Les cendres de Tirwendel - Chapitre XLII

 

XLII

En fin d'après-midi, l'elfe s'arrêta à l'entrée d'une petite grotte :
— Nous allons nous arrêter ici. Je dois vérifier l'état de la cheville de Rulna, et nous devons manger. Ici, nous pourrons faire du feu sans être repérés par les trolls.
Afin d'éviter qu'elle ne heurte les parois, Alnard prit Rulna dans ses bras pour se glisser dans l'étroite ouverture. Après avoir franchi un étroit corridor qui formait une chicane, il atteignit une salle de la taille d'une petite maison. Il déposa délicatement la naine près de la paroi, là où le sol était un peu plus élevé et sec. Naëwen s'approcha d'elle pendant que le jeune homme se dirigeait vers la sortie :
— Je vais chercher du bois sec pour le feu.
Il retrouva son ami à l'extérieur, qui écorchait ses prises de la journée :
— Il faudra bien enterrer les restes. Il ne faudrait pas que les charognards ne trahissent notre présence.
— J'y comptais bien, mais un peu d'aide pour creuser le sol ne serait pas de refus.
Alnard sourit :
— Je m'en occuperai dès que j'aurais démarré le feu. Tu n'auras qu'à t'occuper de faire cuire tout ça.

Alnard avait pris le premier tour de garde, pendant que, à l'abri dans la petite grotte, Naëwen et Tilou s'occupaient de Rulna. La nuit venait de tomber et tout était calme, hormis quelques chants d'oiseaux et le passage furtif de quelques animaux.
Rulna vint le rejoindre avec un morceau de viande et quelques racines cuites :
— Tiens, on t'a laissé de quoi manger.
Alnard prit la nourriture et la réprimanda gentiment :
— Tu n'aurais pas dû te déplacer avec ta cheville. Comment veux-tu guérir dans ces conditions ?
Elle lui donna un petit coup de poing sur l'épaule :
— Je te devais bien ça, il parait que tu m'as portée toute la journée, pendant que je dormais comme une fainéante.
Elle fixa un point au loin :
— Pourquoi est-ce que tu fais tout ça pour moi ?
Il semblait ne pas comprendre :
— Je n'ai fait que te porter. Tilou a chassé, et Naëwen nous a guidés tout en cherchant de quoi te soigner. Après le combat que tu as mené là-bas, c'était la moindre des choses.
La naine posa sur lui un regard étrangement intense :
— Je suis blessée, je vous ralentis, et je ne vous sers à rien. Vous auriez dû me laisser là-bas, c'était la seule chose logique à faire. Alors pourquoi est-ce que tu m'as portée jusqu'ici ?
Il la regarda avec étonnement avant de lui répondre :
— Nous n'avons jamais prétendu que les humains se comportaient de manière logique. Ton sens du sacrifice te rend honneur, mais, sans vouloir te vexer, de mon point de vue, ce n'est qu'une manière déguisée d'arrêter de lutter. Un dernier coup d'éclat et rideau !
Il vit une expression outrée se dessiner sur son visage, mais il la surprit en posant un doigt sur sa bouche :
— Laisse-moi finir. Tu es blessée, c'est un fait. Mais quand je vois la façon dont tu as tenu tête à ces trolls, je me dis que tu es loin d'être inutile. Alors, peut-être que tu nous ralentis, mais tu as largement démontré que tu avais ta place parmi nous, et on n'abandonne pas les siens. C'est comme ça. Du moins, c'est une règle de conduite que je me suis fixée.
Elle inclina la tête :
— Ta logique est un peu étrange, mais pourquoi pas.
Elle lui sourit franchement :
— Il va falloir t'habituer à me porter souvent !
Alnard l'observa de la tête aux pieds avant de la serrer contre son épaule :
— J'ai déjà eu des fardeaux bien plus lourds à porter.
Elle cala sa tête contre son épaule durant quelques secondes avant de se redresser brusquement :
— Il y a du feu là-bas !
Il se redressa et scruta l'horizon dans la direction qu'elle indiquait :
— Je ne vois rien.
— Moi non plus, mais je sens la fumée. Il y a du feu là-bas, c'est assez loin, mais j'en suis certaine.
Il la raccompagna vers la grotte :
— Préviens-les
Lorsqu'elle fut à l'abri, il entreprit d'escalader l'arbre le plus proche. Lorsqu'il fut proche de la cime, il aperçut enfin la lumière vacillante du feu, loin vers l'ouest. Une crête rocheuse découpée d'une large entaille se détachait sur l'horizon. Lorsqu'il réalisa que le foyer qu'avait senti Rulna se trouvait au bord de la faille, il se souvint qu'ils étaient passés par là plus tôt dans la journée, sans avoir rencontré âme qui vive.
Il redescendit prudemment et alla rejoindre ses amis :
— Rulna a raison. Quelqu'un a fait un feu sur la crête que nous avons franchie tout à l'heure. Je vais aller vérifier.
Tilou tenta de l'en dissuader :
— Et si c'étaient des trolls ?
— Nous devons en avoir le cœur net. Je ne serai pas long.
Rulna s'inquiéta pour lui :
— Sois prudent.

