Les cendres de Triwendel - Chapitre XXXI

 

XXXI

— Tirwendel est tombée, le roi des elfes est mort, la guerre est gagnée. Tu n'as plus besoin de moi au sein de la horde. Ta guerre m'a privé des miens pendant trop longtemps. Je veux rentrer chez moi.
Ort'Kan avait patiemment écouté le mage et semblait prendre le temps de la réflexion. Shack'Gan était pourtant persuadé qu'il attendait que le Noiraud, caché dans son ombre, lui souffle sa décision. Le roi des trolls hocha la tête, comme pour acquiescer, puis il prit la parole :
— La horde a encore besoin de toi. Rol'Taar a réussi à interroger des rebelles de Nelandir. Il a pu apprendre que l'elfe qui s'est enfuie est Naëwen, la fille de Guelnor de Nelandir, cinquième dans l'ordre de succession au trône de Tirwendel. Autrement dit, aujourd'hui, cette pitoyable créature pourrait prétendre au trône à la place de son père. Imagine un peu ! Tous nos efforts pour gagner cette guerre pourraient être compromis si cette elfe venait à réapparaître.
Il se pencha vers lui :
— Tu dois retourner là-bas pour la retrouver. Lorsque tu me l'auras livrée, tu pourras rejoindre ta compagne et ton fils.

Shack'Gan se fit violence pour garder son calme. Il était certain que, caché dans l'ombre, le Noiraud n'avait pas l'intention de lui accorder sa liberté. Néanmoins, il ne disposait d'aucune marge de manœuvre, car Jul'Jin et Zul'Kor étaient détendus comme otages dans le propre clan de Ort'Kan. Il consentit donc, de mauvaise grâce, à s'incliner :
— Quand partons-nous ?
Le roi se frotta les mains :
— Je vais recevoir Zol'Kor pour lui donner mes ordres. Vous partirez aussitôt qu'il le jugera possible. Vous avez fait du bon travail avec ses rebelles, j'espère que vous aurez la même efficacité à Nelandir.
Shack'Gan serra les poings. Zol'Kor était peut-être un bon guerrier, mais il aimait trop le sang pour respecter la vie.
Ort'Kan fit un petit geste agacé de la main :
— Tu peux disposer, Zol'Kor attend dehors.
Lorsqu'il quitta la tente royale, il aperçut l'ombrageux guerrier qui attendait patiemment d'être reçu. Il le croisa sans lui accorder le moindre regard et alla préparer ses affaires. Au moins, à Nelandir, il aurait l'occasion de revoir Lak'Mor, ce qui représentait pour lui la seule bonne nouvelle de la journée.

