Les cendres de Tirwendel - Chapitre LIV

 

LIV 

— Je n'aime pas ce type ! Pour qui il se prend !
Alnard releva la tête vers son ami qui venait d'entrer dans le logement que Rulna leur avait octroyé. Le jeune forgeron se mit à faire les cent pas :
— Tu te rends compte qu'il a placé des gardes devant la porte de Naëwen ! Je n'ai même plus le droit de la voir !
Alnard tenta de le calmer :
— Crois-tu qu'on te laisserait approcher la fille du roi simplement pour ta mine sympathique ? Les gardes royaux ne te laisseraient même pas approcher de la porte du palais.
Tilou arrêta de marcher :
— Mais ce n'est pas la même chose, c'est Naëwen !
— Et c'est une princesse des elfes.
Comme le jeune forgeron le fixait avec un air abasourdi, Alnard développa :
— Son père était Guelnor, prince de Nelandir. Il est mort, comme ses deux frères. Alors techniquement, elle est désormais Naëwen, princesse de Nelandir.
Tilou s'assit, comme pris de vertiges :
— Mais c'est Naëwen...
— Et c'est une elfe qui a enfin retrouvé ses semblables.

La porte s'ouvrit si brutalement que les deux amis empoignèrent leurs épées, prêts à se battre si nécessaire. Rulna s'immobilisa dans l'ouverture, tout à la fois surprise et inquiète. Lorsqu'ils comprirent qu'il ne s'agissait que de leur amie, ils reposèrent leurs armes, et Alnard la gronda gentiment :
—Je sais bien que les nains construisent pour durer, mais tu n'es pas obligée de tester la solidité des portes à chaque fois que tu veux en ouvrir une !
Elle sembla soudain soulagée :
— Ouf ! J'ai cru que, vous aussi, vous commenciez à vous méfier de moi.
Alnard la rassura :
— Pourquoi voudrais-tu qu'on se méfie de la plus gentille naine que nous connaissions ?
Elle le rabroua :
— C'est bon, pas la peine de te moquer de moi !
Comme Alnard paraissait surpris de sa réaction, Tilou précisa :
— On ne se moque pas de toi, mais avec ces elfes, nous sommes un peu sur les nerfs.
Elle s'assit à côté du jeune soldat :
— Ne m'en parlez pas ! Ils ont annexé tout le quartier des nobles, impossible d'en approcher sans se heurter à un archer. Pour qui il se prend ce Raëlnor ?
Elle posa une main sur le genou de Alnard :
— Dis-moi, tu leur ferais confiance face à une bande de trolls prêts à nous écharper ?
Il lui répondit par un regard interrogatif qui l'incita à poursuivre :
— Je crois que je sais comment nous allons pouvoir nous y frotter !
Tilou se pencha vers elle, excité par la curiosité :
— Dis-nous tout !
Elle semblait fière d'elle :
— J'ai trouvé un passage intitulé « la cité de l'eau ». La cité de l'eau ! C'est carrément insensé pour un nain ! L'eau est mortelle pour nous... Sauf s'il est question de l'île.
Alnard comprit enfin l'évidence :
— Ce seraient les nains qui ont construit le pont et les bâtiments sur l'île ?
Elle lui sourit, visiblement ravie :
— Oui ! Je t'ai bien dit que les nains construisent pour durer ! Cinq cents ans que ce pont est à l'abandon, et il est toujours comme neuf !
Tilou se pencha encore plus vers elle :
— Et ce passage est toujours utilisable ?
Elle devint soudain moins joyeuse :
— Je ne sais pas. Il est fermé par une porte, mais une personne seule ne peut pas l'ouvrir. Je ne sais pas pourquoi, mais les anciens nains ne voulaient pas que n'importe qui puisse accéder à cette île.
Alnard se leva :
— Eh bien, allons-y ! À trois, nous allons peut-être pouvoir l'ouvrir !

