Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXX

 

XXX

Ils s'arrêtèrent au petit matin à proximité d'un étang. Alnard démarra un feu pour faire cuire le lapin et le coq de bruyère et Tilou s'éloigna pour chercher des fruits et des racines comestibles, ainsi que des plantes médicinales. Naëwen avait décidé de mettre ce temps à profit pour dispenser quelques soins à Rulna qui se montra réticente :
— Je suis une naine, pas besoin de me dorloter !
Naëwen insista :
— Et moi, je suis une elfe, et je peux apaiser tes douleurs. Même si je ne doute pas un instant de tes capacités à endurer la souffrance, pourquoi devrais-tu t'infliger ça si tu peux faire autrement ?
Rulna se contenta de la regarder, les mâchoires crispées.
— Dois-je comprendre que tu ne me fais pas confiance ?
— Depuis quand les elfes méritent-ils la confiance des nains ?
Naëwen inclina la tête :
— L'histoire semble te donner raison, mais est-ce une raison de faire perdurer cette situation ? À ce qu'il semble, nous allons passer du temps ensemble, autant commencer sur de bonnes bases.
Rulna persifla :
— C'est bien une elfe qui parle ! La parole n'est pas fiable. Les nains demandent du concret !
Naëwen sourit en lui montrant l'espace à côté d'elle :
— C'est justement du concret que je te propose. Laisse-moi te faire profiter de mes soins.
Rulna finit par obtempérer en bougonnant :
— Tu n'as pas intérêt à me jouer un sale tour ! Je sais me défendre !
— Comme tous les nains.

Naëwen traita Rulna avec une douceur dont elle n'était pas coutumière. La naine se détendit lorsque l'elfe appliqua délicatement une mixture censée calmer les douleurs sur l'énorme bleu qu'elle portait sur le côté. Elle finit par lui demander :
— Qu'est-ce que tu fabriques avec ces deux humains ? Vous êtes en guerre contre eux non ?
— Voilà plus de dix ans que les elfes et les hommes ne se sont plus affrontés. Aujourd'hui, nous sommes surtout en guerre contre les trolls.
Rulna pouffa :
— Décidément, vous avez l'art et la manière de vous mettre tout le monde à dos !
Naëwen se crispa, mais elle n'en tint pas compte :
— Et c'est quoi ces trolls au juste ?
L'elfe se détendit un peu :
— Ce sont des créatures qui vivent dans les lointaines steppes du Nord-Est. Nous ne les considérions que comme des animaux un peu plus intelligents que les autres, jusqu'au jour où ils ont détruit Solendir. Pas un seul habitant de cette cité n'a survécu.
La curiosité naturelle des nains prenait le dessus sur la méfiance de Rulna :
— Pourquoi ont-ils attaqué ?
Naëwen soupira :
— Personne ne le sait. Nous ne nous étions jamais intéressés à eux jusque-là. Mais depuis cette attaque, ils n'ont cessé de nous combattre.
Elle plongea son regard dans celui de Rulna :
— Nos guerres contre vous et contre les humains nous ont épuisés. Nous ne sommes jamais parvenus à les repousser. Dernièrement, ils ont attaqué et détruit Nelandir, ma cité, à la frontière du royaume des hommes.
Elle laissa couler une larme sur sa joue :
— S'ils sont venus jusqu'ici, qu'est-il advenu de Tirwendel ?
Elle marqua un temps de silence avant de reprendre :
— J'ai pu m'enfuir de Nelandir grâce au sacrifice d'un ami, mais j'ai été poursuivie et attaquée. Les trolls m'ont laissée pour morte au fond d'une rivière...
Rulna ouvrit de grands yeux de stupeur.
— ... où m'a trouvé Tilou.
La naine siffla :
— Eh bien, tu as eu de la chance.
Elle réfléchit quelques secondes :
— Mais qu'est-ce qu'il faisait là ?
Naëwen sourit :
— C'était bien la première fois que j'ai été heureuse d'être face à un mangeur de viande. Il chassait de son côté de la rivière lorsqu'il a entendu les bruits de mon combat contre les trolls.
Rulna était songeuse :
— Cela fait trois ans que je vis au milieu des humains. Ils sont capables d'une grande cruauté envers leurs semblables. Alors pourquoi Tilou et Alnard ont-ils risqué leurs vies pour des étrangères à leur espèce ? Aucun nain ne s'en serait jamais donné la peine.
Naëwen lui répondit avec douceur :
— Tu l'as bien fait hier pour éviter que ces hommes ne s'en prennent à Alnard.
Surprise, la naine haussa les épaules :
— Simple pragmatisme, c'est à moi qu'ils en voulaient, pas au grand dadais.
— Ou alors, s'il y a des mauvaises personnes dans tous les peuples, peut-être y en a-t-il aussi de bonnes ?
L'elfe ajouta sur un ton un peu pompeux :
— Toujours est-il que je suis désormais très officiellement la propriété de Tilou.
Rulna éclata de rire, ce qu'elle regretta immédiatement, lorsque sa côte brisée se rappela à son souvenir.

