Les cendres de Tirwendel - Chapitre XL

 

XL

Ils avançaient beaucoup moins vite qu'ils ne l'auraient espéré, mais leur rencontre avec la patrouille de trolls les avait incités à la prudence. Naëwen avait compris qu'ils venaient certainement de Tirwendel et ses espoirs s'étaient aussitôt envolés. Les trolls étaient partout dans la forêt du royaume des elfes, et elle n'avait encore vu aucun de ses semblables depuis qu'elle avait fui Nelandir, alors que les trolls semblaient se promener partout, en toute impunité. Qu'était-il advenu à son peuple ?
Rulna était à court de viande, et la pluie qui tombait depuis deux jours maintenait les animaux de la forêt bien à l'abri. Elle commençait à avoir faim, et elle peinait de plus en plus à contenir son agressivité naturelle.
Tilou et Alnard tentaient tant bien que mal de garder la cohésion du groupe, le premier en jouant les médiateurs, le second en accompagnant à chaque occasion la naine dans ses parties de chasse.

Rulna suivait justement un chevreuil à la trace. La piste était fraîche, et la naine était aux aguets. Un bruit attira son attention derrière un buisson, elle se précipita pour attaquer l'animal avant qu'il n'ait le temps de fuir et disparu de la vue du jeune soldat, qui entendit un bruit de branche cassée, rapidement suivit d'un cri, mélange de douleur, de détresse et de rage, juste avant que le silence ne revienne. Il se précipita :
— Rulna !
Elle lui répondit immédiatement :
— Attention où tu mets les pieds ! Il y a des pièges !
Le jeune homme vit alors la naine, un pied enfoncé dans le sol, qui tentait de dégager la végétation autour du trou qui la retenait prisonnière. Il dégaina son épée et s'en servit pour sonder le sol en s'approchant d'elle. Lorsqu'il arriva près d'elle, Rulna avait fini de mettre le piège à jour. Il était simple, mais diaboliquement efficace. Des petites branches taillées en pointe étaient plantées sur le pourtour du trou d'environ quarante centimètres de haut, de telle manière que les pointes acérées étaient dirigées vers le centre du trou et vers le bas. Les petits pieux laissaient descendre le pied de la victime, mais lorsque celle-ci tentait de se dégager, ils s'enfonçaient dans les chaires, d'autant plus profondément que la victime tentait de se débattre.
La naine avait déjà sorti un de ses petits poignards de son étui et s'en servait pour déterrer les pieux un par un, afin de pouvoir se dégager. Alnard l'aida aussitôt, tout en se demandant comment elle pouvait rester aussi calme malgré la douleur.

Lorsque Tilou et Naëwen arrivèrent sur place, Rulna s'autorisa à pester :
— Depuis quand les elfes s'amusent à poser des pièges dans leur forêt ?
Naëwen était devenue pâle en constatant la blessure de la naine :
— Nous n'avons jamais utilisé de piège.
Tilou crut bon de préciser :
— Et je doute qu'un humain soit jamais venu jusqu'ici.
Rulna lui lança un regard assassin :
— Merci, j'avais deviné ! C'est un coup des trolls !
Alnard aidait à la dégager, tout en pensant à la suite :
— Si les trolls ont posé un piège, alors ils reviendront forcément pour chercher leur prise. Nous ne pouvons pas rester ici, il va falloir partir au plus vite et trouver un endroit où examiner cette blessure au calme.
Lorsque toutes les piques furent enfin dégagées, Rulna les retira de sa jambe une par une, avec une grimace de douleur, mais sans un mot, puis, pâle et transpirante, elle voulut se relever sans y parvenir. Sans même lui demander son avis, Alnard la prit dans ses bras pour la porter :
— On file d'ici !
Rulna voulu protester, mais le jeune soldat la fit taire :
— Je sais que tu pourrais marcher avec une béquille, ou en t'appuyant sur moi, mais nous devons aller vite, alors laisse-toi faire.
Naëwen les conduisit vers une petite colline, où ils trouvèrent refuge derrière un rocher affleurant, près d'une source d'eau claire. Elle retira la botte de la naine et nettoya les plaies. Elle envoya Tilou chercher des plantes pour la soigner et Alnard décida de l'accompagner pour trouver de quoi faire une attelle et une béquille.

