Les cendres de Tirwendel - Chapitre LXIX

 

LXIX 

Shack'Gan observait la bataille avec un surprenant détachement, essayant de comprendre ce qui pouvait pousser ces créatures de quatre espèces différentes à s'entre-aider, alors que leurs peuples étaient plus ou moins en guerre les uns contre les autres. Lak'Mor affrontait à nouveau trois trolls. Il put esquiver une nouvelle attaque, mais pas la suivante qui se produisit dans l'instant. Frappé au bras et sur le côté, il s'écroula dans un cri de douleur, en roulant sur lui-même. Le mage ne put lui éviter la mort qu'en tuant à nouveau ses opposants à l'aide de pics de glace.
Il se tourna alors vers Naëwen et constata qu'elle se traînait sur le sol vers le jeune humain toujours inconscient. Zol'Kor s'approchait d'elle, sûr de sa victoire :
— Admet ta défaite ! Rien ni personne ne pourra plus te sauver maintenant.
Elle se releva péniblement en pointant l'épée de Tilou vers lui :
— Plutôt mourir libre !
Le chef de guerre éclata de rire :
— Mais tu vas mourir ! Je m'en chargerai personnellement ! Je m'en fais déjà une joie ! Mais avant, tu auras le privilège de voir mourir ton peuple !

— Vas-y ! Je me charge de ceux-là !
Shack'Gan se tourna vers l'autre humain et la naine qui résistaient toujours face aux guerriers de Zol'Kor. L'homme, presque aussi grand qu'un troll, inclina la tête vers la petite créature aux cheveux de feu :
— Ne prends pas de risque inutile.
Elle pouffa :
— Tu me connais ! Allez ! Vas les aider !
Il esquiva un coup de masse et élimina d'un coup d'estoc le troll avant de faire demi-tour et de laisser la naine face aux cinq derniers guerriers encore debout.
Shack'Gan prit le temps de l'observer quelques secondes. Elle esquivait les attaques avec la vitesse et l'agilité que lui permettait sa petite taille. En comparaison, les puissants et imposants trolls qui l'affrontaient semblaient lourds et gauches. Rapidement, elle trancha un bras d'un seul coup de hache et le mage réalisa alors qu'elle était aussi douée d'une force physique surprenante eu égards à sa petite taille.

Le jeune homme s'était déjà placé entre Zol'Kor et ses deux amis. Le chef de guerre perdait patience :
— Quand vous déciderez vous à comprendre ? Vous ne pouvez pas la protéger ! Cette elfe doit mourir et elle mourra de ma main !
Alnard fanfaronna :
— Oh tu sais, moi, je ne suis qu'un simple soldat. Quand j'ai un ennemi à combattre, je ne cherche pas à comprendre quoi que ce soit.
Il lança un coup de taille pour maintenir le troll à distance :
— Tu n'aurais pas dû attaquer notre village. Tu nous as mis en rogne. C'est pas bon de nous mettre en rogne. On peut vite devenir un vrai cauchemar pour nos ennemis.
Zol'Kor lança une attaque puissante vers le jeune homme :
— Et bien soit ! Tu vas mourir ici, comme tes amis !
Alnard esquiva cette première attaque, puis la suivante, mais il semblait toujours sûr de lui et attentif aux moindres gestes du chef de guerre.
Pendant ce temps, Naëwen avait posé la tête de Tilou sur ses genoux et elle caressait doucement son visage. Shack'Gan le vit bouger un bras et fut surpris d'être soulagé de le savoir encore en vie.
Alnard esquiva une nouvelle attaque et, constatant que Zol'Kor était emporté par son élan, il se lança dans une série d'attaques d'estoc, qui obligèrent le chef de guerre à reculer. Il conclut son assaut en tournant sur lui-même pour placer une puissante attaque de taille qui trouva la joue du troll.
Zol'Kor poussa un nouveau cri de rage et chargea de manière complètement désordonnée, sans la moindre tactique, comme une brute. Vif et concentré, le jeune homme recula pour éviter toutes les attaques violentes, mais imprécises du troll. Soudain, il planta ses pieds au sol et repartit à l'attaque et se baissant pour viser les jambes. Il parvint à taillader une cuisse au passage, et à se placer derrière le chef de guerre. Aussitôt, il tenta de le transpercer de son épée, mais Zol'Kor parvint à pivoter et à bloquer l'attaque avec sa masse avant d'asséner un violent coup de poing à l'abdomen qui fit décoller le jeune homme et l'envoya rouler au sol quelques mètres plus loin.
Le jeune homme tenta immédiatement de se relever, mais le souffle coupé et sonné par le choc, il s'écroula à chaque tentative.