Elle les conduisit au travers de la cité, vers les étages les plus bas. Ils traversèrent des entrepôts, des salles si sombres qu'ils ne surent jamais ce qu'elles avaient bien pu contenir, et suivirent un couloir étroit et bas, où Alnard eut bien de la peine à ne pas se cogner la tête. Ils arrivèrent enfin dans une grande salle plus ou moins circulaire où le jeune soldat eut la satisfaction de pouvoir se redresser. Sur le mur du fond, une lourde porte ornée de motifs géométriques leur barrait le passage. Rulna la pointa du doigt :
— Voilà la porte. Il y est écrit que pour la survie de la cité, cette porte doit rester fermée, et qu'il faudrait être fou pour avoir envie de l'ouvrir. Regardez, il y a deux mécanismes à actionner en même temps, mais ils sont trop éloignés l'un de l'autre pour qu'une personne seule puisse y parvenir.
Tilou s'inquiéta :
— Ce message ne me dit rien qui vaille. Si jamais c'était un piège ? Si derrière cette porte, il n'y avait que l'eau du fleuve, nous serions noyés avant de comprendre ce qui se passe.
Rulna le regarda, moqueuse :
— Et alors ! Il faut bien mourir un jour non ?
Alnard tempéra son ardeur :
— Oui, mais il est inutile de précipiter les choses.
Il s'approcha de la porte et la frappa du poing, n'obtenant qu'un son creux en retour. Il en inspecta ensuite le pourtour, et le sol, sans remarquer la moindre trace d'humidité. Il se tourna alors vers ses amis :
— Je crois qu'on ne risque rien.
Rulna exulta :
— Chouette ! Allons-y !
Elle tira le jeune soldat vers le mécanisme de droite, constitué d'une manivelle et d'une solide barre métallique :
— À mon signal, nous devrons faire trois tours, en finissant chaque tour ensemble. Je compterai à haute voix. Ensuite, toujours à mon signal, nous devrons baisser ces deux barres pour ouvrir la porte.
— Compris !
La naine se dirigea vers le mécanisme de gauche :
— Attention ! On tourne !
Alnard dut forcer pour débloquer la manivelle, mais il parvint à la fin du premier tour au moment même où Rulna prononçait :
— Un !
Après quelques instants, Alnard l'entendit :
— Deux !
Il tourna les yeux vers elle et s'aperçut qu'elle l'observait et s'appliquait à actionner sa manivelle, avec une aisance déconcertante, au même rythme que lui.
— Trois ! Super ! Maintenant, la barre !
Tilou s'écarta de la porte et prit une grande inspiration. La naine se moqua de lui :
— Tu penses réellement pouvoir retenir ton souffle jusqu'à la surface ?
Le jeune forgeron se contenta de lui répondre par une grimace.
Elle s'adressa à Alnard :
— Prêt ? Maintenant !
Le jeune soldat parvint à baisser le levier de quelques centimètres, mais Rulna l'arrêta :
— Stop !
Il se tourna vers elle et la vit, penaude, suspendue à sa barre, les jambes pliées pour ne plus toucher terre :
— Je n'y arrive pas... Je ne suis pas assez lourde... Tilou ? Tu pourrais venir m'aider ?
À mi-chemin entre la panique et le fou rire, le jeune forgeron s'approcha d'elle :
— De toute façon, je ne retrouverai jamais le chemin de la surface sans toi.
Il empoigna le levier, et Rulna donna le signal :
— Maintenant !
Ils baissèrent les deux barres simultanément et entendirent une série de bruits métalliques. Rulna se tourna vers Tilou :
— Si tu y tiens toujours, prends une bonne bouffée d'air !