Après deux jours de voyage, ils arrivèrent à proximité d'un village elfique, qui n'occupait qu'un seul chêne. Zol'Kor ordonna au groupe de se dissimuler avant d'aller en reconnaissance. Shack'Gan trouva surprenant d'avoir pu s'approcher ainsi sans être repéré, il décida donc d'aller observer ce village de son côté.
Il aperçut des postes de guet, des postes de tir, mais très peu d'elfes en capacité de combattre. Cette petite cité ne représentant aucun intérêt stratégique, il s'attendait à ce que Zol'Kor décide de poursuivre sa route vers Nelandir. Mais le guerrier en décida autrement :
— C'est un nid de rebelles. Nous devons le détruire avant qu'ils ne s'attaquent aux nôtres.
Le mage n'était pourtant pas de cet avis :
— Il n'y a personne là-bas qui soit en mesure de mener un combat ! Ce village ne représente aucune menace ! Nous n'avons qu'à passer notre chemin et poursuivre vers Nelandir.
Zol'Kor le railla :
— Ce troll n'est pas un guerrier. Il a peur d'affronter l'ennemi ! Il n'est donc pas digne de confiance et nous n'avons que faire de son opinion. Nous allons attaquer et détruire ce village sur le champ !
Les trolls acquiescèrent et tournèrent le dos au mage, se préparant déjà à donner l'assaut. Zol'Kor s'approcha de lui :
— Tu vas attaquer avec nous, ou je te fais exécuter pour lâcheté !
Shack'Gan invoqua le feu et se prépara à le terrasser, mais il devina la présence d'un guerrier derrière lui. Il fit un effort pour se contenir :
—Tes mots conditionnent ton avenir. Ne compte pas t'en tirer comme ça.
Zol'Kor le défia du regard :
— Tes mots sont comme le vent, beaucoup de bruit, peu d'effet !
Shack'Gan tendit lentement une main vers lui :
— Le vent léger porte le pollen et la vie au loin. Le vent furieux apporte la mort et la destruction.
Sur ce, il invoqua un vent violent qui emporta le guerrier et le fit tomber cinq mètres plus loin :
— Prend garde à la colère du vent, tu n'imagines pas ce dont elle est capable. Fais attention à tes paroles, tu ne sais pas à quel point elles peuvent être néfastes.
Zol'Kor se releva furieux, prêt à se battre, mais il se retint lorsqu'il vit un orbe de feu dans la main du mage qui se contenta de lui demander :
— Dois-je aussi te parler de la puissance du feu ?
Avec un regard assassin, Zol'Kor leva sa massue bien haut :
— À l'attaque !
Les guerriers poussèrent un cri de guerre qui fit trembler la forêt alentour, avant de se lancer à l'assaut du chêne. Trois archers seulement tentèrent de les repousser, en vain. Les trolls atteignirent les branches basses sans peine et ce fut la panique chez les elfes.
Entraîné par les guerriers, Shack'Gan grimpa sur l'arbre dans les premiers rangs. Il constata qu'il n'y avait que des mères avec leurs enfants, et que les trois archers n'étaient que de vieux elfes, bien incapables d'arrêter autant de guerriers, mais prêts à se sacrifier pour les leurs, au soir d'une si longue vie.
Il se dirigea vers la branche où s'entassaient le plus d'elfes, espérant pouvoir passer dans un arbre voisin. Trois guerriers tombèrent devant lui, le laissant seul face à un vieil elfe qui banda son arc. Shack'Gan parvint à éviter la flèche qui lui était destinée, mais qui tua le guerrier qui se tenait derrière lui. Il repoussa l'archer d'une forte bourrasque qui le projeta vers l'arbre voisin, le laissant retomber sur des branches souples auxquelles il put s'accrocher. Il s'avança ensuite vers les elfes. Une mère tendit une pointe de silex vers lui. Il s'approcha lentement d'elle, et lorsqu'elle tenta de le frapper, il lui saisit le poignet d'une main, et la projeta dans le vide, avant d'invoquer le vent pour amortir sa chute. Il poursuivit vers l'extrémité de la branche où les quelques elfes encore présents se hâtaient de sauter sur les branches voisines pour lui échapper. Le dernier guerrier encore derrière lui le bouscula pour passer devant :
— Avance espèce d'abruti ! Ils vont s'échapper !
Shack'Gan manqua de tomber, se rattrapa in extremis au bras du guerrier, le tira pour se rééquilibrer, lui faisant perdre l'équilibre à son tour. Le guerrier fixa Shack'Gan d'un regard incrédule avant de tomber dix mètres plus bas.

Devant lui, il ne restait plus qu'une jeune mère qui portait son enfant, bien trop petit pour pouvoir sauter seul dans l'arbre voisin, mais trop grand pour permettre à la mère de sauter avec lui. Elle reculait, terrifiée, en serrant son petit contre elle et la branche commençait à plier sous son poids. Comprenant qu'elle risquait de se tuer avec son enfant, il s'arrêta pour se donner le temps de trouver une solution :
— Arrête, tu vas finir par tomber. Je ne te veux aucun mal.
Elle lui lança un regard dur et désespéré :
— Pourquoi nous attaquez-vous alors ? Nous ne sommes pas une menace.
L'archer qu'il avait projeté dans l'arbre voisin avait réussi à se remettre sur ses pieds. Constatant que cette elfe était en danger, il tira sa dernière flèche sur Shack'Gan qui, attentif à la mère, ne put éviter le tir. Il fut touché à la poitrine et chancela avant de perdre l'équilibre et de tomber. Il tenta de se rattraper à une branche inférieure qui plia sous son poids. Il réalisa alors que la mère tombait, elle aussi, dans un cri de terreur. Elle parvint à se rétablir par réflexe, mais son enfant lui échappa des mains. Elle hurla de désespoir en tendant une main vers le petit, dans une tentative aussi désespérée que vaine de le rattraper. Shack'Gan lança son bras libre vers l'enfant et parvint à stopper sa chute, mais sous l'effort, sa blessure lui provoqua une violente décharge de douleur. Il relâcha sa prise et tomba à nouveau.