Tilou arriva à ce moment et sembla ravi de les trouver en train de rire ensemble. Il les interrompit en demandant à Naëwen :
— Voilà tout ce que j'ai pu trouver. As-tu assez de couvresol ou veux-tu que j'aille en chercher encore ? Je ne suis pas allé dans ce petit bois, là-bas, il y en aura peut-être.
Elle lui répondit en souriant :
— Non, merci, ce sera bien suffisant pour Rulna et moi.
La naine observa le langage corporel du jeune homme – Au sein d'un peuple aussi rude que celui des nains, ce talent pouvait faire la différence entre la vie et la mort.
Tilou alla aider Alnard, et elle fit part de ses observations à l'elfe :
— C'est étrange, il ne se comporte pas du tout comme un dominant.
— Je sais. La première chose qu'il m'ait dite, c'était qu'il n'avait pas les moyens d'avoir une esclave. Imagine sa surprise quand il a appris qu'il était mon maître. Il était effondré.
Rulna commenta pragmatique :
— Bizarre. Il aurait dû en être heureux, tu dois avoir une grande valeur.
Elle eut un air stupéfait :
— Alnard m'a sauvé la vie. Est-ce que ça fait de moi son esclave ?
Naëwen éclata de rire :
— Non, sauf si les nains étaient en guerre contre les humains. Et puis, j'ai l'impression que cette loi n'est pas trop utilisée. Alnard ne l'a évoquée que pour empêcher le gouverneur Pallon de me faire exécuter.

Le jeune soldat s'approcha pour les prévenir que le repas était prêt. Lorsqu'il réalisa que la naine était dos nu, il se retourna :
— Le repas est prêt.
Rulna se retourna et constata son embarras. Elle demanda à Naëwen :
— Eh bien quoi ? Il me trouve si laide que ça qu'il ne veuille pas me regarder ?
— Je ne crois pas. J'ai remarqué que les humains semblent être gênés par la nudité.
La naine haussa les épaules :
— Comment peuvent-ils faire autant de rejetons alors ?

Elle se rhabilla puis elle aida l'elfe à s'approcher du feu. Le fumet de la viande cuite mit la naine en appétit. Tilou servit de bonnes portions, mais Rulna dévora sa part de lapin et de légumes. Lorsque ses compagnons de voyage s'estimèrent rassasiés, elle finit les restes du rongeur avant de s'attaquer à la volaille qu'elle dévora sous les yeux médusés des jeunes hommes. Lorsqu'elle vit leurs têtes, elle s'arrêta quelques secondes :
— Ben quoi ? J'ai dit que j'avais faim !
Naëwen éclata de rire :
— Les nains sont robustes, endurants, et d'une grande force physique eu égard à leur taille. Ils ont donc de gros besoins en nourriture.
Tilou hocha la tête :
— C'est ce que je viens de constater. Moi qui espérais avoir un peu de réserve pour le voyage...

Lorsqu'ils reprirent la route, Rulna s'installa dans la carriole avec Naëwen, où elle s'endormit rapidement. Alnard se retournait si souvent pour la regarder que Tilou finit par s'en inquiéter :
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Quelle étrange fille, tu ne trouves pas ?
— Tu ne lui fais toujours pas confiance ?
Alnard se tourna vers lui, interloqué :
— C'est une voleuse, elle est insupportable, elle n'a pas de manières, et elle trop fière pour admettre qu'elle puisse avoir besoin d'aide, mais hier, elle a tenté de convaincre ce Slogard de me laisser partir. Alors, aussi étrange que cela puisse paraître, je crois qu'on peut lui faire confiance... Du moins, tant que nous n'avons pas trop de richesses qu'elle pourrait convoiter.
Il se tourna à nouveau pour la regarder. Les reflets de lumière dans ses cheveux donnaient l'impression qu'elle était en feu.
— Mais je me demande encore pourquoi elle a décidé de nous accompagner.
Tilou ne se posait pas tant de questions :
— Peut-être parce que je le lui ai proposé ? Elle a dit qu'elle devait quitter la ville.
— Oui, mais elle aurait pu aller n'importe où. Elle se plaît à dire qu'elle n'est pas une petite chose fragile. Et c'est vrai. Elle est capable de se défendre seule. Alors pourquoi nous suit-elle ?
Le jeune forgeron réfléchit quelques secondes :
— Ce n'est pas parce qu'elle est capable de survivre seule que c'est nécessairement ce qu'elle désire. Et puis, je ne sais pas moi, mais tu es probablement le premier homme qui ait pris sa défense, alors, même pour elle, c'est peut-être rassurant de pouvoir compter sur quelqu'un.