Restées seules, Naëwen récolta quelques plants de soucis qu'elle écrasa sur une pierre plate avant d'étaler la pâte obtenue sur les plaies, sans la moindre réaction de la part de Rulna :
— Ça calme un peu la douleur et ça limite l'infection. Si Tilou trouve les plantes que je lui ai demandées, je pourrai finir de te soigner. Mais tu ne seras pas rétablie avant un bon moment.
La naine serra les poings et frappa le sol :
— Je devais pouvoir t'aider ! Et me voilà incapable d'avancer !
Elle fixa l'elfe avec un air grave :
— Vous devrez me laisser. Je ne ferai que vous ralentir.
Surprise par ces propos, Naëwen la regarda avec de grands yeux avant de lui demander :
— C'est encore un truc de nains, une question de faibles qui ne valent pas la peine d'être soutenus ?
Rulna s'énerva :
— Non ! C'est juste une question de logique. Tu ne crois quand même pas sérieusement que les trolls que nous avons croisés l'autre jour ne nous ont pas vus ? Ils ne vont pas tarder à se lancer à notre poursuite, si ce n'est déjà fait. Et moi... Je ne suis plus qu'un fardeau inutile. Je vais vous ralentir. Alors, laissez-moi ici et foncez à Tirwendel. Pendant ce temps, je ferai tout mon possible pour empêcher ces grosses brutes de vous rattraper.
Naëwen la fixa longuement :
— J'admire ton courage et ta détermination, mais il est hors de question de te laisser seule face aux trolls. Même toi, tu ne survivrais pas à ce genre de confrontation. Et je doute que les grands dadais acceptent ta généreuse proposition. Ils seraient capables de t'emmener de force avec nous, tu sais.
La naine s'exaspéra de tant de mièvrerie :
— C'est complètement idiot ! Tu as un peuple à aider. Rien d'autre ne devrait avoir d'importance ! Surtout pas moi. Je suis blessée, je n'ai plus de peuple et pas d'avenir. Je ne peux vous être utile que si j'empêche les trolls de vous retrouver.
— Ne dis pas de bêtise, tu viens bien de quelque part, tu peux toujours y retourner.
La naine lui lança un regard étrange, mélange de détermination, de colère et de désespoir :
— Je me suis enfuie ! Pour un nain, ça revient à jeter la honte sur toute sa famille, sur tout son peuple. Un nain ne fuit jamais ! Il fait face, pour vaincre ou mourir, c'est tout.
Sa voix se radoucit :
— Bien sûr, les miens me manquent parfois, mais le prix à payer, pour racheter ma honte et ma trahison...
Elle afficha à nouveau sa détermination habituelle :
— Je préfère mille fois affronter les trolls.
Naëwen lui sourit avec douceur :
— Je suis certaine que tu en auras l'occasion, mais pas aujourd'hui.

Pendant que Tilou marchait, les yeux rivés sur le sol, Alnard progressait à ses côtés avec l'arc de son ami en main et une flèche sur la corde, à l'affût du moindre mouvement. Lorsque Tilou se dirigea vers un parterre de millepertuis aux fleurs jaunes, un lièvre de bonne taille bondit devant lui. Alnard l'ajusta et décocha sa flèche, faisant mouche. Au moins Rulna aurait à manger ce soir. Il récupéra sa prise pendant que son ami cueillait les petites fleurs par brassées pour les enfourner dans sa besace :
— Ça, c'est pour aider la cicatrisation. Elle va en avoir besoin.
Alnard plaisanta :
— Elle en a toujours besoin ! Prends-en un maximum.
Il s'inquiéta pourtant pour leur amie :
— Tu penses qu'elle s'en remettra ?
Tilou répondit machinalement :
— Ses blessures ne sont pas mortelles.
— Ce n'est pas ce que je voulais dire, je me demandais si elle aurait des séquelles ?
Le jeune forgeron se redressa :
— Je ne sais pas. Elle serait humaine, je te dirais qu'elle aurait du mal à remarcher normalement. Mais c'est une naine. Pour ce que j'en ai vu, elle est bien plus solide que nous, et elle récupère plus vite aussi. Alors, je pense qu'elle s'en remettra. Mais dans les trois ou quatre jours qui viennent, il va lui falloir éviter de marcher. Après, quand les plaies seront bien refermées, elle devra marcher, mais sans forcer, pour que les tendons ne se prennent pas dans les cicatrices.
Alnard écoutait, songeur, et Tilou précisa :
— Elle va avoir besoin d'aide.
Alnard lui sourit :
— Je te laisserai le soin de lui expliquer ça !
Alors qu'ils étaient sur le chemin du retour et que la pluie cessa enfin, Tilou remarqua avec surprise des plants d'ail sauvage. Il décida d'aller en chercher :
— C'est efficace pour lutter contre l'infection !
Alnard le suivait, toujours une flèche sur sa corde, mais une trace de passage attira son attention. Il l'étudia de plus près, pensant avoir affaire à une harde de sangliers, mais lorsqu'il vit les empreintes dans le sol détrempé, il se figea et releva la tête, tout en bandant son arc, prêt à tirer. Il prévint Tilou :
— Des trolls sont passés par là, il y a peu de temps.
Il essaya de deviner leur direction pendant que son ami s'approchait en rangeant des plants d'ail dans sa sacoche :
— Où vont-ils ?
Alnard partit soudain en courant :
— Ils ont suivi nos traces, ils se dirigent vers elles !

Naëwen récoltait des baies sur un buisson, lorsque Rulna lui fit signe de garder le silence. Elle tendit l'oreille et entendit, elle aussi, des bruits de pas. La naine saisit sa hache et se releva péniblement, prête à faire face. L'elfe comprit alors qu'il ne s'agissait pas des deux garçons. Les pas étaient trop nombreux, trop lourds et, parfois, elle entendait les voix gutturales caractéristiques des trolls. Elle vint se placer derrière Rulna, prit son arc à la main, encocha une première flèche, et attendit, le cœur battant.
Rulna se retourna vers elle et chuchota :
— Tu dois fuir tant que tu le peux encore ! Je vais les retenir.
— Non ! Tilou et Alnard ne vont pas tarder à revenir. Nous pouvons tenir jusque-là. Je n'en ai peut-être pas l'air, mais je sais me défendre.

 

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