Rien ne se produisit. Déçue, la naine s'approcha de la porte en se grattant la tête :
— Je ne comprends pas... j'ai pourtant bien lu les instructions.
Alnard et Tilou vinrent à ses côtés et observèrent la porte. Le jeune forgeron remarqua que les motifs géométriques d'ornementation formaient des reliefs sur lesquels des mains pouvaient s'accrocher :
— Des poignées ! Il faut tirer dessus !
Aussitôt, il glissa ses mains dans les espaces creux et se mit à tirer de toutes ses forces... Sans le moindre résultat. Après plusieurs tentatives infructueuses, il abandonna :
— On a pourtant bien entendu les mécanismes bouger ! Ça devrait s'ouvrir !
Alnard semblait s'amuser de la situation :
— Dites-moi, monsieur l'ingénieur, à quoi sert une poignée sur une porte ?
Tilou ne voyait pas où il voulait en venir :
— À l'ouvrir bien sûr !
Le jeune soldat posa ses mains sur le battant :
— Et quand la porte est ouverte ?
Tilou ouvrit de grands yeux avant de se frapper le front :
— Quel idiot je fais !
Comme Alnard, il vint s'appuyer sur le ventail. Ils poussèrent ensemble et la porte s'ouvrit enfin. Le jeune forgeron s'en voulait encore pour son erreur. Il se tourna vers Rulna :
— Et moi qui avais peur que nous soyons submergés par une vague ! Tes ancêtres y avaient déjà pensé ! S'il avait dû y avoir de l'eau, la pression aurait maintenu la porte fermée.
Elle s'engagea dans l'ouverture :
— Qu'est-ce que tu crois ? Nous sommes irascibles, têtus et bagarreurs, mais pas stupides. Allez, on a assez perdu de temps, on y va !

Ce nouveau tunnel n'était pas simplement taillé dans la roche comme les couloirs de Rorg Alren, mais il avait été maçonné en voûte circulaire à l'aide de grosses pierres de taille. Tilou fit glisser sa main le long des joints parfaitement secs. Il se tourna vers la porte et comprit alors la signification du message d'avertissement. Des flèches étaient encore fichées dans le ventail, d'autres, brisées, étaient éparpillées par terre :
— Les elfes sont passés par là pour attaquer la cité.
Pragmatique, Rulna en tira une conclusion utile :
— Bonne nouvelle ! Ça veut dire qu'il y a une sortie au bout du tunnel !

Tilou, qui n'avait aucun repère pour estimer la distance qu'ils avaient parcourue ni pour savoir s'ils étaient bien dans la direction de l'île, fut soulagé d'arriver enfin dans une autre salle, semblable à celle qu'ils avaient quittée quelques minutes auparavant. La porte qui aurait dû en bloquer l'accès était grande ouverte, et ils virent quelques cadavres desséchés de nains, criblés de flèches. L'un d'eux, tourné vers le tunnel, tenait toujours un cor entre ses mains.
Rulna s'immobilisa et contempla la scène :
— Ils ont tenté d'arrêter les elfes. Mais ils se sont faits massacrer.
Elle montra celui qui était tourné vers le tunnel :
— Celui-là a prévenu la cité de l'attaque. Ce qui a permis à ceux de Rorg Alren de refermer la porte, et de sauver la cité. Pour un temps au moins.
Elle s'agenouilla et se recueillit quelques secondes sur les cadavres, puis elle se releva :
— Bon, on n'a pas que ça à faire ! Allons voir où ça débouche !