Il arriva à proximité du feu en milieu de nuit. Il s'approcha précautionneusement et réalisa rapidement qu'il s'agissait bien d'une bande de trolls. L'un d'eux attira son attention. Massif, portant de nombreuses cicatrices. Il donnait des ordres de manière sèche, presque agressive, les autres s'exécutaient rapidement, la plupart osant à peine le regarder.
Alnard estima qu'ils étaient une trentaine. Il les classa en deux catégories, ceux qui craignaient le chef, les plus nombreux, et les autres, cinq au plus, qui lui vouaient un respect indéfectible.
L'un de ces derniers, légèrement plus petit, mais encore plus massif, s'approcha :
— Les éclaireurs viennent de rentrer. Ils pensent avoir trouvé des traces, mais ils n'ont aucune certitude.
Le chef s'énerva :
— Tu m'as dit que c'étaient nos meilleurs pisteurs ! Alors quoi ? Ils ont subitement perdu leurs talents ?
— Non. Mais les traces se superposent avec des traces d'animaux. Ils ne parviennent plus à les différencier.
Le chef se mit à crier :
— Ce ne sont que des incapables !
— Mais Zol'Kor, il fait nuit. Comment veux-tu qu'ils puissent distinguer quoi que ce soit ?
— Notre roi nous a ordonné de retrouver cette maudite elfe, et nous la retrouverons ! Même s'il nous faut retourner toute la forêt. Nous la retrouverons ! Alors tes éclaireurs ont intérêt à retrouver cette piste avant le lever du soleil s'ils ne veulent pas avoir affaire à moi !
Trois jeunes trolls, plus élancés que les autres, se firent tout petits. Un guerrier compatissant leur offrit à manger en leur précisant qu'ils auraient besoin de forces cette nuit.