Le haut plateau des Monts du Vent se dressa devant eux. Naëwen l'observait à mesure qu'ils en approchaient. Elle ne voyait aucun arbre à son sommet et la perspective de voyager sans le couvert de la végétation l'inquiétait :
— Sommes-nous vraiment obligés de passer par là ? Il doit bien y avoir un moyen de faire le tour, non ?
Tilou lui répondit calmement :
— Oui, nous pourrions en faire le tour, mais cela prolongerait le voyage d'une vingtaine de jours. Hors, il ne nous en faudra que cinq pour traverser ce plateau.
À son tour, Rulna étudia l'obstacle :
— Je n'ai pas l'impression qu'on puisse trouver du gros gibier là-haut. Je ferais mieux d'aller chasser un peu avant d'y arriver.
Alnard se proposa pour l'accompagner et ensemble, ils s'enfoncèrent dans le bois qui bordait la route. Lorsqu'ils eurent disparu, Naëwen demanda à Tilou :
— As-tu déjà rencontré votre roi ?
— Je l'ai aperçu un jour, alors que j'étais à Marendis avec mon oncle pour acheter du minerai.
— Tu lui as parlé ? Quel genre d'homme est-il ?
Il éclata de rire :
— Je ne suis qu'un simple forgeron ! Jamais le roi ne m'aurait adressé la parole !
L'elfe sembla soudain dépitée :
— Tu veux dire qu'il ne s'adresse jamais à son peuple ?
— Si, ça lui arrive, pour les grandes occasions, mais c'est un personnage important, il ne peut pas perdre son temps à discuter avec tout le monde.
Elle était songeuse :
— Alors comment comptes-tu lui parler des trolls ?
Il haussa les épaules :
— Je suppose qu'il faudra d'abord voir avec le personnel du palais.
Naëwen était contrariée. N'importe quel elfe avait la possibilité de s'adresser au roi. Il lui fallait parfois être patient, notamment si le monarque devait gérer une situation compliquée, mais jamais le roi ne refusait un entretien à l'un de ses sujets. Elle réalisait soudain qu'il serait peut-être impossible d'approcher le roi des hommes. Comment pourrait-elle alors espérer la moindre aide de sa part ?

Le sous-bois était dense et Alnard se débattait avec les branches et les racines pour pouvoir avancer, alors que Rulna profitait de sa petite taille et de son agilité pour se frayer un passage au moindre effort :
— Rulna attend moi !
La naine ne comptait pas ralentir :
— Le gibier ne nous attendra pas lui !
Bientôt, il fut incapable de la voir au milieu des taillis. Dès lors, il décida de chasser de son côté, tout en maugréant au sujet de cette naine qui n'en faisait toujours qu'à sa tête.
Il leva deux lapins, mais ne put en abattre qu'un seul. Lorsqu'il s'en approcha, il entendit le départ d'un animal de bonne taille, sans pour autant le voir. Il récupéra le lapin et aperçut les traces de pattes caractéristiques d'un sanglier et s'estima heureux que l'animal ait décidé de fuir plutôt que de le charger. Il décida néanmoins de remettre une flèche sur sa corde, au cas où il tomberait à nouveau sur cet animal, puis il suivit ses traces, se disant que s'il parvenait à l'abattre, ils auraient une réserve de viande suffisante pour contenter l'appétit de la naine.