Le couloir devant eux se sépara en plusieurs passages taillés dans la roche. Le premier qu'ils empruntèrent était bloqué par un éboulis. Rulna pesta :
— Un coup des elfes !
Ils firent demi-tour et s'engagèrent dans un autre couloir. Là encore, ils furent bloqués par un gros rocher, mais un petit espace restait libre sous la voûte. Rulna tenta de s'y engager, mais elle dut y renoncer. Elle appela ses amis :
— Alnard, Tilou, c'est trop étroit, je suis coincée. Vous pouvez m'aider à me sortir de là ?
Le jeune forgeron était trop petit pour pouvoir atteindre la naine. Son ami tendit le bras dans le passage et s'étira au maximum. Il parvint à grand-peine à saisir un pied de Rulna et commença à la tirer, mais elle le stoppa :
— Arrête ! J'entends du bruit !
Il s'immobilisa, sans pour autant la lâcher. Si un troll se trouvait en face d'elle, il faudrait la sortir de là au plus vite.
Rulna tendit l'oreille et au bout de quelques instants, une voix douce demanda timidement :
— Il y a quelqu'un ?
Surprise, la naine répondit :
— Oui, nous sommes trois. Tu fais partie des elfes prisonniers sur l'île ?
Surprise, la personne resta silencieuse quelques secondes avant de demander :
— Vous faites partie de ces elfes qui attaquent les trolls dans la forêt ?
— Pas vraiment non. Mais ils sont avec nous, un peu plus loin. Le passage est praticable jusque ici ?
— Nous l'avons dégagé, mais nous sommes bloqués par ce rocher.
Rulna réfléchit quelques secondes :
— C'est une bonne chose, vous vous seriez probablement perdus de l'autre côté. Nous allons revenir pour dégager la voie. Ne vous faites pas remarquer jusque-là. Courage, ce ne sera plus très long.
Rulna se tourna vers Alnard :
— Vas-y, tire-moi !
Mais la voix la supplia :
— Non ! Attendez ! Peut-être que les plus jeunes d'entre nous pourraient passer. Un des chefs troll est plus cruel que les autres, il pourrait bien les tuer pour nous arracher des renseignements.
Rulna bougonna :
— Zol'Kor !
L'elfe était surpris :
— Vous le connaissez ?
La naine pouffa :
— Il essaye de nous attraper depuis Nelandir. Il ne s'arrêtera pas tant qu'il n'aura pas capturé notre amie. C'est une elfe, comme vous. Je ne sais pas ce qu'il lui veut, mais il vaut mieux qu'elle ne tombe jamais entre ses mains.
— Une elfe comme nous ? Vous n'êtes donc pas des elfes ?
Rulna pesta. Elle en avait trop dit et l'elfe risquait de se méfier d'elle maintenant. Elle décida pourtant de dire la vérité :
— Non. Je suis une naine, et deux humains m'ont accompagné jusqu'ici. Nous avons voyagé avec Naëwen de Nelandir depuis le royaume des hommes. C'est une longue histoire, nous aurons le temps plus tard pour la raconter.
L'elfe resta silencieux si longtemps que Rulna s'en inquiéta :
— Tu es toujours là ?
— Oui. Je vais vous faire passer une première petite fille. Il lui faut du temps pour venir, elle est blessée.

La naine entendit à nouveau du bruit devant elle. Elle releva la tête et vit une petite forme s'avancer péniblement. Elle tendit les mains :
— Attrape-moi, je vais t'aider.
Mais la petite s'immobilisa et la fixa d'un regard pénétrant. Rulna sentit un léger picotement derrière sa nuque et une douce vague de chaleur l'enveloppa. Elle secoua la tête, ne comprenant pas ce qui lui arrivait, et, craignant de faire un malaise, elle tendit à nouveau les mains :
— Attrape-moi, vite !
Alnard s'inquiéta pour elle :
— Il se passe quelque chose d'étrange ici, est-ce que ça va pour toi ?
— Je ne sais pas, je me sens... bizarre.
La vague de chaleur se dissipa aussi vite qu'elle était apparue, et la petite elfe s'adressa à ces semblables, de l'autre côté du rocher :
— On peut leur faire confiance ! Ils sont vraiment là pour nous aider.
Rulna s'irrita :
— Oui, je sais, les nains sont les ennemis des elfes, gna gna gna ! Bon, tu attrapes ma main ou tu nous refais ton tour de magie ?
La petite tendit son bras et saisit la main de la naine :
— Tu es drôle toi ! Moi, c'est Lamaën.
Elle lui répondit sèchement :
— Et moi, c'est Rulna. Enchantée.
La petite elfe semblait désolée :
— Ne sois pas fâchée, mes amis ne comprenaient pas pourquoi une naine et deux humains prenaient autant de risques pour nous aider.
La naine se clama :
— Il n'y a pas si longtemps, je me serai posé la même question.
Elle se tourna vers Alnard :
— C'est bon, tu peux me tirer !

Lorsque Rulna se fut extirpée de l'étroit passage, Alnard aida Lamaën à se dégager. Il la reposa délicatement parterre tandis que la naine allait chercher un deuxième elfe. Tilou examina la petite :
— Bonjour, je suis Tilou. Il parait que tu es blessée, je peux peut-être t'aider.
Elle lui montra sa jambe :
— Un ami m'a déjà aidée.
Le jeune forgeron constata avec surprise qu'elle portait une attelle semblable à celle qu'il avait confectionnée pour Naëwen :
— Naëwen m'avait pourtant dit que les elfes ne pratiquaient pas ce genre de soins.
— Ce n'est pas un elfe, c'est un troll qui m'a soignée.
— Shack'Gan ?
Lamaën ne put masquer sa surprise :
— Vous le connaissez aussi ?
Alnard qui attendait le retour de Rulna répondit :
— Pas vraiment. Nous avons connu un de ses amis, Lak'Mor qui nous en a parlé, et nous l'avons aperçu de loin. Je ne sais pas trop quoi en penser.
Lamaën leur fit part de ce qu'elle savait :
— Il n'a aucune envie de faire cette guerre. Mais il n'a pas le choix, sa compagne et son fils sont retenus en otage dans le clan de leur roi. Alors, il essaye de faire au mieux.