Plus loin, à l'écart du groupe, deux trolls étaient assis près d'un second foyer, bien plus petit. Il reconnut immédiatement le plus jeune. C'était Lak'Mor, le troll que Rulna avait décidé d'épargner la veille.
La colère monta en lui. Il se reprocha d'avoir écouté la naine. Ce guerrier les avait indubitablement guidés jusque-là. Il décida de faire le tour du campement pour en apprendre plus, et se faire justice le cas échéant.
Lorsqu'il arriva à leur niveau, il constata avec surprise que les deux trolls étaient immobiles, les yeux fermés. Il se cacha dans un fourré et attendit que les autres trolls cessent leurs allées et venues pour attaquer.
Il vit avec déception le plus âgé ouvrir ses yeux. Lorsque Lak'Mor en fit autant, il le prit par les épaules et chuchota :
— Zol'Kor ne doit pas apprendre que cette Rulna est une naine. La horde n'a pas besoin de se lancer dans une guerre contre un troisième peuple.
Le jeune guerrier semblait contrarié :
— Que ferrons-nous si jamais nous les retrouvons ? Rulna est une combattante exceptionnelle. Elle doit être traitée avec respect, mais Zol'Kor n'aura aucune pitié.
— Ort'Kan veut l'elfe. Je ne sais pas pourquoi, mais il a ordonné qu'elle lui soit amenée. Je ne vois pas comment elle pourrait échapper à son destin. Mais peut-être que nous pourrions éviter le pire pour les trois autres. Après-tout, Ort'Kan n'a rien dit à leur sujet, et la horde n'a aucun intérêt à provoquer davantage les humains.
— Mais Zol'Kor a bien compris que les éclaireurs ont été tués par des armes humaines. Tu crois vraiment qu'il consentira à les épargner ?
— Il faudra que nous l'en persuadions.
Le plus jeune observa son aîné quelques instants :
— Je sais que tu trouves que cette guerre a assez duré, mais pourquoi est-ce que tu tiens tant à épargner ces humains et la naine ?
— J'aimerais aussi pouvoir épargner l'elfe.
— Mais des elfes, tu en as déjà tué plusieurs. Alors pourquoi celle-là ?
Shack'Gan chercha ses mots :
— J'ai tué des elfes en situation de combat. Mais là, il n'y a pas de combat. Ce n'est qu'une chasse. Je ne vois pas quel danger elle représente pour la horde, et je ne comprends pas l'acharnement de Ort'Kan à son égard. Pour les autres, nous ne sommes pas en guerre contre eux. Du moins, j'ose encore l'espérer. Alors tout le mal que Zol'Kor pourra leur faire finira par se retourner contre la horde.

La main sur la poignée de son épée, Alnard avait perdu son envie de tuer. Il ne voyait pas comment il pourrait s'approcher de ces deux trolls pour les atteindre sans donner l'alerte, et il avait compris que ces deux trolls étaient au mieux des alliés potentiels, au pire, des éléments neutres ou des freins pour Zol'Kor.
Il s'éloigna aussi discrètement que possible et décida de faire un grand détour vers l'est pour attirer les guerriers dans une mauvaise direction. Lorsqu'il estima être allé assez loin, il grimpa dans un arbre et se déplaça à la façon des elfes pour ne pas laisser de traces au sol.
Il retrouva ses amis au petit matin. Rulna montait la garde et semblait plus inquiète qu'à l'accoutumée. Lorsqu'elle le vit approcher, elle lui offrit un sourire radieux dans la lumière du soleil levant :
— Te voilà enfin ! Tu t'es promené ou quoi ?
Il rendit son sourire avant de retrouver son air des mauvais jours :
— Nous devons partir au plus vite !
Il aida la naine à regagner la grotte où il fit le point avec ses amis :
— Ce sont bien des trolls qui nous poursuivent. Ils sont commandés par Zol'Kor, qui m'a tout l'air d'être déterminé.
Il se tourna vers Naëwen :
— Leur grand chef lui a donné l'ordre de te retrouver. Et si j'ai bien compris, il ne s'accordera aucun repos tant qu'il n'aura pas rempli sa mission.
Il posa sa main sur celle de Rulna :
— Lak'Mor et Shack'Gan sont avec eux. Et Lak'Mor a retrouvé sa mémoire.
L'elfe releva la tête, surprise. Il poursuivit :
— Je l'ai vu faire une espèce de séance de méditation avec Shack'Gan. Leur feu dégageait une étrange odeur. Probablement des plantes ou une drogue... Mais ils n'ont pas l'air de vouloir nous retrouver. Je ne sais pas trop quoi en penser pour l'instant, mais ce qui me semble certain, c'est que ce Zol'Kor est une véritable menace pour nous.
Il laissa le temps à ses mots de bien marquer les esprits, puis il poursuivit :
— J'ai essayé de les attirer vers le Nord. Nous avons peut-être un jour d'avance, mais nous devons partir au plus vite.

