était que Litak avait fait preuve des
qualités des deux : abnégation et désir de protéger de Aélania et voyage
de l'esprit de Alestéra.
Corg bougonna à nouveau :
— C'est Litak ! C'est ma fille, c'est tout ce que les gens ont besoin de savoir !
Le petit se le tint pour dit, il ne souhaitait pas mettre en colère ce guerrier.
Sharle sourit : Corg aimait sa fille et il la voyait certainement
encore comme la petite fille fragile qu'il devait protéger, n'acceptant
pas l'idée que les évènements de ces derniers jours aient pu la faire
grandir si vite qu'elle puisse désormais voler de ses propres ailes.
Le petit demanda le plus discrètement possible à Sharle :
— Il est en colère ?
—
Pas contre toi. Il commence à se rendre compte que la petite fille
qu'il aime tant n'est plus aussi petite qu'il le croyait. Aucun père
n'aime cette idée, pas même les humains.
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