Après avoir promis de revenir dégager le passage, ils prirent le chemin du retour avec dix enfants, inquiets d'avoir quitté leurs semblables pour des êtres qu'ils considéraient jusque-là comme leurs ennemis. Un peu en arrière, Alnard portait Lamaën qui peinait à marcher.
Au détour d'un couloir, Tilou crut reconnaître l'endroit et commença à s'engager dans une pièce obscure. Rulna l'arrêta sur un ton impérieux :
— N'entre pas là avec ta torche ! C'est dangereux !
Il s'immobilisa en courbant le dos avant de se tourner vers elle, l'air inquiet. Elle lui expliqua :
— C'est une réserve de sel de roche.
Il se redressa, perplexe :
— Il y a une mine de sel ici ?
— Pas du sel, du sel de roche. C'est blanc, filandreux et ça pousse sur certains murs humides.
Tilou comprit de quoi il s'agissait :
— Du salpêtre ! Vous en faites quoi ?
— Parfois, on s'en sert pour conserver la viande, mais le plus souvent, c'est pour fondre l'acier.
Ces derniers mots excitèrent la curiosité du jeune forgeron :
— Pour fondre l'acier ? Quelle est son utilité ?
Rulna sourit :
— Pour quelqu'un qui ne veut pas devenir forgeron, tu t'y intéresses quand même un peu. Mais je n'en sais rien. Seuls les nains ont le droit de forger. Pas les naines.
— C'est trop physique ?
Elle s'arrêta et le fixa sévèrement :
— Et c'est le gringalet qui dit ça ? Dans quel monde vis-tu ? C'est pour bien montrer que les naines sont inférieures aux nains, pour qu'elles soient dépendantes d'eux. Sans ça, la moitié des nains se feraient trucider par leurs "tendres moitiés" comme vous dites.
Tilou se garda bien de poser une nouvelle question, préférant laisser le temps à leur amie de se calmer. Pour détendre l'atmosphère, il ajouta néanmoins :
— Une fois, en faisant le ménage dans la forge, j'ai balayé le salpêtre du mur des réserves, puis le sol de la forge plein de poussière de charbon, et j'ai jeté le tout dans le foyer... Je n'avais jamais vu une flamme aussi impressionnante. J'ai bien cru que j'allais mettre le feu à la forge. Heureusement, la flamme s'est éteinte aussi vite qu'elle est apparue. Mais je n'ai jamais retenté l'expérience.
Alnard sourit :
— Entre ça et tes machines qui explosent, tu essayes toutes les méthodes possibles pour te tuer ou quoi ? Si au moins, tu utilisais tes trouvailles contre les trolls, ça nous serait utile !
Le jeune soldat et la naine rirent de bon cœur, mais Tilou se mura dans le silence. Alnard lui donna un coup de coude amical :
— Ne te vexe pas ! Tu y arriveras un jour.
Comme le jeune forgeron semblait absent, Alnard insista :
— Tu ne m'en veux quand même pas pour ça ?
Tilou se tourna vers lui comme s'il prenait seulement conscience de sa présence :
— Comment ?
Alnard se redressa :
— Oh ! Je connais ce regard ! Toi, tu viens d'avoir une idée farfelue !
Le jeune forgeron lui sourit, ravis :
— Non ! Cette fois-ci, c'est ton idée ! Et elle est géniale !
Il se tut quelques secondes pendant lesquelles Rulna interrogea Alnard du regard. Celui-ci se contenta de hausser les épaules. Tilou ajouta soudain :
— Mais je ne sais pas si ça va marcher... Il faudrait faire des tests.
Alnard se frappa le front :
— Aïe ! On peut craindre le pire !

