Les cendres de Tirwendel - Chapitre LXX

 

LXX

Après plus de dix jours de marche monotone dans la grande prairie, Rulna avait trouvé une petite rivière aux eaux limpides et avait décidé de la remonter vers les montagnes, pour arriver face à une falaise abrupte d'où la rivière coulait en une magnifique cascade.
Face à ce spectacle, Raëlnor explosa :
— C'en est trop ! Cette naine ne sait pas où elle va ! Nous ferions mieux de faire demi-tour !
Rulna s'emporta :
— Mais je t'en prie, fais-toi plaisir, pars de ton côté et fiche-nous la paix ! Tu peux aller où bon te semble, personne ne te retient !
Comme pas un elfe ne semblait prêt à le suivre, il se renfrogna pour, en fin de compte, suivre le groupe.

La naine examina la falaise pendant quelques secondes avant de pointer un doigt sur la gauche de la cascade :
— Par là !
Elle s'approcha du mur de roches :
— Il y a un escalier pour monter !
Les marches étaient taillées à même la roche, sur à peine un mètre de large, ce qui ne permettait le passage que d'une personne à la fois.
Raëlnor s'énerva encore une fois :
— Aucun elfe sain d'esprit ne s'aventurerait à passer par là, c'est un véritable coupe-gorge !
Rulna lui répondit sur un ton sarcastique :
— C'est exactement le but recherché. Empêcher les elfes de passer par là. Alors maintenant, soit tu te considères comme fou et tu montes avec nous, soit tu ne l'es pas et tu restes en bas. Mais ne comptes pas sur moi pour te porter.
Sur ce, elle entama la montée, suivie de Alnard, de Lak'Mor puis du reste du groupe.
Lorsqu'ils arrivèrent en haut, ils découvrirent une grande vallée de montagne. Sur les pentes, de chaque côté, ils purent admirer une multitude de petits lacs en terrasses, chacun se déversant dans un autre en contrebas par une petite cascade. Plus haut, une grande forêt encadrait les petits plans d'eau jusqu'aux alpages.
À la vue de ces arbres innombrables, les elfes retrouvèrent enfin le sourire. Naëwen s'approcha de la naine :
— Rulna ! C'est magnifique !
— N'est-ce pas.
Elle prit une attitude faussement hautaine :
— Il ne faut pas croire tout ce qu'on dit à notre sujet. Les nains ne sont pas que des brutes tout justes bonnes à creuser des trous et à casser des cailloux !
D'un grand et théâtrale geste circulaire du bras, elle présenta la vallée :
— Nous sommes aussi sensibles à une certaine beauté.
Elle reprit une attitude normale :
— Mais les nains sont quand même avant tout des nains. Alors quand ils bâtissent, c'est principalement pour la guerre ou pour manger. À la base, ces bassins servaient surtout à élever des poissons, mais bon, c'est beau quand même !
Elle s'avança sur un muret qui servait de barrage au petit lac qu'ils avaient devant eux :
— Et tu n'as encore pas vu Gar Taln ! Il paraît que c'était une des plus belles cités naines ! C'est par là !

