les cendres de Tirwendel - Chapitre XLIX
XLIX
Le chef de patrouille
les conduisit jusqu'à un pont de pierre, surprenant au royaume des elfes
qui avaient pour habitude de ne construire qu'à l'aide d'arbres
vivants, patiemment guidés et tressés pour obtenir la forme désirée
durant la croissance. Lak'Mor observa attentivement l'édifice. Les
pierres étaient taillées dans des formes complexes et assemblées avec
une remarquable précision, lui donnant l'impression que chaque bloc
maintenait ses voisins en place, participant ainsi à la solidité de
l'ensemble. Par habitude, il se tourna vers Shack'Gan pour lui faire
part de ses observations, mais le mage semblait ailleurs. Cependant, le
jeune guerrier nota que pour une fois, son ami n'affichait plus son air
perdu. Il était manifestement concentré, fixant l'île à l'autre
extrémité du pont. Lak'Mor l'imita et réalisa avec surprise que la plus
grande partie de l'île, située entre le pont et la pointe en aval, était
occupée par un immense enclos fait branches tressées entre
d'innombrables pieux enfoncés dans le sol. Entre l'enclos et la berge,
des guerriers patrouillaient.
En arrivant sur l'île, le jeune
guerrier s'approcha de l'enclos, suivi comme son ombre par Shack'Gan.
Lorsqu'il fut assez près pour voir ce qui se passait de l'autre côté, il
réalisa enfin qu'un grand nombre d'elfes, des enfants et de très jeunes
adultes y étaient retenus prisonniers. Ils étaient groupés au milieu de
l'enclos, comme s'ils voulaient absolument éviter une trop grande
proximité avec les trolls.
Shack'Gan se figea, surpris et murmura :
— Lamaën...
Lak'Mor se tourna vers son ami et constata avec le plus grand
étonnement qu'il affichait un léger sourire empreint de tendresse. Un
mouvement dans l'enclos attira l'attention de Lak'Mor. Un jeune elfe
retenait une petite fille qui boitait en s'appuyant sur une branche
formant une fourche sur son extrémité haute. La petite voulait forcer le
passage, mais le jeune elfe la retenait fermement.
Le chef de guerre local, manifestement agacé par leur arrivée sur son territoire, s'approcha de Zol'Kor :
— Je suis Tark'Olg, chef de guerre du clan du Rocher des Démons et responsable des otages. Que viens-tu faire ici ?
— Je suis Zol'Kor, chef de guerre du clan des Plaines Hurlantes et
second de Ort'Kan notre roi. Il m'a envoyé ici pour capturer une elfe.
Tark'Olg tendit le bras vers l'enclos :
— Si c'est une elfe qu'il veut, il y en a déjà plein ici. Fais ton choix.
Zol'Kor serra les dents, irrité par l'attitude de son hôte :
— Je ne cherche pas n'importe quelle elfe. Nous devons capturer Naëwen de Nelandir. Elle est accompagnée par deux humains.
Cherchant à couper court à toute question inutile, il précisa :
— Ils ressemblent beaucoup à des elfes, un peu plus grands, un peu plus forts, avec des armes faites dans ce genre de pierre.
Il tendit la hache du bûcheron qu'il portait toujours sur lui.
Tark'Olg prit l'outil en main, passa longuement ses doigts sur la lame métallique :
— Je n'ai jamais rien vu de tel.
Puis, relevant la tête vers Zol'Kor :
— Qu'est-ce qui te fait croire que ton elfe est ici ?
— Nous l'avons pistée jusqu'ici. Elle a suivi la dernière colonne de prisonnier depuis Tirwendel.
Tark'Olg eut un léger mouvement de surprise :
— Que compte-t-elle faire ?
Il montra l'enclos :
— Secourir cette vermine ? Je lui souhaite bon courage !
Zol'Kor plissa les yeux :
— Ne la sous-estime pas. J'ai déjà perdu une dizaine de guerriers à cause d'elle et de ses compagnons...
Il se tourna vers la forêt :
— Il se pourrait qu'elle soit à l'origine de la disparition des tiens.
Tark'Olg se montra cynique :
— J'ai perdu de nombreux guerriers, mais ça a commencé bien avant la
prise de Tirwendel. Nous ne sommes pas pitoyables au point de nous faire
décimer par une seule elfe. Il doit s'agir de toute une bande, mais ils
ne laissent aucune trace, et nous n'avons jamais retrouvé de cadavre.