Zol'Kor s'approcha pour lui asséner le coup de grâce, mais, ruisselante et visiblement essoufflée, Rulna l'apostropha :
— Eh Grand dadais ! Tu m'oublies ? C'est vexant !
Le chef de guerre se retourna, surpris :
— Quand allez-vous comprendre ? Vous ne m'arrêterez pas ! Cette elfe doit mourir ! Et elle va mourir cette nuit !
Rulna lui lança un sourire provocateur :
— Tu as raison sur un point. Quelqu'un va bien mourir ce soir.
Elle donna un coup de tête en direction de ce qui restait des guerriers :
— Tu me diras, on a déjà bien commencé. Plus qu'un et on sera tranquilles !
Zol'Kor renâcla de rage. Il se jeta sur la naine qui esquiva toutes les attaques. Mais Shack'Gan remarqua qu'elle était fatiguée, moins rapide. Elle plaça deux coups de hache, l'un à la cuisse, l'autre au flanc de Zol'Kor, mais loin de le diminuer cela ne fit qu'exacerber sa rage.
Rulna plaça une nouvelle attaque que le troll bloqua avec sa masse et la hache y resta plantée. Rulna attaqua aussitôt avec son autre hache, mais le chef de guerre bloqua son bras de la main gauche et, lâchant sa masse, il saisit aussitôt la naine par la gorge et la souleva de terre. Il serra, elle se débattit, cherchant à le frapper de ses pieds, parvint à saisir sa hache de l'autre main, mais Zol'Kor la bloqua à nouveau.
Il la regarda suffoquer et lui dit d'un ton narquois :
— Quelqu'un va bien mourir ! Petite chose prétentieuse !
Il la leva bien haut comme un trophée.

Tilou se releva avec peine, reprit son épée, pendant que Naëwen empoignait sa dague. Zol'Kor tendit Rulna vers eux et serra encore sa prise. Ils virent les yeux de la naine se révulser alors qu'elle perdait connaissance :
— Jetez vos armes ou elle meurt !
Naëwen lâcha sa dague sans hésiter. Le regard de Tilou alla de la naine à l'elfe, incertain. Zol'Kor tendit alors vers lui la naine inanimée, dont le visage prenait une teinte violacée inquiétante. Constatant qu'il hésitait toujours, le chef de guerre serra encore plus fort ses doigts sur la gorge de Rulna. Naëwen posa sa main sur le bras du jeune homme :
— Elle n'a pas besoin de mourir. C'est moi qu'il veut.

Alnard se releva enfin. Il boitait et se tenait le côté, mais il pointait son épée vers Zol'Kor :
— Si elle meurt, tu meurs aussi. J'en fais le serment !
Zol'Kor s'esclaffa :
— Tu ne tiens même plus debout !
Il fit signe à Shack'Gan :
— Tue-les
Shack'Gan les regarda quelques instants, hésitant. Zol'Kor se tourna alors vers lui, énervé :
— Qu'est-ce que tu attends ! Tue-les ! À moins que tu ne sois qu'un pleurnichard comme ton pitoyable fils, incapable de se battre pour protéger sa mère ! Tue-les !
Les mots du chef de guerre déchirent le dernier voile de brume. Shack'Gan se souvint enfin de ce qui s'était passé dans la tente de Ort'Kan. La brume froide, visqueuse, implacable qui pénétrait dans son esprit pour endormir sa volonté. Le Noiraud qui se penchait vers Ort'Kan, lui murmurant quelque chose à l'oreille, puis le roi des trolls qui dit à Zol'Kor :
— Ce mage n'est plus fiable. Tu le tueras dès que l'occasion se présentera.
Zol'Kor, avait l'air satisfait :
— Ce sera un plaisir de l'envoyer rejoindre sa compagne et son fils.
Shack'Gan vacilla. Il refusait de croire ce qu'il savait pourtant être la vérité.
Zol'Kor insista :
— Qu'est-ce que tu attends ?

Le mage serra le poing, ferma les yeux et, plein de rage, invoqua une boule de feu, plus grosse, plus intense que ce qu'il n'avait jamais invoqué. Lak'Mor se redressa péniblement :
— Shack'Gan ! Non ! Ne fais pas ça !
Mais, au creux de sa main, le mage faisait encore grossir la boule de feux dont la lumière devenait aveuglante.
Les yeux tournés vers lui, Zol'Kor insista :
— Qu'est-ce que tu attends ! Tue-les !