Ils récupérèrent rapidement leurs affaires et se mirent en route, se dirigeant vers le nord-ouest. En fin de matinée, ils arrivèrent au bord d'une large rivière. Naëwen parut hésiter. Tilou s'approcha d'elle, inquiet :
— Que se passe-t-il ?
Elle pointa un doigt devant elle :
— Devant nous, il y a une grande rivière. Nos ancêtres y ont construit un pont, mais si j'étais un chef troll, je crois que j'y aurais posté des guerriers pour contrôler le passage. Si c'est le cas, nous sommes bloqués.
Le jeune forgeron haussa les épaules :
— Nous n'avons qu'à traverser la rivière à la nage. En plus, si nous nous laissons porter par le courant, les trolls auront bien du mal à retrouver nos traces.
L'elfe eut soudain l'air effrayée :
— Mais je ne sais pas nager. Je ne pourrai pas traverser.
Alnard se moqua d'elle :
— Tu ne sais pas nager ! Mais comment comptais-tu échapper aux trolls le jour où Tilou t'a trouvée ?
Elle s'offusqua :
— Nous avons l'habitude de nous déplacer dans les branches des arbres, alors il est inutile d'apprendre à nager. Et lorsque les rivières sont trop larges, nous construisons des ponts.
Elle sourit soudain, l'air soulagée :
— Ou des radeaux ! Nous pouvons construire un radeau, comme ça nous pourrons traverser sans souci !
Le jeune soldat rejeta la proposition :
— Nous n'avons rien pour abattre du bois, et pas de corde pour assembler les rondins. Les trolls seront là bien avant que nous n'ayons terminé. Par contre, on peut facilement faire un petit fagot dans lequel on mettra nos armes et nager. Tu ne dois pas être bien lourde, et Tilou t'a sortie de la rivière avec des bolas enroulées autours de toi, alors il ne devrait pas avoir trop de mal à t'aider à traverser. Moi, j'aiderai Rulna. Comme ça, nous pouvons rapidement mettre de la distance entre nous et les trolls.
Naëwen regarda les deux hommes qui semblaient confiants, elle hocha la tête avant d'accepter :
— Soit ! Faisons comme ça.

Ils recueillirent rapidement quelques rondins de bois mort qu'ils assemblèrent autour de leurs armes. Alnard testa la flottabilité de l'ensemble avant de se tourner vers ses amis :
— C'est bon ! On peut y aller !
Tilou s'avança dans l'eau. Lorsqu'il se fut avancé jusqu'à la taille, il se tourna vers Naëwen en lui tendant la main :
— Viens !
L'elfe observa le cours d'eau, hésitante :
— Tu ne me lâcheras pas ?
Le jeune forgeron lui répondit avec un grand sourire :
— Aucun risque ! Tout ira bien. Viens.
Elle s'avança précautionneusement jusqu'au jeune homme qui lui prit la main :
— Ne t'inquiète pas, l'eau va te porter comme elle porte un bout de bois. C'est aussi simple que ça. Le plus simple, c'est que tu t'allonges sur le dos pour pouvoir respirer facilement.
Joignant le geste à la parole, il la prit délicatement dans ses bras et la fit lentement basculer sur le dos. Paniquée, elle tenta de se redresser.
— Détends-toi et laisse-toi faire, moi, je vais me contenter de nous faire avancer.
Ils échangèrent un regard. Il semblait calme et si sûr de lui qu'elle parvint enfin à se détendre. Elle s'allongea précautionneusement sur le dos et Tilou s'éloigna doucement de la berge. Lorsqu'ils furent à une dizaine de mètres, de la rive, le courant les avait déjà emportés loin vers l'aval.

