Les cendres de Tirwendel - Chapitre LV

 

LV

Shack'Gan regardait si souvent vers l'enclos que même Lak'Mor commençait à trouver cela étrange :
— Qu'est-ce qui se passe ? Tu as l'air soucieux.
Le mage se tourna vers lui comme s'il prenait seulement conscience de sa présence :
— Je m'inquiète pour Lamaën. Je ne sens plus sa présence depuis trois jours. Il s'est passé quelque chose. J'en suis certain.
Le jeune troll voulu le rassurer :
— Elle n'a pas pu aller bien loin. Elle est enfermée avec les autres.
Shack'Gan n'était pourtant pas convaincu :
— C'est ce que je me suis dit moi aussi, seulement... Elle ne se manifeste plus.
— Elle n'en a peut-être plus besoin. Tu vas beaucoup mieux depuis que tu es arrivé ici. Elle a probablement fini ce qu'elle avait à faire.
Le mage lui répondit agacé :
— Tu ne peux pas comprendre. Ce n'est pas normal !

Il se leva et se dirigea vers l'enclos. Un garde s'approcha de lui, mais Shack'Gan prit les devants :
— Pas de panique, j'ai besoin d'une information, et je voulais interroger les elfes.
Le garde lui répondit en souriant :
— Ils ne te répondront pas tout de suite ! Ils vont déjà devoir répondre à Zol'Kor.
Il lui montra l'attroupement au milieu de l'enceinte. Shack'Gan y aperçut les hautes silhouettes d'une vingtaine de trolls. Il reconnut le chef de guerre qui empoigna un elfe et le tira vers lui avant de crier aux autres :
— Vous allez me dire tout ce que vous savez sur ceux qui nous harcèlent dans la forêt, et sur Naëwen de Nelandir !
Les jeunes elfes baissèrent la tête et gardèrent le silence. Énervé par cette réaction, Zol'Kor souleva de terre celui tenait par le bras et lui administra un violent coup de poing à l'abdomen :
— Parlez !
Il n'obtint pour réponse qu'un silence pesant. Il jeta sa victime au sol et lui assena deux coups de pieds :
— Je vais continuer comme ça jusqu'à ce que vous parliez ! Alors, décidez-vous ! Vous me dites ce que je veux savoir, ou c'est un cadavre que je vais vous rendre !

Effaré par ce spectacle, Shack'Gan se précipita vers la porte de l'enclos, mais Tark'Olg l'y avait déjà précédé. Le chef du clan du Rocher des Démons s'approcha entouré d'une trentaine de guerriers :
— De quel droit te permets-tu de traiter mes prisonniers comme ça ? Ils sont sous ma responsabilité, sur ordre de Ort'Kan en personne ! Alors, tu arrêtes ça tout de suite et plus jamais tu n'entres dans cet enclos sans mon autorisation !
Zol'Kor lui lança un regard noir, lourd de menaces, mais il se contenta de répondre :
— Puisque tu insistes. Mais nous aurons l'occasion d'en reparler.
Il fit un signe à ses guerriers pour qu'ils le suivent vers la sortie de l'enclos. Là, il croisa le regard du mage qui approchait. Shack'Gan lui reprocha :
— Je t'ai déjà dit que tu n'arriverais à rien en leur faisant du mal.
Le chef de guerre le foudroya du regard :
— Alors débrouille-toi pour obtenir des informations, ou je te jure que ces maudits elfes vont l'entendre hurler ! Je veux savoir où se cachent ceux qui nous attaquent ! Je veux savoir où est Naëwen de Nelandir ! Je jure qu'elle va regretter de m'avoir fait courir dans toute cette forêt !
— Comment veux-tu que ces malheureux le sachent ? Ils sont tous arrivés ici avant la fugitive.
— Ce n'est pas mon problème ! Ils savent des choses ! Forcément ! Ils savent tous des choses, tu as bien appris pour les terriers, on va bien finir par avoir des renseignements utiles.