Profitant de ce moment d'inattention, Alnard puisa dans ses dernières forces. Il se projeta en avant et d'un puissant coup d'épée, il tailla le bras du troll, libérant ainsi Rulna qu'il récupéra et éloigna du guerrier.
Le mage augmenta encore la taille de sa boule de feu. Tilou se plaça devant Naëwen pour tenter désespérément de la protéger. Alnard en fit autant avec Rulna, toujours inconsciente, qui reprenait son souffle bruyamment.
Shack'Gan ouvrit alors les yeux et fixa le chef de guerre qui tenait son moignon en grimaçant de douleur :
— Vous n'auriez jamais dû vous en prendre à eux !
Il projeta l'énorme boule de feu si vite, que Zol'Kor eut à peine le temps de comprendre ce qu'il avait voulu dire avant que les flammes ne le réduisent à un tas de chairs carbonisées.

Pris de tremblements, Shack'Gan s'écroula à genoux, tête baissée, les mains reposant sur le sol, paumes vers le haut. En s'approcha précautionneusement de lui, l'épée à la main, Tilou comprit qu'il pleurait. Il se baissa alors et posa doucement une main sur l'épaule du troll :
— Tu dois être Shack'Gan. Lak'Mor et Lamaën nous ont beaucoup parlé de toi.
Ne sachant quoi dire de plus, il se contenta dans l'immédiat d'un simple :
— Merci.
Le jeune homme réalisa soudain que le mage était glacé, comme si toute la chaleur de son corps était partie dans la boule de feu.

Le radeau de Raëlnor accosta enfin et l'elfe ordonna :
— Tuez les deux derniers trolls !
Naëwen se plaça immédiatement face aux archers :
— N'en faites rien !
Puis, elle s'approcha de Raëlnor :
— Tuer ! Tuer ! Vous n'avez donc que ce mot-là à la bouche !
Elle montra le corps carbonisé du chef de guerre :
— Ne valez-vous donc pas mieux que ce Zol'Kor ?
Elle lui montra Lak'Mor et Shack'Gan :
— Sans eux, mes amis et moi serions morts pour couvrir votre traversée. Êtes-vous donc incapable de comprendre qu'ils ne sont pas nos ennemis ?
Lamaën profita de cet échange pour s'approcher de Shack'Gan. Elle le serra affectueusement dans ses petits bras :
— Je suis désolée. Je n'ai jamais réussi à te faire retrouver ces souvenirs-là, pas à cause de ce que t'a fait ce murmureur, mais parce que tu refusais de les retrouver.
Alnard s'approcha à son tour en soutenant Rulna, Lak'Mor en fit de même en se tenant le bras.
Avec une grande douceur, Lamaën demanda au mage :
— Je peux leur expliquer ?
Il acquiesça d'un simple signe de la tête et essuya ses larmes avec son avant-bras. La petite elfe se tourna alors vers Naëwen.
— Avant de commencer cette guerre, le roi des trolls a voulu s'assurer la loyauté des mages. Il a donc pris en otage leurs compagnes et leurs enfants. Lorsque Shack'Gan a vu ce que les trolls avaient fait à Tirwendel, il est allé demander des comptes à son roi. Mais Ort'Kan est conseillé par un puissant murmureur qui en a profité pour prendre le contrôle de l'esprit de notre ami. Cependant, avant qu'il n'y parvienne, Shack'Gan a appris que le roi avait fait exécuter sa compagne et son fils, bien avant la prise de Nelandir.

Raëlnor s'emporta :
— Un elfe conseillerait le roi des trolls ? Balivernes ! Jamais ces monstres ne le permettraient ! Et puis, les murmureurs ne peuvent s'attaquer qu'aux animaux. Un troll, c'est autre chose !
Lamaën fixa Gornaël quelques secondes, puis elle ferma les yeux. L'elfe se figea soudain, puis, le regard vide, il s'approcha de Raëlnor avant de lui administrer une formidable gifle qui le fit reculer de deux pas. La petite elfe ouvrit alors les yeux. Gornaël regarda sa main, visiblement désorienté, pendant que Raëlnor, se frottait la joue, stupéfait par la démonstration. Lamaën le fixa d'un regard étonnamment intense :
— Gornaël n'est pas un animal, et pourtant, j'ai pu contrôler son esprit.
Toujours allongée dans les bras de Alnard, Rulna lui chuchota à l'oreille, dans un souffle rauque :
— Pourquoi est-ce qu'elle ne m'a pas choisie pour ça ? J'en mourais d'envie depuis longtemps !
Le jeune soldat sourit :
— Justement. L'expérience n'aurait pas été concluante.
Lamaën poursuivit :
— Je ne suis encore qu'une enfant, et je suis loin, très loin de posséder les pouvoirs de celui qui conseille le roi des trolls. Alors imaginez un peu ce dont il peut être capable.

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