Rulna les conduisit au bout de la vallée, en bordure de forêt, où une impressionnante falaise de roche grise barrait le passage. La naine s'engagea dans une petite faille, mais Raëlnor refusa de la suivre :
— C'est peut-être un piège ! Si ça se trouve, c'est rempli de nains là-dedans !
La naine serra les poings, prête à le faire taire, quitte à devoir le porter jusqu'au cœur de la cité, mais Alnard intervint le premier :
— Tu es quand même incroyable ! Sans Rulna, toi et tes archers, vous seriez tous morts à l'heure actuelle. Sans elle, nous n'aurions jamais pu libérer ces enfants. Qu'a-t-elle exigé en retour ? Rien ! Mais au lieu de montrer un peu de gratitude envers celle à qui tu dois d'être encore libre et en vie, tu te montres suspicieux et ingrat depuis le début. Comme elle te l'a déjà dit, personne ne te force à nous suivre. Alors si tu ne supportes pas de lui être redevable, tu peux encore retourner dans ta forêt pour combattre les trolls et libérer votre royaume !
Naëwen vint se placer à côté de la naine et intervint à son tour :
— Sans Rulna, Tilou et Alnard je serais morte depuis longtemps. Je leur dois la vie et je leur confie ma vie sans la moindre hésitation.
Elle montra aussi Lak'Mor et Shack'Gan, que seuls les enfants, principalement Astaëlle et Lamaën, appréciaient côtoyer :
— Il en est de même pour ces deux trolls. Vous avez pu voir à quel point ils sont tous dignes de confiance. Alors, vous avez encore le choix. Vous pouvez nous suivre en confiance ou partir. Faites ce choix maintenant, mais faites-le une bonne fois pour toutes ! Je ne tolérerai plus qu'on manque ainsi de respect envers mes amis.
Elle posa une main sur l'épaule de Rulna :
— Vas-y, je te suis.

Comme à Rorg Alren, ils durent traverser un grand couloir sombre avant d'arriver devant une porte dont la naine comprit le fonctionnement après quelques minutes d'observation, malgré les incessantes remarques de Raëlnor. Lorsqu'elle ouvrit enfin la porte, elle les guida vers la salle centrale en suivant plusieurs couloirs taillés à même la roche en voûte d'ogive, et régulièrement agrémentés par des colonnes finement gravées de motifs géométriques, tels qu'ils avaient pu en admirer dans la cité première.
La voûte de la salle centrale était soutenue par douze colonnes monumentales qui se rejoignaient en arches au centre de la voûte. Tout autour, trois niveaux de balcons étaient percés de douze portes, chacune menant vers différents quartiers. En haut, les habitations, au milieu les stocks, l'armurerie, et différentes salles destinées à l'administration de la cité. En bas, les locaux techniques, fonderie, forge, menuiserie, tannerie, et les accès vers les différentes portes de la cité.
Ravie par ce qu'elle découvrait pour la première fois, mais dont elle avait entendu parler maintes fois dans son enfance, Rulna se tourna vers Raëlnor :
— Alors mon pote ! Ça valait le coup de venir jusqu'ici non ?
L'elfe répondit sèchement :
— Si on aime s'enterrer, oui, mais nous sommes des elfes, pas des rats.
Excédé par l'attitude de son chef, Delendir lui répliqua de manière cinglante :
— Rulna à la gentillesse de nous accueillir dans une cité naine, où nous serons à l'abri des intempéries et des trolls. Si cela ne vaut pas mieux qu'un trou à rat à tes yeux, trouve-toi un arbre dehors, et construis une bonne hutte digne d'un elfe... Si tu y parviens avant l'hiver. En attendant, moi, je reste ici, et je conseille aux autres d'en faire autant. Parce que l'urgence pour le moment, c'est de faire assez de réserves pour passer l'hiver.
La naine ajouta sur un ton faussement amical :
— Par pure courtoisie, je peux te montrer la sortie vers la forêt la plus proche.
Naëwen décida d'apaiser la situation :
— Nous sommes tous – elle lança un regard appuyé vers Raëlnor – reconnaissants envers Rulna pour l'aide précieuse qu'elle nous a apporté et, avec sa permission, nous allons profiter du confort de Gar Taln, jusqu'à ce que nous soyons en mesure de bâtir une cité à notre image dans la forêt.
Elle se tourna ensuite vers Rulna :
— Par respect pour ton peuple, nous ne resterons ici que jusqu'à ce que nous ayons chassé les trolls de notre forêt.
La naine lui sourit :
— Prenez votre temps, aucun nain n'est venu ici depuis Rocknor, et Rak Tahr, la cité des survivants, est suffisamment loin d'ici pour qu'aucun nain ne vienne vous importuner avant longtemps.
Elle montra les portes des balcons :
— Venez, je vais vous faire visiter et vous montrer où vous installer.