À mesure qu'ils progressaient dans la cité, les enfants observaient chaque couloir, chaque place avec curiosité. Lamaën finit par demander :
— C'est quoi cet endroit exactement.
La naine lui répondit avec une pointe de fierté :
— Ici, c'est Rorg Alren, la cité première des nains. Il y a quelques jours encore, je croyais qu'il ne s'agissait que d'une légende. Cet endroit a été abandonné il y a plus de cinq cents ans, sous la pression de ton peuple, mais l'endroit est sûr et les trolls en ignorent l'existence.
— Je crois que Shack'Gan se doute qu'il a quelque chose. Il sait que tu es une naine et il a compris que les elfes n'ont pas construit le pont qui mène à l'île, mais il n'a rien dit à Zol'Kor, à part que nous avions chassé des créatures dangereuses lorsque nous sommes arrivés ici.
Rulna espérait qu'il en soit ainsi, que le mage soit fidèle à ce que lui en avait dit Lak'Mor, mais elle ne comprenait pas ce qui le poussait à préserver le secret de l'existence des nains :
— Pourquoi n'a-t-il rien dit ?
Lamaën prit le temps de la réflexion avant de répondre :
— Lak'Mor a beaucoup de respect pour toi. Il t'a vu combattre et vaincre de nombreux trolls alors que tu étais diminuée par ta blessure. Les trolls sont déjà en guerre contre nous, ils ont attaqué le village de tes amis et risquent une riposte des humains. Alors Shack'Gan veut épargner à son peuple une nouvelle guerre contre une nation à ton image.
Rulna avait observé attentivement la petite elfe pendant qu'elle parlait :
— Tu as l'air de lui faire confiance.
— Oui.
La petite elfe avait répondu sans la moindre hésitation. La naine fronça les sourcils :
— Je suis une naine, on nous dit sans cœur, insensibles, et à part Naëwen, je n'apprécie pas trop les tiens. Mais j'ai vu ce que les trolls ont fait aux elfes de Tirwendel, même moi, j'ai été choquée par leur cruauté. Et Shack'Gan est un troll.
Lamaën avait soutenu son regard avec une étrange douceur :
— Il n'a pas non plus supporté ce spectacle.
Rulna la coupa :
— Comment peux-tu en être certaine ?
La petite elfe ferma les yeux :
— Parce que je l'ai vu dans son esprit, comme j'ai vu dans le tien qu'on pouvait te faire confiance.
La naine fit un bond sur le côté :
— C'était quoi ça ?
Lamaën lui répondit avec une inquiétante douceur :
— Je suis une murmureuse. Je fais partie de ces rares elfes qui peuvent communiquer avec les animaux, me faire comprendre et les comprendre en retour.
Rulna s'offusqua :
— Eh ! Je ne suis pas un animal !
La petite elfe lui sourit :
— Bien évidemment. Mais le principe reste le même avec les nains, les humains et les trolls. Shack'Gan est un troll, mais il n'est pas mauvais.
— Ça reste un troll. Entre nous et les siens, comment savoir ce qu'il choisira ?
— Il choisira le bien.
La naine comprit que Lamaën était sincère, mais elle n'était pas convaincue :
— Probablement. Mais de son point de vue de troll.