Shack'Gan s'approcha de l'elfe recroquevillé et position fœtale et posa délicatement sa main sur son épaule. La victime sursauta et poussa un cri de terreur. Le mage se tourna vers Zol'Kor :
— Il va me falloir du temps.
— Tu as jusqu'à demain. Après, je la réinterrogerai moi-même devant les autres. Ils parleront ! De gré ou de force, mais ils parleront !
Le mage souleva délicatement l'elfe blessé et remarqua pour la première fois qu'il s'agissait d'une jeune fille. Terrorisée, elle tenta de se dégager, mais elle fit une grimace de douleur et se calma, résignée, mais en pleurs. Il tenta de la calmer :
— Je ne te ferai aucun mal.
Il se dirigea vers la porte de l'enclos, mais Tark'Olg s'interposa :
— Les elfes ne sortent pas d'ici !
Shack'Gan se planta devant lui :
— Regarde-la. Elle n'est pas en état de s'enfuir, elle a besoin de soins.
Tark'Olg hésita un instant avant de s'écarter :
— Elle est sous ta responsabilité. Si elle meurt ou si elle s'enfuit, tu devras en rendre compte.
— Je ne suis pas celui qui a permis à Zol'Kor d'entrer ici. Mais je ne la laisserai pas mourir. Quant à la laisser s'enfuir... Comment voudrais-tu qu'elle puisse quitter cette île ?
Lorsqu'il arriva à la porte de l'enclos, il vit Lak'Mor et lui demanda d'aller chercher son sac de soins avant de conduire l'elfe dans la cabane d'interrogatoire. Là, il la déposa délicatement sur une couche sommaire :
— Comment t'appelles-tu ?
Elle lui cracha sa réponse en relevant la tête en signe de défi :
— Astaëlle !
— Je suis Shack'Gan et mon jeune ami se nomme Lak'Mor. Si tu veux bien, je vais examiner tes blessures.
Il lui ôta sa chemise et constata qu'elle était couverte de bleus. L'une de ses côtes au moins était cassée, et son épaule gauche était démise. Il pesta contre la brutalité de Zol'Kor, ce que remarqua sa patiente :
— Ne te fatigue pas avec moi. Tu ferais aussi bien de me tuer, tu nous ferais gagner du temps, car je ne parlerai pas.
Il la fixa quelques secondes en tâchant de paraître le plus serein possible. Elle avait le regard dur, mais elle était crispée, très pâle et avait des sueurs froides.
Lak'Mor arriva avec le grand sac du mage qui lui demanda :
— Tu veux bien aller me chercher un grand bol, de l'eau bouillante et une longue bande de tissus ou de cuir.
Le jeune guerrier s'exécuta et le mage sortit un petit pot taillé dans un rondin de bois. Il l'ouvrit, y trempa deux doigts et prévint Astaëlle :
— Cette pommade va apaiser la douleur des bleus.
Il l'appliqua sur les nombreuses contusions de l'elfe :
— Je ne te tuerai pas, et je n'exigerai rien de toi.
Elle serra les dents lorsqu'il traita la côte cassée.

Lak'Mor apparut dans l'encadrement de la porte :
— Je n'ai pas trouvé de tissu, mais j'ai ces bandes de cuir.
Il tendit trois rouleaux au mage avant de poursuivre :
— Voici le plus gros bol que j'ai trouvé, quant à l'eau bouillante, c'est en cours.
Shack'Gan déroula la première bande de cuir sous l'œil dégoûté de Astaëlle. Il lui expliqua :
— Cet animal est mort, tu n'y changeras rien. En revanche, sa peau peut soulager tes souffrances, comme ça, cette bête ne sera pas morte pour rien.
Elle lui lança un regard rempli de haine :
— Vous êtes pires que les bêtes ! Les animaux, eux, ne tuent pas pour le plaisir.
Lak'Mor fit un geste d'énervement, mais Shack'Gan leva la main pour le calmer :
— Nous ne pouvons pas lui en vouloir. Pas après ce que nous avons vu à Tirwendel et ailleurs. Pas après ce que la horde a certainement fait subir à ses parents, ses amis.
Le jeune guerrier se défendit pourtant :
— Nous ne sommes pas tous comme ça. Je ne sais pas quelle folie s'est répandue dans la horde. J'aurais pu sombrer moi aussi dans cette folie et massacrer quantité d'elfes, j'en brûlais d'envie lorsque mon père est mort sous mes yeux, une flèche d'elfe dans la poitrine. Mais il ne m'a pas élevé comme ça, et Shack'Gan a su trouver les mots pour me faire revenir à la raison.
Elle fixa le jeune guerrier quelques secondes avant de se détendre un peu :
— Dommage que nous ne nous soyons pas rencontrés avant. Qui sait ? Nous aurions peut-être pu nous entendre.
Elle grimaça de douleur pendant que Shack'Gan enroulait la bande de cuir autour de son thorax. Le mage lui expliqua :
— Il faut bien comprimer pour éviter que cet os ne bouge. Ça pourrait te causer des blessures bien plus graves encore.
Elle serra les dents avant de répondre sarcastique :
— Tu te donnes bien du mal pour rien. Demain, l'autre brute me tuera devant mes amis. Mais il n'apprendra rien de moi.