Zol'Kor se tourna vers l'enclos :
— Il nous faut des informations. Ces elfes-là en ont peut-être.
Le
soir venu, Lak'Mor retrouva Shack'Gan assis près de l'enclos, qui
affichait toujours le même sourire. Inquiet pour son ami, il s'assit à
ses côtés et observa l'enclos tout comme lui. Il vit alors à nouveau la
petite elfe boiteuse qui les observait, elle aussi, toujours surveillée
de près par un jeune plus âgé qu'elle.
Un guerrier du clan du Rocher des Démons s'approcha :
— Je cherche Shack'Gan, on m'a dit qu'il était ici.
Lak'Mor se tourna vers lui en désignant le mage :
— Il est bien ici. C'est pour quoi ?
Le guerrier l'observa quelques instants :
— Il n'a pas l'air d'un mage...
Lak'Mor serra les dents :
— Il n'est pas au mieux de sa forme. Que lui veux-tu ?
Tark'Olg veut qu'il interroge des prisonniers demain. Il veut des renseignements sur les disparitions des trolls dans la forêt.
Au
petit matin, Lak'Mor attendait avec Shack'Gan qu'on lui amène les
mystérieux prisonniers, se demandant où et quand les guerriers les
avaient capturés. Le mage semblait aller mieux, souriant et participant
de manière active à la conversation.
Zol'Kor et une vingtaine de
guerriers entrèrent dans l'enclos. La plupart des elfes s'écartèrent sur
leur passage, mais de rares jeunes, plus téméraires, osèrent les défier
du regard. Aussitôt, le chef de guerre en désigna deux que quatre
guerriers s'empressèrent de saisir pendant que les autres maintenaient
leurs codétenus à distance. Les deux jeunes furent entravés et traînés
en dehors de l'enclos. Zol'Kor montra Shack'Gan aux guerriers et ils se
dirigèrent vers lui. Zol'Kor ne s'embarrassa pas de salutations :
—
Tu vas interroger ces deux-là. Je veux apprendre tout ce qu'ils savent
au sujet des disparitions de trolls dans la forêt. Je t'ai vu à l'œuvre à
Nelandir, je sais que tu peux le faire.
Lak'Mor observa les deux
prisonniers quelques secondes. Leurs tenues étaient d'une saleté
évidente, et présentaient des traces d'usures comme il n'en avait jamais
vues sur des vêtements d'elfes :
— Ils ont l'air d'être ici depuis
longtemps. Bien avant le début des disparitions. Comment pourraient-ils
avoir des informations à ce sujet ?
Shack'Gan observa les deux
jeunes à son tour. La remarque du jeune guerrier semblait parfaitement
logique, mais Zol'Kor le foudroya du regard :
— Toi, je ne t'ai rien demandé !
Il se tourna vers Shack'Gan :
— Fais vite ! Il n'est pas nécessaire de perdre d'autres guerriers, nous aurons besoin de tous pour retrouver notre fugitive.
Il lui montra une petite construction :
— Installe-toi dans cette cabane. Fais ce qu'il faudra, mais je veux des informations !
Le mage se dirigea avec nonchalance vers la salle d'interrogatoire,
suivit de près par les quatre guerriers et les deux prisonniers. Lak'Mor
allait lui emboîter le pas, mais Zol'Kor le retint par le bras :
— Pas toi ! J'ai besoin de toi pour aller chercher les fugitifs !
L'ouverture était si basse que Shack'Gan dut se contorsionner pour entrer dans la cabane. Elle était surprenante, très petite, en pierre et trop basse pour lui et les guerriers. Il remarqua que même les elfes se sentaient à l'étroit ici. Cette construction n'avait rien de commun avec les tentes des trolls ou les huttes des elfes. Il repensa alors aux maisons humaines qu'il avait vues, mais il ne comprenait pas ce que des humains seraient venus faire si loin de leur royaume. Il en déduisit qu'un seul peuple pouvait être à l'origine d'un tel bâtiment.
Il
s'installa au fond de la pièce, et d'un geste de la main, il invita les
elfes à s'installer sur un petit banc en bois. Les deux jeunes
croisèrent leurs regards et refusèrent de bouger, si bien qu'un des
guerriers les poussa sans ménagement. Le mage leva la main avec autorité
:
— Inutile d'être brutal !