Ils passèrent la fin de l'été à récolter tout ce qui pouvait l'être et à engranger des stocks pour la mauvaise saison. Shack'Gan et Tilou passèrent beaucoup de temps à échanger sur leurs méthodes de soins et sur leurs connaissances des plantes. Le jeune homme appréciait chaque moment passé en sa compagnie, mais le mage semblait pourtant continuellement soucieux et, lorsque les premières feuilles commencèrent à brunir sur les arbres, Tilou osa enfin lui demander ce qui le tracassait. Le troll se tourna alors vers le sud-ouest :
— Un jour, Ort'Kan a chargé Zol'Kor d'éliminer un groupe d'elfes qui résistaient toujours à la horde. Ça a été un véritable massacre. Mais il y a eu des survivants, je ne sais pas combien, deux au minimum, certainement plus...
Il ferma les yeux quelques instants avant de poursuivre :
— ... qui ont réussi à se cacher.
— J'ai promis à leur chef de ne pas leur faire de mal. Mais que vaut cette promesse si je les laisse là-bas, alors qu'ils pourraient être en sécurité ici ?
— Il suffirait d'aller les chercher ! C'est où ?
Shack'Gan semblait abattu :
— Je ne sais même pas si je saurai retrouver le chemin. Nous avons tellement voyagé dans cette immense forêt que j'en ai perdu mes repères.
— Tu dois bien te souvenir de certains détails, les elfes pourraient s'en servir pour te guider.
Shack'Gan se tourna vers l'entrée de Gar Taln :
— Je suis un troll ! Jamais Raëlnor ne me fera confiance !
Tilou se leva :
— Raëlnor est peut-être leur chef, mais Naëwen est leur reine ! Elle, elle te fait confiance !

Lamaën aida Shack'Gan à retrouver tous les détails du village dans les montagnes, ce qui permit à Delendir et Gornaël de trouver l'emplacement du village, un endroit autrefois jugé trop dangereux, vers le Sud, à la frontière entre le royaume des elfes et celui des nains.
Tilou, Alnard et Rulna se portèrent volontaires pour accompagner le mage, mais il refusa cette offre, expliquant qu'une petite équipe, deux trolls et quelques elfes paraîtrait moins suspecte à une patrouille de la horde qu'un groupe hétéroclite comportant en plus des humains et une naine.

Ils rentrèrent à la fin de l'automne, accompagnés d'une cinquantaine d'elfes. Ils étaient maigres et affaiblis, certains étaient même blessés, mais tous semblaient soulagés et heureux en arrivant à Gar Taln. Une mère eut même le bonheur de retrouver son fils qu'elle avait cru disparu à jamais.
Les nouveaux venus remercièrent Rulna pour sa générosité, mais jamais ils ne se montrèrent réellement à l'aise avec elle. La naine s'en inquiéta auprès de Naëwen qui tenta de la rassurer. Les elfes lui étaient tous sincèrement reconnaissants pour sa générosité, mais elle leur rappelait leur propre culpabilité pour ce que les elfes avaient fait à Rocknor.