Alnard prit le fagot avec les armes et se tourna vers Rulna :
— À nous maintenant !
La naine fixait la rivière sans réagir. Il insista :
— Rulna, nous devons y aller.
Il s'approcha d'elle et réalisa qu'il y avait un problème :
— Rulna, ça va ?
Elle se tourna vers lui comme si elle réalisait seulement qu'il était là, elle le regarda quelques instants :
— Vas-y, je reste là.
Il ne comprit pas, croyant qu'elle voulait encore se sacrifier pour leur sauver la vie. Il la prit par la main :
— Arrête tes bêtises, on y va !
Elle se dégagea violemment :
— Non !
Elle commença à pleurer :
— Qu'est-ce qui se passe ?
— Je n'irai pas dans l'eau ! Plutôt affronter toute la horde !
— C'est ridicule ! Tu es blessée, tu ne tiendrais même pas contre trois trolls. Là, il y en a une trentaine qui nous pourchassent. Qu'est-ce que tu crois pouvoir faire ?
Elle tremblait de peur et de rage :
— Je suis une naine. Les nains vivent dans des grottes. Ils ne nagent pas. Si une grotte vient à être inondée, il n'y a aucune chance d'en réchapper. Si un nain tombe dans l'eau, il est emporté dans les galeries et plus jamais on ne le revoit. C'est aussi simple que ça ! L'eau, c'est la mort !
Elle se tut quelques instants en serrant les poings :
— J'ai vu mon père mourir comme ça ! Il n'est pas question que j'aille dans l'eau.
Alnard prit doucement son visage entre ses mains :
— Je ne te laisse pas ici. Je vais te porter, comme Tilou avec Naëwen. Regarde-les, tout se passe bien.
Il la porta dans ses bras. Elle se débattit en pleurant, mais il la tint fermement. Elle se calma alors un peu, crispée et tremblante. Alnard s'avança lentement dans l'eau. Elle s'agrippa à lui avec force dès qu'elle sentit l'eau sur ses cuisses. Il la rassura :
— Laisse-toi faire. Nous allons flotter et je ne te lâcherai pas.
Loin de se détendre pourtant, elle se crispa un peu plus.
Il s'enfonça toujours plus dans l'eau, poussant le fagot avec les armes devant lui. Complètement paniquée, la naine s'accrochait si fort à lui qu'elle gênait ses mouvements :
— Je vais commencer à nager.
Il se retourna pour nager à reculons tout en la maintenant à la surface. Ce changement était inattendu pour elle, et elle le serra encore plus fort. Il lui sourit calmement :
— Essaye de te détendre.
Il recula encore et ses pieds quittèrent le sol, mais il n'en dit rien à la naine avant qu'elle ne réalise que son déplacement était différent, à une dizaine de mètres de la rive. À chaque fois que le jeune homme se propulsait, elle sentait une légère secousse suivie d'un petit temps de glisse. Elle s'en inquiéta entre deux sanglots :
— Pourquoi tu avances comme ça ?
— Parce que je nage. Je ne peux plus poser mes pieds au fond.
Il la sentit se raidir encore un peu plus :
— Ça fait un moment que je nage, tu vois, tout se passe bien, alors rassure-toi, et profite de la baignade. Tu vas voir, ça peut être très agréable cette fraîcheur.
Comme ils continuaient à s'éloigner de la rive et qu'elle restait en surface, elle parvint à se détendre un petit peu. Elle chercha Naëwen et Tilou du regard, et les devina loin devant eux, qui progressaient calmement vers la berge opposée. Elle tourna son regard vers leur point de départ et réalisa alors qu'ils en étaient déjà bien loin.
Elle observa Alnard. Il était calme et ne semblait éprouver aucune difficulté à se maintenir à la surface. Osant alors basculer sa tête en arrière pour la poser sur l'eau, elle sentit ses jambes se relever et tressaillit, croyant tomber en arrière. Alnard la regarda, à la fois surpris et inquiet. Elle lui répondit par un sourire amusé et gêné, avant de fermer les yeux et de se laisser aller à nouveau. Cette fois-ci encore, elle eut l'impression de tomber en arrière, mais elle réalisa que son visage était toujours au-dessus de la surface et elle accepta cette étrange situation et se laissa bercer par le mouvement de l'eau.
Après un long moment, Rulna réalisa que Alnard avait accéléré son rythme, et qu'il respirait plus fort. Elle ouvrit les yeux et constata qu'il paraissait inquiet. Elle observa alors la rivière et vit avec horreur un arbre déraciné avancer vers eux. Le jeune homme hurla :
— Accroche-toi !
Quelques secondes plus tard, elle se faisait happer par les branchages.