La piste le conduisit jusqu'à une petite clairière. Il se prépara à tirer sur le premier animal qui bougerait lorsqu'il perçut un mouvement de l'autre côté de la clairière, à l'ombre des grands arbres. Trois sangliers semblaient épier une menace qu'il ne parvenait pas à identifier. Le plus gros des trois se décida et chargea, imité dans l'instant qui suivit par un second. Alnard vit alors Rulna se redresser, lever ses bras en l'air, prête à frapper. Aussitôt, il ajusta le plus gros et le toucha sur le côté. Mais, seulement blessé, l'animal désormais furieux devenait encore plus dangereux. La naine fit un saut périlleux au-dessus du second sanglier et lui planta son arme dans le garrot. L'animal s'écroula aussitôt, mais le premier, ralenti par sa blessure, faucha Rulna à sa réception.
Alnard dégaina son épée et accourut au secours de la naine, recroquevillée en position fœtale, qui subissait les assauts de l'animal blessé. Il acheva le sanglier d'un coup de taille et s'agenouilla auprès de la naine :
— Rulna ? Ça va ?
Comme elle ne répondait pas, il dégagea délicatement une mèche de cheveux pour mieux voir son visage. Elle gémit quelques secondes avant d'ouvrir les yeux, paniquée. Elle repoussa violemment le jeune homme, cherchant la menace du regard. Lorsqu'elle réalisa que les deux animaux étaient morts, son regard devint dur :
— Mais qu'est-ce qui t'est passé par la tête ? Tu veux me tuer ou quoi ?
D'abord surpris par cette charge, Alnard s'énerva à son tour :
— Tu n'as pas besoin de moi pour ça ! Tu finiras par y arriver toute seule ! Mais qu'est-ce qui t'a pris d'attaquer ces trois sangliers toute seule, avec juste deux couteaux ?
Elle se releva en grimaçant :
— Tu voulais que je les tue à mains nues peut-être ?
Sans attendre de réponse de la part du jeune homme, elle retira la flèche du plus gros sanglier, le chargea sur ses épaules et commença à retourner vers la carriole. Stupéfait par la facilité dont elle venait de faire preuve pour porter l'animal, Alnard récupéra sa flèche et hissa péniblement le second sanglier sur son dos avant de lui emboîter le pas.

Tilou avait arrêté la carriole à proximité d'une petite source, et il avait allumé un feu. La nuit approchait, et il ne tenait pas à se retrouver sur les pentes du plateau dans l'obscurité. Sans un seul mot, Rulna déposa son sanglier près du feu et commença immédiatement à le dépouiller. Alnard vint s'installer à côté d'elle pour en faire autant avec ses deux proies, mais la naine ne l'entendait pas ainsi :
— C'est bon, je sais le faire !
Énervé, il s'éloigna et prépara le lapin pour le dîner.
Tilou s'approcha de lui :
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
Alnard regarda la naine quelques secondes :
— Cette demoiselle a décidé de chasser le sanglier au couteau ! Elle a bien failli se faire tuer. Mais à l'en croire, c'est de ma faute ! Parce que j'ai voulu l'aider en abattant l'un des deux qui l'ont chargée.
Rulna releva la tête dans sa direction, avec un regard sombre, mais elle ne dit mot et se replongea dans sa tâche.
Le jeune soldat s'aperçut alors que Naëwen semblait, elle aussi, contrariée :
— Et elle ? Qu'est-ce qu'elle a ?
Il remarqua alors que son ami était lui aussi tendu :
— Elle vient de comprendre que ce ne serait pas facile de rencontrer le roi, et elle me reproche d'être parti pour Marendis sans savoir ce que je ferais une fois là-bas. Mais qu'est-ce que j'en sais moi ? C'est vrai, ce n'est pas comme si j'allais rendre visite au roi toutes les semaines. Je ne suis allé qu'une seule fois à Marendis et c'était il y a cinq ans.

Ils prirent leur repas ensemble, mais dans un silence glacial.

Ils repartirent au petit matin. Rulna n'avait pas dormi. Elle avait passé la nuit à faire fumer la viande des sangliers pour la conserver. Alnard la trouvait plus lente que d'habitude, mais il mit cela sur le compte de la fatigue, estimant qu'au moins, elle ferait moins de bêtises comme ça.

En milieu de matinée, alors qu'ils étaient à mi-pente, le ciel s'obscurcit rapidement et le vent se mit à souffler. Tilou fit accélérer le cheval. L'orage menaçait, et il n'était pas bon de se retrouver sous le déluge en pleine ascension.
Un éclair zébra le ciel, quelques gouttes se mirent à tomber et rapidement, ce furent des trombes d'eau mêlées à de la grêle qui s'abattirent sur eux. Alnard prit le cheval par le licol pour le calmer et l'encourager à avancer. Devant lui, Rulna glissa et chuta lourdement. Elle se releva aussitôt, sans tourner la tête, et elle reprit l'ascension.
L'orage cessa en fin de matinée, mais la pluie tomba sans discontinuer. Ils parvinrent en haut du plateau en fin de journée et, le soir venu, ils tentèrent de s'abriter tant bien que mal sous quelques peaux de cuir imperméabilisées. Ils mangèrent froid, car il leur fut impossible d'allumer un feu sous la pluie battante.

