Les cendres de Tirwendel - Chapitre LXI

  LXI

Au petit matin, les trolls de Tark'Olg avaient rapidement remarqué la brèche dans la palissade à la pointe aval de l'île. Ils en avaient logiquement déduit que des elfes s'étaient enfuis par là et Zol'Kor avait aussitôt lancé des patrouilles pour fouiller toute la forêt à la recherche des elfes avec pour consigne de trouver l'endroit d'où ils étaient sortis de la rivière et de suivre la piste jusqu'à les retrouver. Shack'Gan était resté sur l'île pour soigner les nombreux blessés de l'attaque. Une dizaine de guerriers, blessés eux aussi, mais néanmoins capables de se déplacer, étaient quant à eux chargés de préparer un bûcher funéraire pour ceux qui n'avaient pas survécu.
Aucun troll n'avait jamais succombé à des blessures aussi terribles que celle que Shack'Gan avait pu observer : membres déchiquetés ou arrachés, brûlures, plaies multiples par de petits morceaux de cette étrange pierre rouge. Certains guerriers étaient à ce point touchés qu'ils en étaient méconnaissables.

Alors qu'il tentait de retirer les fragments de terre cuite des multiples plaies d'un guerrier, un troll arriva sur l'île en courant. Demanda où il pouvait trouver Zol'Kor. Shack'Gan lui montra l'entrée du tunnel, qu'avaient utilisé une bonne partie des prisonniers pour s'enfuir, et que des guerriers tentaient de déblayer. Le troll s'y engouffra sans attendre et n'en ressortit qu'au bout de quelques minutes pour aller retrouver au plus vite sa patrouille.
Un guerrier sortit lui aussi du tunnel avec un plein panier de gravats qu'il jeta au milieu de l'enclos avant de se diriger en claudiquant vers le mage :
— Zol'Kor veut te voir.
Shack'Gan releva à peine la tête :
— J'irai le voir dès que j'aurais terminé.
— Il a dit qu'il voulait te voir immédiatement !
Le mage fixa son interlocuteur avec intensité :
— Penses-tu qu'il aurait aimé que j'arrête de traiter ses blessures pour aller m'entretenir avec Tark'Olg ? Non. Alors va lui dire que j'irai le voir dès que j'en aurai fini avec ce guerrier qui a certainement plus besoin de moi que Zol'Kor. Tu peux même lui dire que si vraiment, c'est urgent, il dispose de deux jambes dont il peut aisément se servir, contrairement à de nombreux guerriers sur cette île.
Le guerrier reprit son panier, incrédule, et se dirigea vers le tunnel. Le blessé dit alors en chuchotant :
— Ou bien tu es très courageux, ou bien tu es inconscient. Personne ici n'oserait défier Zol'Kor comme tu le fais.
Il montra ses nombreuses estafilades :
— Ce n'est pas pour me déplaire, mais tu sais, je crois que je pourrai encore survivre quelques instants sans toi.
Shack'Gan lui sourit :
— Évidemment, mais je suis un mage. Ma première tâche consiste à venir en aide aux souffrants. C'est ce que l'on nous apprend lorsque nos maîtres nous enseignent leurs savoirs. Si je commence à déroger à cette règle, alors Zol'Kor n'aura de cesse d'exiger que je le serve en priorité, avant de servir ceux qui ont vraiment besoin de moi.
Il retira une nouvelle pointe de terre cuite du bras de son patient et appliqua une pommade grasse et odorante sur la plaie :
— Depuis que je le connais, il enrage de ne pouvoir me soumettre à sa volonté, mais il en sera toujours ainsi. Il a pourtant besoin de moi depuis que le mage de son clan a été tué par les elfes. Il le sait parfaitement, et il me déteste pour ça.
Le guerrier inclina la tête :
— Il n'y a pas grand monde ici qui apprécie ce troll. Mais nous le craignons tous. Alors, nous sommes nombreux à admirer le courage dont tu fais preuve face à lui.
Il se figea soudain en fixant l'entrée du tunnel. Shack'Gan tourna la tête vers l'enclos et vit le chef de guerre s'approcher, l'air mauvais :
— Il me semble que je t'ai donné un ordre !
Le mage s'appliqua à retirer l'un des derniers bouts de terre cuite du bras du blessé avant de daigner répondre :
— Et il me semble avoir répondu que je viendrai dès que j'en aurais fini ici. Mais je constate que tu as réussi à venir jusqu'à moi, je suis donc disposé à t'écouter pendant que le soigne.
Zol'Kor fulminait :
— J'en viens à me demander si tu es encore fidèle à la horde !
Shack'Gan se fit violence pour rester calme :
— Comme tu peux le constater, je suis venu en aide à tous les guerriers pour qui je pouvais encore faire quelque chose. Je reste fidèle à la horde, bien plus qu'à toi.
Le chef de guerre s'emporta :
— Je suis le second de Ort'Kan ! La horde, c'est moi !
Le mage s'interrompit un instant, releva la tête vers le chef de guerre et le fixa calmement :
— Non.
Il montra les nombreux blessés qui l'entouraient :
— La horde, c'est eux. Elle existait bien avant toi et elle te survira. Toi, tu n'es qu'un chef de guerre parmi d'autres chefs de guerre.
Il appliqua à nouveau une noisette de pommade sur la plaie qu'il venait de nettoyer :
— Je suis au service de la horde avant d'être à ton service.
Zol'Kor serra les poings et plissa les yeux d'un air accusateur :
— En es-tu bien certain ? Pourquoi as-tu laissé ce traître de Lak'Mor s'enfuir avec les elfes ? Tu avais la responsabilité de cette prisonnière, mais nous savons toi et moi que Lak'Mor lui a permis de s'échapper. Tu aurais dû le tuer sur le champ !
— J'aurais dû. J'ai hésité, car il est... Était mon ami, et que j'ai juré à son père mourant de veiller sur lui. Lorsque je me suis repris, une de ces armes a explosé et m'a projeté au sol.
Zol'Kor le fixa quelques secondes, septique :
— On en reparlera plus tard. Je te donne cinq minutes pour finir et pour venir me retrouver dans le tunnel !
Il fit demi-tour pour aller s'engouffrer à nouveau dans le trou béant au milieu de l'enclos.