Lorsqu'il rouvrit les yeux, la nuit était tombée et une violente douleur lui déchira la poitrine et l'épaule droite lorsqu'il tenta de se redresser. Il retira prudemment la flèche qu'il avait reçue, en examina la pointe et constata avec soulagement qu'elle était intacte. Sa blessure ne semblait pas être grave, mais il s'était démis l'épaule dans sa chute. Se souvenant des circonstances qui l'avaient amené là, il chercha autour de lui le corps du petit elfe, en vain. Il supposa donc que celui-ci avait survécu, et qu'il avait retrouvé les siens. Il se releva et parcouru le champ de bataille. Il trouva quelques corps de trolls, mais surtout, des cadavres d'elfes en grand nombre. Il n'y avait que des enfants et des mères, massacrées alors qu'elles tentaient de les protéger. Encore une fois, Zol'Kor n'avait pas fait de détail.

Il entendit gémir et releva la tête. Une fillette était suspendue à une branche basse, la tête en bas, coincée par une jambe entre deux branches. Il fut tenté de la laisser là, car sa propre blessure le diminuait grandement, mais il se ravisa. Y avait-il encore des elfes survivants dans les environs pour venir à son secours ? Quelle chance avait-elle de survivre s'il l'abandonnait ainsi ? Il chercha un moyen de la libérer de sa branche sans être lui-même obligé de grimper dans l'arbre. Il invoqua alors la glace et projeta une série de pics vers la branche, un peu en amont de l'elfe, espérant ainsi briser le bois. Déchiquetée, la branche craqua et plia sans casser complètement, ce qui lui permit d'atteindre la petite. Il la tira vers lui en douceur, mais elle se réveilla en poussant un cri de douleur. Shack'Gan réalisa alors que sa jambe coincée présentait un angle incongru entre le genou et la cheville. La malheureuse réalisa rapidement qu'elle était en danger. Elle tenta de se débattre, ne faisant qu'empirer sa douleur. Le mage recula alors et leva les mains en signe d'apaisement :
— Je ne te veux aucun mal. Je veux seulement te libérer de là.
Elle était dans un tel état de panique qu'elle ne réalisa pas le sens de ses propos, continuant à se débattre avec la force du désespoir.
Afin de lui éviter d'empirer son état, il projeta un dernier pic de glace sur la branche qui céda définitivement, et il rattrapa l'enfant avant qu'elle ne se brise le cou dans sa chute. L'effort lui arracha une grimace de douleur, mais il tenta de la rassurer encore une fois :
— Je vais te poser là. Mais s'il te plaît, laisse-moi te libérer de cette branche.
Il la déposa délicatement sur le sol, puis il l'interrogea du regard. Incrédule, elle l'autorisa à s'occuper de sa jambe. Shack'Gan brisa la branche, puis il s'adressa à nouveau à elle :
— Je vais redresser cette jambe. Je te préviens, ça va être douloureux.
Elle accepta d'un signe de tête. Une main sur le genou, une main sur le pied, il tira pour remettre les os cassés dans le bon axe. La petite hurla de douleur et perdit connaissance, mais il continua, malgré sa propre douleur à la limite du supportable. Les bords fracturés s'emboîtèrent correctement, il relâcha lentement son effort et respira calmement, profondément, afin de laisser passer sa souffrance.
Il observa la petite. Normalement, elle devrait rester immobile le temps que ses os se consolident, mais pour elle, c'était impossible, car il lui fallait retrouver les survivants de son village. Il fallait pourtant que les bords fracturés restent en contact pour qu'elle puisse un jour à nouveau marcher. Il se souvint alors de la tente de Ort'Kan, si grande que les mats qui la soutenaient étaient en plusieurs morceaux. Il fit un effort pour se souvenir de la façon dont ils étaient assemblés : mis bout à bout et maintenus ainsi par des morceaux de bois bien droits fixés contre les mats à l'aide de solides cordages. Pouvait-il en faire de même avec cette jambe brisée ?