Il observa les guerriers, voûtés pour passer sous ce plafond décidément trop bas pour des trolls. Il leur sourit :
— Allez attendre dehors, vous y serez plus à l'aise.
Le plus âgé des quatre objecta :
— Zol'Kor nous a ordonné d'empêcher ces deux-là de fuir !
— Je n'en doute pas un instant, mais comme vous le constatez, cette
cabane est trop petite pour nous sept, et puis, ils sont entravés, il
n'y a qu'une seule issue, et je pense être de taille à affronter deux
jeunes elfes, aussi courageux et combatifs soient-ils.
Il leur
montra la sortie. Les guerriers s'interrogèrent du regard avant de se
retirer. Le plus âgé se retourna avant de franchir la porte :
— On reste là, juste de l'autre côté.
Shack'Gan inclina la tête avec respect :
— Merci pour votre assistance.
Lorsqu'il fut seul avec les deux prisonniers, il s'approcha un peu :
— Je suis Shack'Gan. Je vous promets que je ne vous ferai aucun mal. Nous allons simplement discuter un peu.
Le plus âgé des deux releva le menton :
— C'est une nouvelle forme de torture, tu comptes nous rendre fous sous le flot de tes paroles ?
Le mage sourit :
— Je crois que Zol'Kor, celui qui vous a invités dans cette...
Il se lança dans une observation minutieuse de la pièce avant de demander :
— Comment appelleriez-vous cet endroit ? Une hutte de pierre ?
Il haussa les épaules et poursuivit :
— Bref, ce charmant guerrier espère plutôt que c'est vous qui allez m'assommer avec vos discours.
Il plaça une main près de sa bouche et chuchota :
— C'est qu'il ne m'aime pas trop, vous comprenez...
Il invoqua une douce chaleur dans ses mains, s'approcha de celui qui n'avait pas encore parlé :
— Comment t'appelles-tu ?
Le jeune elfe hésita un instant avant de consentir à répondre :
— Tanaël.
Shack'Gan prit délicatement sa tête entre ses mains. L'autre cria aussitôt :
— Lâche-le, sale troll !
Shack'Gan se tourna paisiblement vers lui :
— Je vous ai donné ma parole, je ne vous ferai aucun mal. Mais je ne peux malheureusement pas en dire autant des autres trolls.
Il s'adressa à nouveau à Tanaël :
— Tu vas sentir une douce chaleur. Laisse-la entrer en toi.
Le mage ferma les yeux et tenta de lire dans l'esprit du jeune otage,
mais celui-ci luttait de toutes ses forces pour le repousser. N'ayant
aucune intention de le brusquer, le mage stoppa son intrusion mentale et
tenta une nouvelle approche :
— Que sais-tu de cet endroit ? Sommes-nous encore dans le royaume des elfes ?
Surpris par ce revirement inattendu, Tanaël baissa sa garde :
— Non. Notre royaume s'arrête sur la berge du fleuve.
— Où sommes-nous alors ?
— Certaines histoires parlent d'un peuple disparu qui vivait de l'autre côté du fleuve. Ces constructions seraient les leurs.
— Tu n'en sembles pas certain.
— Je suis né bien après la guerre qui a opposé nos deux peuples. Les nôtres n'aiment pas parler de ça.
— Parce que vous avez perdu cette guerre ?
— Non. Parce que nous l'avons gagnée, et que nous avons exterminé ce
peuple. Le général responsable de ce massacre aurait été emprisonné sur
cette île, avant de disparaître.
— Avant de disparaître ?
— On
dit que pris de remords, et incapable de faire face à ses
responsabilités, il aurait mis fin à ses jours en se jetant dans le
fleuve.
Shack'Gan revint à son interrogatoire :
— Que penses-tu de ces trolls qui disparaissent dans la forêt ?
— Moins il y en aura, mieux notre peuple pourra vous combattre !
— Tu sais que cette guerre est déjà perdue pour vous.
Le jeune elfe serra les dents.
— Certains disent que c'est notre châtiment, pour avoir anéanti les nains.
— Ce ne sont donc pas des nains qui s'attaquent à nos guerriers.
Le jeune elfe ne répondit rien, mais il semblait se reprocher d'en avoir trop dit.
Shack'Gan le rassura :
— Ne t'inquiètes pas, tu n'as trahi personne, nous nous doutons bien que nous sommes attaqués par des elfes.
Il fixa Tanaël en silence pendant quelques secondes avant de lui demander :
— D'où viens-tu ?