Après une mauvaise nuit, ils se réveillèrent au petit matin, transis de froid. L'atmosphère s'était considérablement rafraîchie et la pluie n'avait cessé de tomber. Ils mangèrent sans appétit, sauf Rulna qui, toujours d'une humeur sombre, dévora une quantité impressionnante de viande.

Ils voyagèrent quatre jours dans le froid et sous la pluie. Au soir du quatrième jour, Tilou eut l'impression que la pluie, bien que toujours présente, semblait vouloir enfin se calmer. Ils cherchèrent un endroit un peu abrité pour la nuit, mais Rulna resta à l'écart. Ils partagèrent leurs dernières provisions sans la naine et Alnard s'inquiétant pour elle, demanda à Naëwen :
— Toi qui connais les nains, sont-ils toujours aussi rancuniers ?
L'elfe sembla heureuse qu'on lui adresse la parole :
— Les nains n'ont pas l'habitude de faire dans la demi-mesure. Ils sont excessifs dans tout ce qu'ils font. Il ne faut pas y voir un défaut, un manque de courtoisie. C'est simplement dans leur nature.
Alnard chercha Rulna du regard. Il la trouva blottie contre un rocher, qui tentait de se protéger du vent et de la pluie. Il réalisa alors qu'il ne l'avait pas vue manger. Il alla fouiller dans la carriole, mais il n'y trouva aucune trace de la viande de sanglier. Il mit alors de côté le peu de viande qu'il lui restait et se contenta de manger des racines crues.

Alnard se réveilla au milieu de la nuit. Il lui semblait avoir entendu quelque chose, sans vraiment savoir quoi. Quelques secondes plus tard, il entendit au loin le hurlement d'un loup, qui acheva de le réveiller. Aussitôt, il se souvint de Rulna qui était restée seule à l'écart. Il la chercha, sans la trouver. Il remarqua alors que la pluie avait cessé. Le ciel était parfaitement dégagé, mais le froid était mordant, et chacune de ses expirations projetait un petit nuage de condensation devant lui. Il se leva, prit son épée, son arc, se couvrit de son lourd manteau et s'approcha de l'endroit où il avait vu la naine pour la dernière fois. À la lumière de la lune, il parvint à trouver une piste. Rulna était partie vers l'est, probablement en quête d'une proie à manger. Il alla réveiller Tilou :
— Rulna a disparu. Je vais la chercher.
Le jeune homme émergeait difficilement :
— Elle est grande. Elle peut se débrouiller seule.
— J'ai entendu des loups. S'ils la trouvent, toute naine qu'elle soit, elle risque de ne pas faire le poids. Je vais la chercher.
Il avait prononcé ces derniers mots sur un ton qui n'invitait pas à la discussion.
— Si tu insistes. Mais sois prudent, les loups pourraient bien te trouver aussi.

Alnard remonta difficilement la piste de Rulna jusqu'à un petit vallon. Le loup hurla à nouveau, plus bas dans ce passage encaissé et il s'inquiéta pour la naine, pensant que si elle avait trouvé une proie, elle avait peut-être aussi attiré les loups. Il pressa le pas, et descendit plus bas dans le vallon. Il entendit le bruit d'une source d'eau qui coulait abondamment. Un peu plus loin, en tendant l'oreille, il pouvait deviner des grognements qui ne présageaient rien de bon. Lorsqu'un loup jappa de douleur, Alnard n'eut plus guère de doute. Rulna s'était probablement encore mise en danger. Bien qu'il lui en veuille encore pour l'affaire des sangliers, il ne pouvait se résoudre à la laisser affronter seule une meute de loups.
Quelques instants plus tard, il aperçut la naine, dos au petit ruisseau, titubant, mais faisant face à cinq loups menaçants. À ses pieds gisaient deux autres carnassiers. Les prédateurs s'approchaient prudemment, testaient les réactions de la naine avant de s'esquiver pour éviter ses couteaux. Depuis combien de temps les affrontait-elle ? Rulna s'effondra soudain, et les loups s'approchèrent d'elle, d'abord avec prudence, puis avec une assurance grandissante. Alnard hurla pour les effrayer, en vain. Il se rua donc vers la naine, épée au poing. Les loups, qui n'entendaient pas abandonner cette proie si chèrement payée au nouveau venu, montrèrent les crocs. L'un d'eux sauta pour l'attaquer à la gorge et mourut d'un coup de taille. Alnard fit immédiatement face aux quatre autres, allant même jusqu'à s'avancer vers eux en criant et en faisant de grands gestes pour les intimider. Après un dernier coup de bluff, les carnassiers firent demi-tour, et disparurent dans la nuit.

