Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre XXIII

 

XXIII


Corg regarda Sharle, comme s'il voulait le sonder. Il poussa un soupir et commença son histoire :
— Tout a commencé il y a bien longtemps maintenant. À cette époque, je n'étais pas encore novice et mon père, Tornarok était le chef du puissant clan de la Forêt Sombre. Un jour, alors que j'accompagnais mon père et ses guerriers près de la frontière avec le clan de la Rivière Jaune, nous avons trouvé les restes d'une colonie humaine. Tout était détruit, les humains étaient morts et les foyers étaient encore chauds. Personne ne sait d'où ils venaient, ni pourquoi ils s'étaient installés là, sur les territoires de deux clans. Nous allions repartir, lorsque j'ai senti quelque chose. Au début, j'ai cru à une petite bête, mais je n'avais jamais rien senti de tel. J'ai un peu cherché et j'ai fini par trouver une petite humaine, cachée dans les débris. Elle me semblait trop petite et trop faible pour survivre seule. Un guerrier a proposé de l'achever dans l'instant, afin de lui éviter de souffrir plus longtemps, mais lorsqu'il s'est approché d'elle, elle s'est blottie contre moi, comme si elle attendait que je lui vienne en aide.
Il sourit en soupirant.
— Je crois que c'est la première fois où je me suis senti important pour quelqu'un.
Il fixa l'obscurité, comme si elle projetait les images de ses souvenirs.
J'ai refusé qu'elle soit tuée, j'ai promis que je m'occuperais d'elle et mon père m'a prévenu que c'était une lourde responsabilité et que personne dans le clan ne voudrait se charger de cette créature.
C'était Manalia.
Il avait prononcé ce prénom avec une telle douceur, que Sharle comprit qu'il y avait un réel amour entre lui et sa compagne.
— J'ai donc grandi ainsi, apprenant à chasser plus tôt que mes camarades pour la nourrir, à me battre pour la protéger des autres jeunes qui la tourmentaient sans cesse. De son côté, elle suivait les mères lorsqu'elles partaient à la cueillette, elle les observait dans leurs activités pour essayer de les imiter. Et surtout, elle suivait Manouba partout. Au début, Manouba s'énervait après elle, mais à la longue, elle finit par s'attacher à Manalia, peut-être parce qu'elle n'avait jamais eu de fille.
Et puis, de nombreux membres du clan ont appris à parler humain, au moins un peu et Manalia a rapidement trouvé sa place au sein du clan.
Il mangea une nouvelle galette.
— Nous avons grandi comme ça, complices et amis, mais avec l'âge, la complicité est devenue amour.
Lorsque la première guerre des clans a commencé, Manalia attendait Litak. Quand Tornarok s'en est aperçu, il est devenu fou de rage et il voulait tuer Manalia sur le champ. Je l'ai menacé de quitter le clan s'il s'en prenait à ma compagne. Depuis ce jour-là, il ne m'a plus jamais adressé la parole.
Il baissa la tête. Cet épisode était encore douloureux pour lui.
— Cette guerre devait lui offrir la gloire dont il rêvait. Mais le fait que j'ai pris une humaine comme compagne jetait la honte sur tout le clan.
— Tu as participé à la première guerre des clans ?
— Oui.
Il ferma les yeux et serra les poings.
— Et ce fut un désastre pour le clan de la Forêt Sombre.
Il se tut, comme si l'évocation de cet épisode lui était trop pénible. Sharle ne voulait pas le brusquer, il se contenta donc d'attendre en silence.
— La guerre tirait à sa fin lorsque l'armée marchait vers la citadelle rouge. Nous avions balayé les armées de Centre Monde et cette forteresse était le dernier verrou pour pénétrer dans la seigneurie. Des éclaireurs nous ont informés de la présence d'humains dans la forêt qui se situait entre la forteresse et nous. Nos deux plus grands stratèges, Xaphox, le père d'Hekox et Zirkanak, le chef du clan des Hauts Plateaux, ont décidé de contourner la forêt en passant par les montagnes qui encadraient la vallée.