Lorsque Shack'Gan arriva au niveau de l'éboulis, il constata avec surprise que, sous les ordres de Zol'Kor, les guerriers avaient déjà dégagé le passage, et que seul le trou dans la voûte témoignait encore de la violence de l'explosion qui s'était produite ici. Poursuivant son chemin, il entendit enfin la voix de Zol'Kor, clairement énervé. Une centaine de mètres plus loin, après un dernier virage, il trouva enfin les trolls dans ce qui ressemblait à une salle circulaire, refermée par un énorme disque de la même matière grise, froide et réfléchissante que la dague qu'il avait dérobée chez les humains, mais décoré d'étranges motifs géométriques réalisés dans un métal jaune orangé. Shack'Gan réalisa alors que le peuple des nains maîtrisait lui aussi à la perfection la magie de la matière, et il s'en inquiéta. Que pourraient-ils bien trouver au-delà de cette porte ?
En le voyant arriver, le chef de guerre l'interpella :
— Te voilà enfin ! Tu as pris ton temps !
Il lui montra la lourde porte métallique :
— Maintenant que tu daignes bien nous faire l'honneur de ta présence, utilise ta magie et détruis cet obstacle !
Le mage étudia la porte avec soin, la frappa du poing et écouta le son produit :
— Je doute d'y parvenir. Cette chose est trop résistante pour être détruite par ma magie.
Le chef de guerre s'emporta :
— Tu n'as même pas essayé et tu oses dire que tu n'y arriveras pas ! Es-tu bien certain de vouloir retrouver ce traître de Lak'Mor ? Es-tu bien certain de vouloir capturer cette maudite elfe qui nous a fait traverser toute cette forêt ? Es-tu bien certain d'être encore fidèle à la horde ou es-tu devenu un traître toi aussi ?
Shack'Gan sentit une intense chaleur affluer dans ses mains. Il n'avait qu'une envie, lui faire ravaler ses paroles, mais il savait que la plupart des guerriers présents dans ce souterrain étaient entièrement dévoués à leur chef de guerre, et que s'il tentait quoi que ce soit contre lui, il le paierait de sa vie, tout comme sa compagne et son fils, toujours retenus en otages dans le clan de Ort'Kan. Cet aveu d'impuissance décupla sa colère. Il fixa Zol'Kor d'un regard noir et laissa toute cette colère alimenter la boule de feu qui prenait naissance au creux de sa main. Il se focalisa sur sa rage pour la transformer en énergie, comme jamais auparavant il n'en avait fait usage.
Constatant l'ampleur de la boule incandescente qui crépitait sous leurs yeux, et sentant la chaleur qui devenait suffocante, les guerriers firent quelque pas en arrière, laissant Zol'Kor seul face au mage. Shack'Gan lui demanda :
— Et toi ? Es-tu certain d'être assez puissant pour oser insulter un mage sans en subir un jour les conséquences ?
Il vit dans le regard du chef de guerre que celui-ci commençait à paniquer, quand bien même il prenait sur lui pour ne pas le montrer. Shack'Gan tendit la boule d'énergie vers lui :
— As-tu déjà vu une boule de feu aussi imposante ?
Sans un mot de plus, il la projeta vers la porte métallique contre laquelle elle explosa en une fantastique gerbe de feu qui projeta de nombreuses étincelles vers les guerriers pourtant en retrait derrière Zol'Kor. Les trolls frappèrent alors frénétiquement leurs toisons pour éteindre les flammes qui s'y développaient.

Lorsque le calme fut revenu, ils examinèrent la porte qui ne montrait pas le moindre signe de l'attaque. Zol'Kor accusa alors Shack'Gan :
— Tu essayes de nous tromper ! Tu as fait exploser ta boule de feu avant qu'elle ne frappe cette chose !
Le mage prit cette accusation de plein fouet, ce qui provoqua une nouvelle vague de colère :
— Toi, tu n'as toujours pas compris le message. Si tu doutes de moi, va vérifier par toi-même et pose tes mains contre cette porte !
Zol'Kor hésita aussi le mage cria :
— Vas-y ! Ou ne remets plus jamais ma loyauté en doute !
Le chef de guerre fixait encore la porte, cherchant le moindre indice lui permettant de prendre sa décision. Shack'Gan invoqua alors le froid et projeta une dizaine de pics de glace d'un seul coup vers la porte. Aussitôt qu'ils la percutèrent, ils se transformèrent en vapeur qui rendit l'air irrespirable.
Le mage pointa alors un doigt rageur vers Zol'Kor :
— Plus jamais !

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