Alnard lutta autant qu'il put pour maintenir Rulna en surface, mais l'arbre roulait sur lui-même et l'entraînait vers le fond. Il prit une grande inspiration avant d'être immergé et tenta désespérément de se libérer. La naine s'était débattue, elle aussi, et il n'avait eu d'autre choix que de la lâcher, d'une part pour ne pas l'entraîner vers le fond avec lui, et pour lui laisser une chance de s'accrocher aux branches pour rester en surface.
Lorsqu'il put enfin regagner la surface, à bout de souffle, il appela son amie en hurlant, mais jamais il ne l'entendit répondre. Il nagea aussi vite qu'il le put pour regagner l'arbre, espérant en vain y retrouver la naine. Soudain, à quelques mètres devant lui, un chapelet de bulles remonta à la surface, ainsi que quelques fibres couleur de feu. Il se précipita et plongea la main dans la masse filandreuse qui commençait à redescendre vers le fond de la rivière. Il attrapa une poignée de cheveux qu'il tira vers lui. Rulna remonta à la surface, les yeux grands ouverts. Aussitôt que son visage émergea, elle prit une grande et bruyante inspiration. Il la serra contre lui, tout en dégageant son visage de la masse de cheveux :
— Je suis désolé. Je suis désolé. J'avais promis de ne pas te lâcher ! Je suis désolé.
Elle se cramponna à lui, menaçant de le faire couler, mais il la laissa faire et nagea aussi fort qu'il le pouvait pour se maintenir en surface avec elle. Elle toussa quelques secondes, reprit une inspiration sifflante et toussa à nouveau en pleurant. Lorsqu'elle eut repris son souffle, il lui demanda :
— Rulna, est-ce que ça va ? Je suis désolé de t'avoir lâchée. Je suis là maintenant, est-ce que ça va ?
Elle le regarda longuement, sans qu'il sache si elle le voyait tant elle avait l'air absente :
— J'ai vu mon père.
Elle plongea son regard dans le sien :
— J'ai vu mon père. J'étais prête à le rejoindre.
Une mèche de cheveux retomba sur le visage de la jeune naine, il la dégagea délicatement :
— J'étais prête. Je voulais le rejoindre. Mais il m'a dit que ce n'était pas encore le moment. Il m'a dit de me battre, il m'a montré la lumière, là-haut, et il m'a dit de la suivre. La lumière m'a attrapée et m'a fait remonter.
Elle se tut et étudia sa réaction :
— Tu crois que je suis devenue folle ?
Il lui caressa la joue pour essuyer quelques gouttes ou des larmes, il n'aurait su le dire :
— Je crois surtout que tu as bien failli te noyer. Je suis désolé. Je t'avais promis de ne pas te lâcher.
Elle le regarda encore attentivement :
— C'est toi hein ? C'est toi qui m'as remontée, pas la lumière ?
— Oui. Je ne pouvais pas t'abandonner au fond de l'eau.
Elle inclina la tête sur le côté :
— Merci.
Elle hésita un instant :
— À part mon père, personne n'avait jamais veillé sur moi comme tu le fais.
Elle réalisa qu'il commençait à s'essouffler :
— Tu devrais te rapprocher un peu de la berge, pour pouvoir te reposer.
Il chercha le fagot avec les armes et le vit s'éloigner :
— Non, nous devons récupérer nos armes !
Il commença à nager aussi vite que possible, mais le fagot s'éloignait toujours. Rulna posa alors ses mains sur les joues du jeune homme pour attirer son attention :
— Tu es fatigué. Si tu continues à t'épuiser comme ça, tu vas finir par te noyer. Tu dois te reposer.
Il jeta un dernier regard au fagot avant de renoncer et de se diriger vers la berge. Lorsqu'il put enfin prendre pied, il se laissa pousser par l'eau en effectuant de petits bonds. Elle s'en étonna :
— Pourquoi tu ne sors pas de l'eau ?
Il haussa les épaules, dépité :
— D'après Naëwen, il peut y avoir des trolls de ce côté-là aussi. Nous n'avons plus d'arme, alors au moins, dans l'eau, ils ne peuvent pas nous atteindre.
— Oui, mais ils peuvent nous voir.
Il observa attentivement la berge :
— Tu as raison. Mais si nous sortons trop tôt de l'eau, ils retrouveront plus facilement nos traces.
Il s'enfonça alors un peu dans les hautes plantes aquatiques :
— Comme ça, on reste dans l'eau, et on est cachés. Maintenant, nous devons retrouver Naëwen et Tilou.
Après une bonne demi-heure de lente progression, il réalisa que Rulna grelottait. Il posa son regard sur son visage. Elle était plus pâle que d'habitude et ses lèvres étaient violacées. Il la plaqua contre lui :
— Colle-toi contre moi. Tu auras un peu moins froid.
Mais rien n'y fit, elle grelottait de plus en plus et il dut se résoudre à sortir de l'eau. Il lui retira son manteau et son gilet de cuir qu'il accrocha à sa ceinture avec de grandes herbes, puis il prit Rulna dans ses bras pour la porter tout en l'exposant au soleil pour la sécher et la réchauffer, et il continua sa progression, toujours les pieds dans l'eau, jusqu'aux genoux, afin de ne pas laisser de traces sur la berge.