Durant l'hiver, la naine s'isola de plus en plus souvent, n'acceptant plus guère que la présence de Alnard, et, lorsque l'occasion se présentait, la compagnie de Naëwen.
Lorsque la neige commença à fondre dans leur vallée, elle se rendit régulièrement vers un promontoire rocheux qui offrait une vue dégagée vers les montagnes du Sud. Elle mangeait peu et il devint de plus en plus difficile de lui arracher un sourire.
Ce matin-là, Alnard ne l'avait pas vue depuis son réveil. Comme il s'inquiétait pour elle, il décida d'aller la retrouver sur son poste d'observation. Il la trouva, assise sur une roche froide, les pieds dans le vide. Il vint s'asseoir précautionneusement à ses côtés et il prit le temps d'observer silencieusement le panorama pour lui laisser le temps d'engager la conversation. Comme elle se contenta de pousser un soupir dont il ne parvint pas à interpréter le sens, il se contenta de sourire en admirant les montagnes à l'Ouest, dont les sommets enneigés reflétaient comme un miroir la lumière du soleil levant qui leur donnait une teinte rosée. Plus bas, les sapins, encore un peu couverts de neige, avaient gardé leur teinte vert foncé durant toute la saison froide. Plus bas encore, les feuillus commençaient à montrer leurs bourgeons vert clair pendant que la prairie, à l'Est, s'animait déjà avec les troupeaux de bisons qui paissaient en petits groupes épars.
— Le territoire des nains est vraiment magnifique.
Comme elle ne répondait pas, il dégagea une mèche de ses cheveux de feu pour apercevoir son visage. Elle semblait à la fois déterminée et mélancolique. Il passa un bras autour de ses épaules et la serra doucement contre lui :
— Que se passe-t-il ? On ne te voit quasiment plus, je ne sais même pas si tu manges encore. Si tu passes encore plus de temps ici, tu risques de te transformer en pierre...
Il réalisa qu'elle grelottait. Il écarta un pan de son long manteau et le passa autour d'elle :
— Ou en glaçon.
Elle sourit tristement :
— Tu ne peux pas t'en empêcher, n'est-ce pas ?
Comme il ne comprenait pas ce qu'elle entendait par là, il tenta au moins de continuer à la faire sourire :
— De raconter des bêtises ? Si tu savais ! Je fais des efforts, mais c'est plus fort que moi. Une fois sur deux, quand j'ouvre la bouche, je dis une ânerie.
Elle sourit franchement cette fois-ci :
— Espèce d'idiot !
Elle inclina sa tête contre lui :
— De t'inquiéter pour moi.
Il la serra un peu plus fort contre lui :
— Pas depuis cette ruelle à Meetamis.
Il tenta d'accrocher son regard, mais elle se forçait à fixer les montagnes du Sud. Il lui demanda alors :
— Tu sembles soucieuse depuis plusieurs jours. Qu'est-ce que tu fixes comme ça à longueur de journée, qu'est-ce qui se passe ?
Elle leva un bras et pointa une montagne qu'il ne put distinguer des autres :
— Là-bas, il y a Rak Tahr, la cité des survivants. C'est pas très glorieux comme nom, mais c'est chez moi.
Elle se tut quelques secondes, comme si elle hésitait à poursuivre. Elle finit par soupirer :
— Ça fait plus de cinq ans que j'en suis partie.
Elle se tourna vers Gar Taln. Des elfes en sortaient pour prendre l'air ou pour aller inspecter les arbres et les plantes. Certains commençaient même à tisser les branches des arbres pour réaliser des huttes, processus qui, elle le savait, prendrait de nombreuses années :
— Quand je vois ces elfes qui bâtissent leur avenir, je ne peux m'empêcher de penser aux miens. Ils ne savent rien des trolls. Mais les trolls ne sont pas idiots. Ils vont comprendre que je ne suis pas une gamine humaine, que je suis autre chose. Et si, comme on le pense, c'est Gorwindel qui est derrière tout-ça...
Elle frissonna, mais il comprit que ce n'était pas à cause du froid.
— J'ai peur qu'il ne décide de finir ce qu'il avait commencé à Rocknor.
Elle se tourna enfin vers lui et le fixa de ses yeux verts aux éclats dorés, mouillés des larmes qu'elle s'interdisait pourtant de verser, dans lesquelles jouait la lumière du soleil :
— C'est de ma faute !
Une perle humide roula enfin sur sa joue :
— Je dois rentrer ! Je dois les prévenir du danger qui les menace !
Alnard essuya doucement la larme sur la joue de la naine, mais il y laissa sa main :
— On part quand ?

FIN

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