Ils se dirigèrent vers le quartier des nobles et, comme ils s'y attendirent, ils furent arrêtés par des archers, surpris de les voir accompagnés d'enfants :
— Halte ! Vous ne pouvez pas aller plus loin !
Rulna se renfrogna :
— Écoute mon petit ! Tu as été invité par une naine, dans une cité naine. De quel droit m'interdis-tu de me déplacer chez moi ?
L'elfe était manifestement gêné par la situation :
— Je suis désolé... Nous avons reçu des ordres.
Rulna contourna l'archer pour poursuivre son chemin. Celui-ci banda son arc :
— Halte ou je tire !
Rulna s'arrêta sans se retourner :
— Tu oserais tirer sur ton hôte qui est désarmée ? Les elfes ont-ils perdu leur honneur dans cette guerre ?
Alnard vint s'interposer entre eux. L'elfe baissa son arc, craignant probablement de toucher Lamaën :
— Nous avons reçu des ordres. Confiez-nous ces enfants, nous les conduirons vers lui.
Tilou lui demanda calmement :
— De qui tiens-tu tes ordres ?
L'elfe répondit comme une évidence :
— De Raëlnor.
— Qui est-il ? D'où tient-il sa légitimité ?
L'archer était déconcerté :
— C'est notre chef. Il était capitaine de la garde de Alëndel. Il nous a guidés, et grâce à lui, nous avons pu mener la vie dure à ces maudits trolls.
Tilou se pencha vers lui :
— En ce qui nous concerne, nous ne tenons pas nos ordres de Raëlnor, mais de Naëwen, princesse de Nelandir. Penses-tu qu'elle ait moins de légitimité que Raëlnor ? Et pour quelles raisons nous interdirait-il d'approcher de Naëwen, que nous avons escortée jusqu'à Marendis, pour qu'elle rencontre le roi des hommes, puis jusqu'ici, pour l'aider à délivrer les enfants prisonniers sur cette île, ce qui nous a permis de secourir une bande d'elfes en piteux état sur le point de se faire capturer par les trolls. Pourquoi nous interdirait il de conduire vers Naëwen ces enfants que Rulna est allée chercher sur l'île ?
— Sur l'île... Mais comment ?
L'archer était visiblement déchiré entre ses ordres, sa dette envers ses étranges hôtes, et la surprise causée par la présence des petits prisonniers. Tilou lui offrit une échappatoire :
— Accompagne-nous, fais-toi seconder par tous les elfes que nous croiserons en chemin, et rassure-toi, nous ne sommes pas armés.
Il leva les bras et fit un tour sur lui-même pour prouver ses dires.

Dix archers les escortaient lorsque Naëwen leur ouvrit la porte. Elle semblait surprise et heureuse de revoir ses amis :
— Vous êtes toujours ici !
Elle enlaça Rulna qui lui rendit maladroitement son étreinte, et Alnard ne sut si c'était de la jalousie ou de la déception qu'il décelait chez Tilou. L'elfe libéra la naine et se tourna vers Raëlnor qui affichait un mélange de colère et de surprise :
— Vous m'aviez dit qu'ils étaient partis !
Rulna ouvrit la bouche, mais Tilou la dissuada de parler d'un discret coup de coude dans l'épaule et prit la parole :
— Il doit s'agir d'un malentendu. Jamais nous ne t'abandonnerons.
Il lança un regard bref, mais appuyé, à Raëlnor, avant de continuer :
— Rulna a trouvé un passage vers l'île. Nous l'avons accompagnée. Là-bas, elle s'est entretenue avec un jeune prisonnier, qui nous a confié ces enfants. Il s'écarta, dévoilant la dizaine de petits elfes qui se tenaient encore à l'extérieur. Naëwen porta les mains à sa bouche :
— Oh !
Passé l'instant de stupeur, les larmes aux yeux, elle tendit les bras vers eux :
— Venez, entrez, n'ayez pas peur.
Raëlnor tenta de reprendre l'initiative et demanda, accusateur :
— Pourquoi avez-vous abandonné les autres enfants sur cette maudite île ?
Rulna serra les poings et fit deux pas vers lui avant de s'immobiliser, l'air surprise, et de se tourner vers Lamaën que portait toujours Alnard. La naine lui fit un signe de tête et la laissa parler :
— Il y a bien un passage souterrain, entre cette cité et l'île, que seule Rulna était en mesure de trouver. Mais ce passage est obstrué par un gros rocher, et nous étions les seuls à pouvoir y passer. Avant de nous conduire ici, elle a promis qu'elle reviendrait aux premières lueurs du jour pour dégager ce rocher et permettre aux autres elfes de fuir.
Tilou précisa :
— C'est un bon début pour délivrer les prisonniers, mais ce ne sera pas suffisant. Le passage est trop étroit pour y faire entrer rapidement un grand nombre de personnes, et les trolls remarqueront rapidement qu'il se passe quelque chose. Nous allons devoir aussi utiliser les radeaux, comme l'avait suggéré Alnard... Et faire une diversion pour détourner l'attention des trolls. Alnard a eu une idée géniale, mais il me faut du temps pour préparer ça, comme il faudra du temps pour dégager ce rocher.

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