Ils atteignirent une petite crique en milieu d'après-midi, où Tilou et Naëwen semblaient les attendre en scrutant la surface de la rivière. L'elfe fut la première à les voir. Elle fit signe à Tilou qui se précipita vers eux :
— Que s'est-il passé ? Nous étions inquiets. Ça fait longtemps que vous auriez dû arriver.
Alnard se contenta de lui sourire brièvement :
— Nous avons eu un petit problème avec un arbre qui dérivait.
Il prit soudain un air accablé :
— Dans l'affaire, j'ai perdu le fagot avec les armes.
Le jeune forgeron lui donna une tape amicale dans le dos :
— Ne t'inquiète pas pour ça. Naëwen l'a vu passer peu de temps après que nous soyons arrivés et je suis allé le repêcher.
Il s'inquiéta pour la naine :
— Qu'est-ce qui t'arrive ?
Elle n'eut pas besoin de répondre, un rapide coup d'œil lui suffit :
— Tu es gelée ! Allez Alnard, porte-la jusqu'à ce gros rocher !
Il s'adressa à nouveau à Rulna :
— Il est chauffé par le soleil, on va t'y installer, ça te fera du bien.
Naëwen les suivit. Elle retira les vêtements que portait encore la naine et s'adressa à Alnard sur un ton de reproche :
— Pourquoi lui as-tu laissé cette chemise trempée ? Comment veux-tu qu'elle se réchauffe avec ça sur le dos ?
Les deux jeunes hommes s'étaient retournés par pudeur, et le jeune soldat, penaud, se contenta de répondre :
— La décence ne m'autorisait pas à lui en enlever plus.
L'elfe ne prit aucun compte de l'argument :
— Ah ces humains ! Va chasser quelque chose espèce d'idiot ! Le soleil ne suffira pas à la réchauffer, elle va aussi devoir manger !
Alnard obtempéra sans broncher sous le regard amusé de son ami :
— Au lieu de rire, si tu venais avec moi !
Lorsqu'ils se furent éloignés, Rulna tenta de prendre la défense du jeune soldat :
— Ne lui en veux pas, je crois qu'il n'aime pas mon aspect. J'ai vu son Isbelle à Vertpré. Elle est grande, elle est élégante et tous les hommes du village la trouvent attirante. Tout ce que je ne serais jamais.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre LXXXVI

Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre LI