Lorsque la petite elfe reprit ses esprits, elle vit Shack'Gan penché sur elle :
— Est-ce que tu as faim ?
Elle fit un timide oui de la tête et il lui tendit trois fruits :
— Je ne sais pas trop ce que vous mangez, mais nous les trolls, on aime bien ça.
Elle prit le fruit le plus rouge et croqua dedans sans la moindre hésitation. Elle vit alors sa jambe emballée dans un tissu. Le mage lui sourit :
— Tu sais, je suis un mage. J'ai quelques pouvoirs, et j'ai appris à guérir certaines blessures. Tu aurais pu plus mal tomber.
Comme elle ne disait toujours rien, il finit par lui demander :
— Comment t'appelles-tu ?
— Lamaën.
— Moi, c'est Shack'Gan. Enchanté de faire ta connaissance.
Elle le fixa d'un regard incroyablement profond pour une enfant :
— Pourquoi vous nous avez attaqués ?
Il soupira :
— Zol'Kor, le chef de notre groupe a décidé que vous étiez une menace pour les trolls. Ce guerrier n'est pas un bon troll.
Elle eut l'air surprise :
— Il y a des bons trolls ?
Cette simple question d'enfant lui coupa le souffle. Y avait-il des bons trolls ? Même s'il ne partageait pas le goût de la guerre de Ort'Kan, ni celui du sang de Zol'Kor, il n'avait jamais envisagé qu'il se trouvait du mauvais côté. À ses yeux, les elfes étaient l'ennemi. C'étaient eux les mauvais. L'effet de miroir que venait de provoquer Lamaën le bouleversa :
— Je l'espère. Je l'espère.

Au petit matin, après avoir vérifié l'attelle de la petite elfe et sa propre blessure, il décida de retrouver les survivants du village pour leur confier l'enfant. Comme elle ne pouvait pas marcher, il n'avait d'autre solution que de la porter, mais comme il voulait lui éviter des souffrances inutiles, il lui confectionna d'abord une sorte de siège qu'il porterait dans son dos, et sur lequel elle pourrait immobiliser sa jambe blessée. En cherchant des matériaux pour le réaliser, il étudia attentivement les traces qu'il put déceler. Laissant de côté celles des guerriers trolls, il se concentra sur celles plus discrètes des elfes. Il parvint à estimer leur direction au Nord-Est. Lorsqu'ils furent prêts, il chargea Lamaën sur son dos et se mit en marche.

Lorsque le village fut hors de vue, la petite elfe brisa le silence :
— Pourquoi est-ce que tu fais ça, pourquoi est-ce que tu m'aides ?
— Parce qu'à cause de ta blessure, tu ne peux pas survivre seule ?
— Mais tu es un troll. Tu tues des elfes. Pourquoi pas moi ?
— Tu n'es pas une combattante. Je n'avais aucune raison de te tuer.
Elle se tut quelques secondes, cherchant comment formuler sa prochaine question :
— J'ai pourtant vu tes amis tuer des enfants et des mères. En quoi suis-je différente ?
Il n'aimait pas ce qu'il allait lui dire, cependant, il n'avait aucune autre explication :
— Tu n'es pas différente des autres elfes. C'est moi qui ne ressemble pas aux trolls qui vous ont attaqués. Contrairement à Zol'Kor, je n'éprouve aucun plaisir à tuer. Les autres trolls le suivraient n'importe où, car il est leur chef, mais ce n'est pas le mien.
Il aperçut un arbre aux fruits rouges, il en cueillit plusieurs, en donna à la petite avant d'en croquer un.