Mon père, lui, voyait là une occasion de faire un coup d'éclat. Il a décidé de traverser la forêt, d'y écraser toute résistance et de commencer le siège de la citadelle rouge pendant que les autres clans se promenaient dans la montagne.
Il frappa du poing contre le sol.
— Ce fut un massacre. Les soldats de Centre Monde avaient tendu des pièges dans toute la forêt et ils nous y attendaient avec tous leurs archers. Des trois cents guerriers engagés dans cette aventure, seule une vingtaine a survécu. Mon père est mort et avec Bratog, nous avons ordonné la retraite. Je ne pouvais pas reprendre le commandement du clan, je l'ai donc confié à Bratog.
— Qu'est-ce qui t'en empêchait ?
— Manalia allait mettre Litak au monde. Je savais que jamais les autres clans n'accepteraient un clan dont le chef avait une humaine comme compagne. Il fallait que Bratog devienne chef, c'était la seule solution.
— Tu n'as jamais regretté ?
— Jamais. Manalia et Litak sont mes raisons de vivre. Et Bratog est un bon chef.
— Comment a-t-il survécu à la traîtrise de Centre-Monde ?
— Litak est née quelques jours après le désastre de la forêt. Personne ne s'attendait à ce que Manalia donne la vie à un bébé aussi surprenant. Les chefs étaient sous le choc et ils ont décidé que nous n'avions plus notre place dans cette armée. Ils nous ont chassés.
De toute façon, nous n'avions plus que cinq guerriers capables d'aller au combat, tous les autres, étaient blessés.
En définitive, cette décision des clans a sauvé Bratog et notre clan. Mais après la guerre, les mères, qui avaient perdu leurs compagnons, sont retournées dans leurs clans de naissance avec leurs enfants. On ne peut pas leur en vouloir. Le clan de la Forêt Sombre n'était plus un clan puissant, mais un petit clan prêt à disparaître.
Nous sommes retournés dans notre forêt, désormais trop grande pour nous. Bratog a réussi à reconstruire un clan, petit, faible, mais uni. Litak a trouvé sa place dans le clan, comme Manalia avait trouvé la sienne, mais jamais ma fille n'a été acceptée par les autres clans. Ils la considèrent comme une bête curieuse, un monstre. Elle a vite compris qu'elle était différente et c'est très dur pour elle. Elle a toujours été réservée, je pense qu'elle ne voulait pas se faire remarquer. Mais depuis que nous sommes arrivés dans cette vallée, elle a changé.
— Comment ça ?
— Elle affronte des rafleurs, elle tient tête à Urog. Elle prend de l'assurance... Je ne la reconnais plus, mais ça me rend heureux.

Sharle but une rasade à son outre et en proposa à Corg, qui but à son tour.
— C'est étrange tu ne trouves pas ?
— Que veux-tu dire ?
— Je me souviens très bien de toi à Pont des Landes, dans ton armure blanche sur ton speedrun... Nous nous sommes affrontés ce jour-là et aujourd'hui, me voilà avec le Général, partageant nos histoires comme de vieux compagnons d'arme.
— Ce qui me semble inconcevable aujourd'hui, c'est d'avoir dirigé cette armée qui n'était pas la mienne, pour un seigneur qui n'était pas le mien, contre des ennemis qui n'étaient pas les miens non plus.
— Cette histoire-là doit-être bien intéressante.

C'était clairement une invitation à raconter cet épisode de sa vie. Les autres guerriers du clan s'approchaient, car ils avaient, eux aussi, envie de connaître cette histoire. Quant aux soldats de Sharle, ils connaissaient l'histoire dans les grandes lignes, mais ils s'approchèrent également pour en savoir plus sur celui qui était leur capitaine, leur instructeur et qui, un jour, serait leur seigneur.

Commentaires

Posts les plus consultés de ce blog

Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre LXXXVI

Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre LI