À nouveau surpris par cette question qui changeait brusquement de sujet, le jeune elfe répondit sans détours :
— De Palendril.
Shack'Gan réfléchit. Cette cité était l'une des premières à être tombée, au tout début de la guerre.
— Tu as été capturé là-bas, ou plus tard ?
Toujours connecté à l'esprit de Tanaël, Shack'Gan vit des images de
bataille, trois grands chênes majestueux dévorés par les flammes, des
elfes morts par milliers, et les plus jeunes emmenés de force jusqu'ici.
Le jeune elfe serra les dents pour éviter de pleurer :
— Là-bas.
— Que sais-tu de ceux qui nous attaquent dans la forêt ?
— Ils ne tuent pas assez de trolls à mon goût !
Shack'Gan ne vit rien qu'il puisse exploiter, et décida de mettre fin à cet interrogatoire :
— C'est fini. Je te remercie pour cette conversation.
Déstabilisé par la tournure des évènements, Tanaël demanda :
— C'est tout ?
Shack'Gan lui sourit amicalement :
— Je sais que tu m'as dit la vérité. Que voudrais-tu que je fasse de plus ?
Shack'Gan se tourna vers le second elfe :
— Et toi, comment t'appelles-tu ?
— Hilënrond.
Le jeune elfe fixa le mage comme s'il voulait lire en lui :
— Lamaën avait peut-être raison finalement.
— Lamaën ?
Shack'Gan prit subitement conscience qu'il allait mieux. La brume qui
lui brouillait l'esprit depuis si longtemps avait pratiquement disparu.
Il réalisa alors que la petite elfe était responsable de ce
rétablissement. Il ne comprenait pas comment elle avait fait, mais il
réalisa qu'elle avait été présente durant la nuit. Il ne prit pas la
peine de masquer son étonnement :
— Comment va-t-elle ?
Il n'eut pas le temps de répondre. Zol'Kor fit irruption dans la cabane, accompagné par les quatre guerriers :
— C'est quoi ce cirque ? Pourquoi les guerriers étaient dehors ? Pourquoi je n'entends rien depuis l'extérieur ?
Le mage fixa le chef de guerre :
— Il n'y a aucune raison de hurler, ce n'est pas ainsi qu'on peut avoir une discussion efficace.
Zol'Kor le foudroya du regard :
— Une discussion ? Et qu'est-ce que tu as appris ?
— Que voulais-tu apprendre ? Ces jeunes elfes étaient ici bien avant le
début des disparitions. Comment voudrais-tu qu'ils sachent quelque
chose à ce sujet ?
Zol'Kor explosa de rage :
— Tu es certain de bien t'y prendre ?
Il empoigna Tanaël, le souleva du sol et se tourna vers Hilënrond :
— Dis tout ce que tu sais au sujet des elfes qui nous attaquent dans la forêt, ou tu seras responsable de sa mort !
Shack'Gan s'emporta :
— Non ! Je leur ai donné ma parole que je ne leur ferais aucun mal !
Les quatre guerriers saisirent le mage et l'immobilisèrent. Zol'Kor fixa le jeune elfe, qui finit par implorer :
— Nous ne savons rien ! Ça fait déjà huit lunes que je suis ici et
Tanaël était là bien avant moi ! Nous venons des frontières à l'est du
royaume, nous ne savons rien de cette région !
Zol'Kor se tourna alors vers Shack'Gan et lui dit sur un ton glacial :
— Moi, aussi, j'ai donné ma parole.
Il trancha la gorge de Tanaël et le laissa tomber au sol où il se vida
rapidement de son sang. Il empoigna Hilënrond par la tête et le traîna
jusqu'à l'enclos. Là, il le souleva de terre, le tendit vers la
palissade et hurla :
— Les prisonniers doivent nous dire ce qui se passe dans cette maudite forêt !
Quelques elfes se tournèrent vers lui, qui invitèrent leurs semblables à en faire autant.
Lorsqu'il fut certain d'avoir obtenu l'attention des otages, il répéta :
— Les prisonniers doivent nous dire ce qui se passe dans cette forêt écœurante ou ils seront exécutés !
Il joignit le geste à la parole en tranchant la gorge du malheureux elfe avant de le lancer par-dessus la clôture.
Il se retourna vers Shack'Gan, le regard sombre :
— Je suis un guerrier, pas une nourrice !
Commentaires
Enregistrer un commentaire