Lak'Mor apporta l'eau bouillante. Shack'Gan broya quelques feuilles avec des racines, puis il versa cette mixture dans l'eau fumante. Une odeur subtile s'éleva au-dessus du récipient et le mage prévint Astaëlle :
— Je vais m'occuper de ton bras. Il faut le remettre en place, ou tu ne pourrais plus jamais t'en servir correctement. Mais pour ça, je vais devoir t'endormir, pour t'épargner des souffrances inutiles.
Elle se recula autant que possible avec une moue de dégoût :
— Pas question que je boives ça ! Je veux garder toute ma tête ! Pas question que vous m'arrachiez des informations !
Shack'Gan était consterné :
— Tu n'as pas besoin de souffrir. Si je ne t'endors pas, tu vas te contracter sous la douleur, et ce sera plus difficile pour moi de te soigner. Mais je dois remettre ce bras en place.
— Non ! Je préfère mourir plutôt que de dire quoi que ce soit. Et puis, demain, quoi qu'il arrive, je serais morte !
Shack'Gan invoqua la chaleur dans ses mains, puis il les posa doucement sur la tête de l'elfe qui se raidit à son contact, avant de se détendre :
— Demain n'est pas encore là. Zol'Kor ne t'a pas encore tuée. Qui sait ce qui peut se produire d'ici là ?
Elle n'avait toujours pas abdiqué :
— Je ne dirais rien.
— Je ne te demande rien. Mais je vais te dire ce que je sais. Je sais que vous avez trouvé un passage, vers ce que je pense être un territoire nain. Je sais que ceux qui attaquent nos patrouilles s'y cachent. Je sais que Naëwen de Nelandir est ici, quelque part dans les environs. Elle est accompagnée de deux humains et d'une naine et elle cherche probablement un moyen de vous venir en aide.
Il releva légèrement la tête de la jeune elfe pour qu'elle le regarde bien :
— Je sais que vous aviez parmi vous une petite elfe, Lamaën. Elle a la capacité de communiquer avec les animaux, elle est blessée à la jambe. Mais je crois, j'espère, qu'elle est parvenue à quitter cette île par le passage que vous avez dégagé. J'espère aussi qu'elle a été recueillie par Naëwen et ses amis.
Elle ouvrit de grands yeux stupéfaits. Il poursuivit :
— Ce que Zol'Kor ignore, et que je lui cacherai aussi longtemps que possible, c'est l'existence même des nains et de leur territoire sous-terrain. Il ignore aussi ce que vous faites au milieu de votre enclos, alors continuez à être discrets.
Désormais, elle le fixait intensément, comme si elle essayait de le sonder. Il termina :
— Ce que moi j'ignore, c'est la raison de votre présence ici. C'est une volonté de notre roi, mais je n'ai aucune idée de ce qu'il compte faire de vous.

Astaëlle était un peu déstabilisée par ce que venait de lui dire le mage, mais elle tenta de préserver une apparence de dédain :
— Si jamais c'était vrai, comment aurais-tu pu l'apprendre ?
— Rassure-toi, je n'ai torturé personne, et pas un des tiens n'a parlé. J'ai d'autres moyens, dont un que m'a enseigné Lamaën.
La jeune elfe se crispa :
— Je savais qu'on ne pouvait pas lui faire confiance. Les murmureurs ne sont pas fiables.
Shack'Gan la relâcha :
— Ne sois pas si dure avec elle. Je venais de lui sauver la vie, de soigner sa jambe cassée, et je la conduisais vers ce qui restait des siens.
Il posa ses mains sur la côte cassée de sa patiente, qui sursauta avant de se détendre :
— Je lui ai enseigné la chaleur qui soulage, elle m'a enseigné le murmure. Mais en la matière, je suis loin d'être aussi doué qu'elle.
Astaëlle lui demanda :
— Pourquoi n'as-tu rien dit à ce monstre qui vous sert de chef.
— Je ne suis pas un guerrier, je suis un mage. Nous avons gagné cette guerre, mais nous sommes très loin d'avoir gagné la paix. Alors à quoi bon lui parler de tout ça ? À quoi cela lui servirait-il ? À se lancer dans de nouvelles batailles, à commettre d'autres massacres ?

Shack'Gan trempa une petite cuillère en bois dans le bol fumant puis il goûta son breuvage. Il hocha la tête et plongea un gobelet dans le pot avant de se tourner vers l'elfe. Il l'observa quelques secondes avant de vider le gobelet à moitié :
— Tu n'as pas vraiment la même corpulence qu'un guerrier troll... Ce ne serait pas prudent de te donner la même quantité de ce remède.
Il lui tendit la potion anesthésiante, mais elle refusa en s'excusant :
— Ne crois pas que je doute de toi, mais lorsque ce Zol'Kor viendra me chercher demain, je veux avoir toute ma tête pour ne pas parler.
Le mage l'observa quelques instants avant de reposer le gobelet :
— Tu es courageuse. C'est une qualité que nous respectons...
Il réfléchit un instant :
— Du moins, que nous respections encore, il n'y a pas si longtemps que ça. C'est tout à ton honneur. Mais j'ai bien peur que Zol'Kor n'ait pas envie de te faire parler. Il veut se servir de toi pour pousser les autres à parler.
Elle serra les poings et son regard se fit dur :
— Ils ne diront rien. Nous sommes un seul arbre. Une feuille peut tomber, ça n'empêche pas l'arbre de vivre.
Ces dernières paroles ébranlèrent Lak'Mor. Il se pencha ver Shack'Gan :
— On doit bien pouvoir faire quelque chose pour elle !
Le mage invoqua à nouveau la chaleur dans ses mains avant de les poser sur l'épaule blessée de l'elfe :
— Dans l'immédiat, nous pouvons simplement remettre son épaule en place. J'aurais besoin de toi pour l'immobiliser.

 

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