Le jeune homme s'agenouilla à côté de Rulna. Il lui prit la main, qu'il trouva glacée. Il inspecta la naine, qui ne semblait pas souffrir de morsure, mais qui était d'une pâleur effrayante, et dont chaque parcelle de peau à l'air libre était aussi froide que sa main. Ses vêtements étaient trempés, il les lui retira, pensant qu'elle ne pourrait jamais se réchauffer avec ça sur le dos. Par pudeur, il lui laissa le minimum. Puis, il retira sa propre chemise, s'assit à l'abri du vent, contre un rocher, et plaça la naine contre lui pour lui donner sa propre chaleur. Enfin, il s'emballa avec elle dans son grand manteau.
Elle était toujours inconsciente et tellement froide qu'il se mit lui-même à grelotter. Il réalisa alors que Rulna ne frissonnait même pas et se souvint du jour où il était tombé dans la rivière gelée. Tilou l'avait aidé à en sortir et l'avait immédiatement conduit auprès de sa mère. Celle-ci l'avait rassuré en lui disant que tant qu'il grelottait, il ne risquait rien. Il s'inquiéta alors pour la naine et la frictionna aussi fort qu'il le pouvait.
Après quelques minutes de ce traitement, elle commença à bouger et à claquer des dents. Il repensa à la viande séchée qu'il avait mise de côté pour elle. Il fouilla dans la poche de son manteau, en ressortit un morceau de sanglier ridiculement petit en comparaison de ce que Rulna était capable d'ingurgiter. Il lui caressa la joue :
— J'ai un peu de viande pour toi. Ce n'est pas grand-chose, mais ça te fera du bien.
Elle ouvrit les yeux sans vraiment le voir, se blottit contre lui avant de les refermer.
Il insista :
— Rulna, ne t'endors pas ! Tu dois manger un peu !
Elle ouvrit à nouveau les yeux, le fixa quelques secondes avant d'ouvrir la bouche. Il déchira la viande en petits morceaux et en glissa un entre ses lèvres. Lorsqu'elle eut dégluti, il lui donna les autres bouts de viande un par un.
Elle referma les yeux, et malgré son insistance, elle se rendormit. Il se rassura néanmoins en sentant que sa respiration s'apaisait, alors il se contenta de la serrer contre lui pour la réchauffer.

Il ne pouvait s'empêcher de s'interroger. Que s'était-il passé ? Pourquoi n'avait-elle rien dit, ni demandé aucune aide ?
Elle avait toujours mis un point d'honneur à démontrer qu'elle n'avait besoin de personne, et pourtant, à cet instant, elle dépendait totalement de lui. Mais alors que cela aurait dû être pour lui comme un fardeau supplémentaire, ce petit corps serré contre lui le soulageait au contraire d'un poids dont il n'avait jamais eu conscience.
Le soleil se levait maintenant. Il la regarda dormir contre lui, sans oser bouger de peur de la réveiller, et pour la première fois, il étudia réellement les traits de son visage, qui était habituellement en partie noyé sous son épaisse chevelure. Elle ne ressemblait en rien à celle dont il était amoureux. Isbelle était à ses yeux l'idéal féminin, élancée, élégante, douce et délicate. Elle avait un visage d'un ovale parfait, un nez aquilin, et de grands yeux bleus. Rulna en était l'exact opposé. Elle était fière, rude, sauvage et farouchement indépendante. Elle était petite, trapue, rustique d'aspect. Son visage était un peu anguleux, son nez épaté et légèrement retroussé. Mais à cet instant, alors qu'elle était paisiblement endormie, il prit conscience avec surprise que son visage avait une belle harmonie.