En milieu de journée, il décida de faire une pause. Son épaule étant douloureuse, il invoqua une chaleur douce et se massa. Lamaën le regardait avec curiosité. Il s'approcha d'elle :
— Comment va ta jambe ?
— Elle me fait un peu mal, mais beaucoup moins que lorsque tu m'as trouvée. Tu crois que je pourrai remarcher un jour ?
— Je n'ai jamais soigné ce genre de blessure chez un elfe, alors je n'ai aucune certitude, mais je pense que si tu gardes ta jambe bien immobile avec ces branches – il montra l'attelle –, tu devrais guérir.
Shack'Gan invoqua à nouveau la chaleur et appliqua sa main sur la fracture de la petite elfe qui se détendit. Un bruit de branche cassée attira son attention. Il se retourna et vit soudain trois énormes loups. Il invoqua immédiatement le feu, prêt à tuer les carnassiers qui montrèrent aussitôt leurs crocs et se mirent à grogner. Lamaën posa sa petite main sur son bras :
— Non ! Attends ! Pourquoi veux-tu leur faire du mal ?
La question était pour le moins surprenante :
— Ce sont des loups ! Ils peuvent nous attaquer.
La petite elfe était choquée par ses propos :
— Mais pourquoi feraient-ils ça ? Ce sont des loups, pas des trolls !
Elle tendit alors une main vers les trois carnassiers qui semblèrent hésiter. Elle insista auprès de Shack'Gan:
— Arrête de les effrayer avec ce feu !
— Mais...
Le regard qu'elle lui lança n'acceptait aucune discussion. Surpris par tant d'aplomb, il fit disparaître la boule de feu. À sa grande surprise, les loups se montrèrent rapidement moins menaçants. Lamaën tendit à nouveau sa main vers le plus gros des trois, qui s'approcha d'elle lentement. Il vint poser sa grosse truffe dans la main de l'enfant, puis il se frotta contre elle. Lamaën sourit et plongea sa main dans l'épaisse fourrure du puissant fauve. Les deux autres s'approchèrent alors pour quémander leurs caresses, sous les yeux médusés de Shack'Gan.
Le plus gros des loups tourna sa tête vers lui, laissant pendre sa grosse langue hors de sa gueule entre-ouverte, laissant voir ses terribles crocs. Ce loup avait la force de tuer Lamaën, et pourtant, il semblait avoir plaisir à se faire gratter le haut de la tête. Il allait même jusqu'à présenter ses oreilles à la fillette pour qu'elle gratte derrière.
— Mais comment est-ce possible ?
La petite elfe le regarda avec étonnement :
— Tu n'as jamais caressé un loup ?
Il rapprocha ses mains de son corps :
— Qui serait assez fou pour faire ça ? Cet animal pourrait te tuer d'un seul coup ! Pourquoi ne le fait-il pas ?
Elle lui sourit avec un air espiègle :
— Pour la même raison qui a fait que tu ne m'as pas tuée. Il ne tue jamais par plaisir.
Il trouvait qu'elle exagérait, mais ce qu'elle dit ensuite le terrorisa :
— Tu devrais essayer de le caresser toi aussi.
Pris de panique à cette simple idée, il cacha ses mains derrière son dos. Elle pouffa :
— De quoi as-tu peur ? Il ne te fera aucun mal.
Elle s'adressa au gros loup :
— Va lui montrer comment il peut te caresser. Mais ne l'effraye pas, il n'a pas l'habitude.
Le gros animal s'approcha lentement du mage qui n'osa pas faire un seul geste. Il vint placer sa tête sous la main du troll et la souleva rapidement pour faire glisser la main sur sa fourrure. Shack'Gan poursuivit le mouvement jusqu'à l'encolure, avant de remonter sa main vers la tête et de recommencer. Il souriait, surpris et émerveillé par l'attitude de ce loup.
— Est-ce que tous les loups sont comme ça ?
— Seulement ceux qui le veulent bien.
Une idée étrange lui traversa l'esprit :
— Et les autres animaux ?
— Ils sont tous nos amis. Lorsqu'ils veulent nous rendre visite, nous les accueillons avec joie.
— Pourquoi n'ont-ils pas peur de vous ?
Elle le regarda comme s'il venait de poser une question idiote :
— Et toi ? Est-ce que tu aurais peur d'un lapin, ou d'un chevreuil ?
— Non, ils n'ont rien d'effrayant.
— Nous sommes comme eux, nous ne mangeons pas de viande. Pourquoi auraient-ils peur de nous. Les loups nous respectent. Ils savent que nous ne sommes pas dangereux pour eux, mais que nous sommes capables de nous défendre contre eux. Nous avons simplement appris à nous faire confiance.
Shack'Gan observa le gros loup qu'il caressait. Il croisa son regard pour la première fois. Il y vit de l'intelligence, de la douceur, mais aucune trace de cruauté :
— Je crois que je ne verrai plus jamais les loups de la même façon. Mais toi, continue à te méfier des trolls. Je crois que nous ne sommes pas encore prêts à vous comprendre.