Rulna fut réveillée par une odeur de viande grillée. Elle voulut se lever, mais elle chancela et préféra rester assise, le temps pour elle de faire le point. Elle regarda tout autour d'elle et réalisa qu'elle était bien au chaud dans le manteau de Alnard, que ses vêtements étaient en train de sécher au soleil, et que le jeune homme faisait cuire deux lapins. Elle prit alors conscience qu'elle mourait de faim. Alnard la vit et lui sourit :
— J'ai bien cru que tu ne te réveillerais jamais.
Elle lui montra ses vêtements en train de sécher :
— Que s'est-il passé ?
— Tu étais trempée et gelée. Je t'ai enlevé tes affaires mouillées pour pouvoir te réchauffer.
Il retira les lapins du feu et lui en apporta un :
— Et je crois bien aussi que tu étais affamée.
Elle le lui arracha presque des mains et commença à le dévorer :
— Je le suis encore !
Lorsqu'il lui apporta le second, elle lui sourit enfin :
— Merci.
— Mais de rien, après tout, tu l'avais chassé toute seule celui-là.
— Non, je voulais dire, merci d'avoir veillé sur moi.
Un souvenir lui revint alors :
— Les loups !
Il lui montra les fourrures qu'il avait prélevées sur les carcasses :
— Quand je t'ai retrouvée, tu en avais déjà tué deux. Ils ont fini par trouver que ton lapin ne valait pas la peine d'y laisser leurs peaux.
— Le troisième, c'est toi ?
Il haussa les épaules :
— Il a cru à tort qu'en plus du lapin, il pourrait manger une naine. Il ne savait pas que les nains sont trop coriaces pour les loups.
Elle lui sourit comme s'il venait de lui faire le plus beau des compliments puis, elle baissa les yeux :
— Pourquoi m'aides-tu tout le temps ?
Il y avait réfléchi pendant qu'elle dormait contre lui :
— Je sais que tu es forte et que tu es capable de te défendre seule. Tu me l'as montré plusieurs fois.
Il lui sourit de manière complice :
— Et même si tu ressembles à une petite chose fragile, je ne me risquerai pas à t'affronter. D'ailleurs, il faudra que je pense à remercier ces gars qui t'ont attaquée après que tu m'aies volé. Ce soir-là, je comptais te donner une bonne leçon. Sans eux, je serais peut-être déjà mort.
Il mit la main contre sa bouche, et chuchota comme s'il ne voulait pas que d'autres puissent entendre :
— Si tu le répètes, je nierai tout ce que je viens de te dire, j'ai ma fierté moi aussi !
Elle faillit s'étouffer avec un morceau de lapin, toussa pour se dégager et se mit à rire. Il poursuivit :
— Mais comme je te l'ai déjà dit, nous n'avons pas l'habitude d'abandonner les nôtres. Même les têtes de mules qui veulent absolument nous prouver qu'elles peuvent s'en sortir seules.
Elle lui répondit en souriant avec un petit coup de poing dans l'épaule :
— Hey !
Constatant qu'elle avait retrouvé des forces, il se massa doucement le point d'impact et poursuivit :
— Mais je ne comprends toujours pas pourquoi tu te mets si souvent en danger. Tu sais que nous sommes là, nous pouvons t'aider.
Elle baissa la tête :
— Demander de l'aide pour un nain, c'est la pire des humiliations. Cela signifie que tu es trop faible pour le faire seul. Et les nains méprisent les faibles.
Alnard comprenait maintenant les réactions à l'emporte-pièce de la naine. D'une main, il lui fit délicatement relever le menton :
— Tu n'es ni faible, ni fragile. Et chez les humains, il n'y a aucune honte à demander de l'aide.
Elle le défia alors du regard :
— Tu penses m'avoir aidé quatre fois. Que vas-tu exiger en retour ?
Il fut surpris par ce brutal changement d'attitude :
— Mais rien. Je ne te demande rien.
Elle s'énerva :
— C'est ça, je ne suis qu'une naine, une sale voleuse, trop moche, trop têtue ! Ma vie ne vaut rien !
La violente charge de Rulna le déstabilisa, mais les mots de Naëwen lui revinrent en mémoire : « Les nains sont excessifs dans tout ce qu'ils font. C'est simplement dans leur nature. » Il laissa passer l'orage et prit les mains de la naine avec une douceur qui la déconcerta :
— Si ta vie ne valait rien, pourquoi serais-je parti à ta recherche au milieu de la nuit ? Si je t'ai aidé, c'est que je pensais que tu en avais besoin, pas pour espérer en retirer un bénéfice. Et puis, peut-être qu'un jour, tu seras amenée à me rendre la pareille.
Elle le fixa, avec un air résigné :
— Parfois, il vaut mieux mourir que d'avoir ce genre de dette.
Cette phrase créa en lui un sentiment de panique qu'il ne put s'expliquer :
— Mais tu ne me dois rien qui puisse justifier ta mort !
Elle lui répondit dans un sourire triste :
— Ce n'est pas de cette dette-là que je parle.