Lorsqu'ils reprirent la route, les loups les accompagnèrent à distance, comme une escorte discrète. Durant leur voyage, Shack'Gan ne put se résoudre à chasser, tant sa rencontre avec les trois animaux l'avait bouleversé. Il se contenta de manger les fruits et les racines qu'il apprit à reconnaître à l'aide de Lamaën.
La petite elfe vit une plante rampante avec de longs filaments, des feuilles en ogive vert pâle aux pointes brunâtres et des fleurs bleues, qui couvrait le sol. Elle la montra du doigt :
— Oh ! De la terraliane ! Il m'en faudrait !
Shack'Gan s'arrêta et observa la plante. Il en avait déjà vu en grande quantité dans les sous-bois, mais il ne lui connaissait aucun intérêt :
— Pourquoi ?
— Elle aide à soigner les os.
— Tu connais les plantes remède de la forêt ?
— Pas toutes, mais oui, j'en connais beaucoup.
Le mage ne se sentait pas en droit de le faire, mais il lui demanda tout de même :
— Tu pourrais me les apprendre ?
Elle était surprise :
— Tu m'as dit que tu étais un guérisseur. Tu ne connais pas les plantes médecine ?
— Je connais celles qui poussent dans nos steppes du nord, pas celles de votre forêt.
Dès lors, à chaque fois qu'ils passaient devant une plante intéressante, Lamaën lui expliquait son utilité et comment la préparer. Shack'Gan écoutait attentivement, en cueillait un échantillon qu'il rangeait dans sa besace dans le même sachet que la plante aux propriétés équivalentes qu'il connaissait.
Au soir du deuxième jour, Shack'Gan appliqua la douce chaleur sur la fracture de la petite elfe et sur sa plaie à la poitrine. Lamaën lui demanda :
— Tu crois que des elfes pourraient apprendre ça ?
La question avait de quoi surprendre. Jamais il n'avait imaginé que d'autres créatures que les mages puissent avoir ce genre d'aptitude.
— Je ne sais pas. Tu veux essayer ?
— Oh oui !
Il lui apprit donc les techniques de respiration à la base de sa magie. Lorsqu'elle les maîtrisa, il tenta de lui apprendre à canaliser son énergie intérieure pour la diriger vers sa main. Il doutait qu'elle réussisse, car il lui avait fallu de nombreuses années d'apprentissage et de patience pour y parvenir, néanmoins, il s'évertua à ne jamais la décourager. Après-tout, elle n'était pas une trolle, mais une elfe et il n'avait aucune idée de ce dont elle était capable.

Lorsqu'ils reprirent la route au petit matin, les traces des rescapés n'étaient plus visibles, aussi décidèrent-t-ils de poursuivre dans la même direction que la veille. En milieu de matinée, après avoir longuement tenté d'invoquer le feu, Lamaën demanda au mage :
— C'est qui exactement ce Zol'Kor ?
Il aurait préféré ne pas parler de ce troll. Son peuple avait bien mieux à offrir qu'un chef de guerre assoiffé de sang.
— C'est le second de Ort'Kan, notre roi. Il s'est toujours vanté d'être un grand guerrier. Mais je ne pense pas qu'il soit un grand troll. Il est doué pour conduire ses guerriers à la bataille, il détruit, il tue et massacre ses ennemis. Mais que deviendra-t-il lorsque la guerre sera terminée ?
Lamaën réfléchit quelques secondes :
— Un héros pour ton peuple ?
Shack'Gan soupira :
— Une légende peut-être, mais diriger un peuple dans la paix, c'est autre chose que de mener des guerriers au combat. Je ne pense pas qu'il en soit capable un jour. Il n'est rien d'autre qu'un guerrier. C'est sa nature, c'est toute sa vie. Si un jour la guerre contre ton peuple s'arrête, il trouvera un autre peuple à combattre, comme les humains par exemple.
— Oh, vous connaissez les humains ?
— Non, je suis le seul à en avoir déjà vu, avec un ami, pendant que nous recherchions une dénommée Naëwen, près de Nelandir.
Elle se montra intéressée :
— Tu connais Naëwen de Nelandir ?
Elle se figea soudain :
— Pourquoi la cherchais-tu ?
Il n'avait aucune envie de répondre à cette question, mais il voulait rester honnête avec elle :
— Ort'Kan en personne m'a donné l'ordre de la trouver et de la tuer.
Un silence glacial s'installa que Lamaën finit par rompre :
— Tu l'as trouvée ?
— Non. Personne ne sait où elle est. Mais je pense qu'elle a trouvé refuge chez les humains.
— Alors, elle est perdue.
La petite elfe semblait abattue.
— Tu la connais ?
— Oui, je l'ai rencontrée il y a longtemps. Elle est gentille.
Elle hésita avant de demander :
— Si tu la retrouves, tu feras quoi ?
— Si elle est bien chez les humains, il y a peu de chances que je la retrouve un jour.
Lamaën insista :
— Mais si tu la retrouves ?
— Alors, j'espère que je serai seul avec elle à ce moment-là. Si Zol'Kor la retrouve avant moi, je ne pourrai rien faire pour elle.