Elle finit le lapin dans un calme silence, puis elle se leva pour se rhabiller. Là, dans la lumière du jour, Alnard remarqua qu'elle était couverte d'ecchymoses :
— Mais pourquoi n'as-tu rien dit ?
Elle le regarda avec surprise, il précisa donc :
— Tu es couverte de bleus, tu dois avoir mal partout.
Il s'approcha pour mieux l'observer. Sa côte cassée devait à nouveau la faire souffrir, car tout son côté n'était qu'un énorme bleu.
Il s'excusa :
— Je suis désolé. Après l'attaque des sangliers, tu en as porté un avec une telle facilité que je n'ai pas pensé un seul instant que tu avais pu être blessée à ce point.
Elle haussa les épaules :
— Nous ne nous plaignons jamais...
Il acheva sa phrase :
— Cela pourrait passer pour de la faiblesse.
Il l'aida à enfiler sa chemise, remarquant au passage la cicatrice de brûlure qu'elle portait au côté, masquée par ses hématomes :
— Tu n'es pas faible, mais tu n'es pas non plus invulnérable. Alors, s'il te plaît, ne repousse pas notre aide, ce n'est pas une marque de supériorité, mais juste la preuve que tu as de la valeur à nos yeux, et que nous prenons soin de ce qui nous est cher.
Elle lui lança un regard troublé, puis elle baissa la tête :
— Tu sais, ces sangliers, je ne me suis pas lancée comme une idiote à leur attaque. Ils m'avaient repérée. Je ne voulais pas leur tourner le dos. Ils m'auraient chargée sans la moindre hésitation. J'ai préféré faire face. C'est tout.
— Et moi, je t'ai vue en danger et j'ai eu peur pour toi.
Elle le dévisagea comme si elle essayait de le sonder. Il soutint son regard :
— Je crois qu'il va falloir qu'on améliore notre communication.

Ils retrouvèrent Tilou et Naëwen, inquiets, en fin de matinée. Lorsque le jeune forgeron demanda des explications sur leur absence, Rulna répondit simplement :
— J'avais faim. Je suis allée chasser.
Tilou s'énerva :
— Tu ne pouvais pas attendre le lever du jour ?
Il se tourna vers son ami :
— Où l'as-tu retrouvée ?
Alnard montra la direction d'où ils étaient arrivés :
— Là-bas, dans un petit vallon. Elle repoussait une bande de loups. Sans elle, ils auraient pu nous attaquer cette nuit.
Pour preuve, il lui montra les trois peaux.
Impressionné, le jeune forgeron se calma un peu :
— Préviens-nous la prochaine fois que tu pars comme ça.
Il se tourna vers Naëwen et l'aida à monter dans la carriole :
— Nous avons assez perdu de temps. On y va.

Rulna alla se placer devant le cheval, comme à son habitude, mais Alnard lui barra le passage :
— Non, tu dois voir Naëwen. Tu as besoin de te faire soigner.
Rulna lui lança un regard dur, mais il ne lui laissa pas le temps de répondre :
— Qui sait si nous n'aurons pas bientôt besoin de ton aide ? Si cela devait arriver, je préfère que tu sois au mieux de tes capacités.
Après un instant d'hésitation, un sourire éclaira son visage :
— Je crois que tu as raison.
Elle sauta dans la carriole et s'approcha de l'elfe :
— Alnard veut que tu me soignes.
Elle retira ses vêtements sous le regard estomaqué de Naëwen :
— Tu crois que tu peux faire quelque chose pour ça ?
Tilou qui venait d'assister à la scène, avait remarqué une forme de complicité nouvelle entre son ami et la naine. Il s'approcha du jeune soldat :
— Tu m'expliques ?

En fin d'après-midi, ils arrivèrent au bord du plateau, surplombant une immense plaine. Devant eux, au loin, ils purent voir Marendis. La cité royale s'étendait à perte de vue. Et partout, telles des épines sombres plantées dans le sol, les cheminées des usines crachaient une fumée noire dans le ciel rougeoyant du soir.
Naëwen plaça ses mains devant sa bouche pour masquer un cri d'horreur. Tilou contempla la cité des ingénieurs avec émerveillement pendant que Alnard lâchait :
— Je ne savais pas que c'était si grand !
Après quelques secondes d'observation, Rulna demanda :
— Il y a un incendie ou quoi ?

 

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