Au soir du troisième jour, les loups vinrent les saluer une dernière fois avant de les quitter. Le mage fut surpris de constater qu'ils allaient lui manquer, comme de bons amis que l'on savait ne plus jamais revoir.
Juste avant la tombée de la nuit, Lamaën tapota doucement son épaule :
— Nous sommes arrivés.
Il s'arrêta, releva la tête et chercha en vain les signes de présence des elfes. Un vieil elfe se dévoila sur une branche basse. Il tenait le mage enjoue avec son arc :
— Halte-là ! Un pas de plus et tu es mort !
Shack'Gan s'immobilisa, leva ses mains pour montrer qu'il n'avait pas d'arme, mais l'elfe ne se laissa pas berner :
— Baisse tes mains ! Je sais que tu n'as pas besoin d'arme pour être dangereux. Je t'ai vu à l'œuvre quand toi et tes semblables avez attaqué notre village.
Le mage baissa lentement ses mains :
— Je ne suis pas venu vous faire du mal.
Il se tourna doucement pour lui montrer la petite elfe qu'il portait dans son dos. Plus haut dans l'arbre, une elfe hurla :
— Lamaën ! Lamaën, ma fille !
Shack'Gan s'adressa à l'archer :
— Je suis venu pour elle.
Le vieil elfe baissa son arc une seconde avant de le relever :
— Quel est le piège ?
Une elfe se dévoila à son tour sur une autre branche :
— Laisse le Aspéon. Je crois qu'il n'est pas aussi mauvais que les autres. Il a épargné Salmaë et sauvé le fils de Lonéa. Je crois même qu'il t'a épargné.
Le vieil elfe ne voulait pas en démordre :
— Il nous a tous les deux jetés dans le vide !
Lamaën les fit taire :
— Il maîtrise la glace et le feu. S'il avait voulu vous tuer, il l'aurait fait. Et ça lui aurait été encore plus facile pour moi. Il s'est contenté de me libérer de la branche où ma jambe s'est coincée, il m'a soignée, nourrie, et il m'a conduite jusqu'ici. Je crois que tu peux au moins le laisser repartir en paix.
La mère de la petite arriva sur le sol et couru vers elle. Elle s'arrêta à quelques mètres du troll, n'osant approcher plus. Shack'Gan reposa délicatement l'enfant sur le sol et s'adressa à sa mère :
— Sa jambe est cassée. J'ai remis les os en place, mais sa jambe ne doit pas bouger tant qu'elle n'est pas guérie.
Il fit quelques pas sur le côté pour permettre à la mère d'approcher de sa fille qu'elle serra dans ses bras. Elle se tourna ensuite vers le mage :
— Merci. Merci de me l'avoir ramenée.
Il inclina la tête, puis il prit la main de Lamaën :
— Merci à toi. Tu m'as beaucoup appris, et pas que sur les plantes.
Il voulut la relâcher, mais elle s'agrippa à lui :
— Ne laisse pas ce Zol'Kor changer ce que tu es.
Il lui sourit :
— Il n'en a pas le pouvoir.
Il la serra une dernière fois contre lui :
— J'espère qu'un jour, nous pourrons nous revoir. Je ne t'oublierai pas.
— Je ne t'oublierai pas non plus.
Ils se séparèrent, puis Shack'Gan se tourna vers Aspéon :
— Prends soin d'elle.
Il fit demi-tour et se dirigea vers l'ouest

 

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