Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXXII
XXXII
En entrant dans les faubourgs, Naëwen commença à éprouver un certain malaise :
— Mais qu'avez-vous fait à la nature ? Comment pouvez-vous vivre dans ces conditions ?
Tilou ne comprenait pas :
— Que veux-tu dire ?
— Cette cité est immense. Je ne vois aucun arbre, pas même de l'herbe au sol. Pourquoi mettez-vous de la pierre partout ?
Le jeune forgeron répondit comme une évidence :
— C'est pour que ce soit plus propre. Quand il pleut à Vertpré, les
routes sont boueuses, les chariots s'embourbent et des ornières se
forment. Ici, avec ces rues pavées, il n'y a pas ce genre de problème.
L'elfe comprenait ces explications, mais elle restait dubitative. La naine semblait plus curieuse :
— Les nains font du feu pour se réchauffer, pour manger ou encore pour
la métallurgie. Mais jamais on ne fait autant de feux qu'ici. Il ne fait
pas si froid, ce n'est pas l'heure du repas... Vous n'avez quand même
pas besoin de tant de métal que ça, alors pourquoi faites-vous autant de
feux ?
— On en fait surtout pour faire de la vapeur.
— De la vapeur ? Pour quoi faire ?
Un bruit infernal attira soudain leur attention au carrefour suivant.
Un énorme chariot traversa leur rue en émettant une épaisse fumée noire
ainsi que des panaches de vapeur. Il tirait derrière lui cinq autres
chariots lourdement chargés de diverses marchandises. Lorsque l'ensemble
eut disparu à l'angle de la rue, Tilou répondit :
— Pour faire ça entre autre. La force de la vapeur sous pression permet de créer du mouvement, donc, d'animer des machines.
Atterrée, Naëwen avait porté ses mains à son visage :
— Quelle horreur !
Ils
passèrent devant plusieurs usines utilisant chacune une centrale à
vapeur afin d'effectuer les tâches les plus pénibles à la place des
artisans. Le comble, aux yeux de l'elfe, fut de constater qu'un forgeron
utilisait la force de la vapeur pour activer le soufflet de sa forge.
Tilou lui expliqua que l'essentiel de la force mécanique était utilisée
pour activer le lourd marteau, ce qui permettait à l'artisan de
travailler des pièces d'acier beaucoup plus grosses que celles qu'il
pouvait marteler à Vertpré.
Ils arrivèrent bientôt devant les murs
de la ville. Des soldats en uniformes chatoyants étaient postés de
chaque côté de la porte. Mais malgré leur aspect menaçant, ils les
laissèrent passer sans même s'intéresser à eux. Naëwen souffla :
— J'ai cru que ma présence vous attirerait des ennuis.
Tilou la rassura :
— Ils sont surtout là pour s'assurer que les taxes sur les marchandises soient bien payées.
Rulna était surprise :
— Ils n'assurent pas la sécurité ? Si n'importe qui peut entrer aussi facilement ici, ces murs ne servent à rien !
Alnard lui sourit :
— Il y a plusieurs enceintes à Marendis. Ceci est la première. Nous
entrons dans le cercle des commerces et des habitations. Ensuite, il y a
le cercle de la ville administrative, et enfin, le cercle du palais. Si
les soldats devaient inspecter chaque personne qui franchit cette
porte, jamais le commerce ne pourrait faire vivre la cité. En revanche,
il nous faudra subir un examen plus poussé avant de pouvoir franchir le
second cercle.
À ces mots, Naëwen ajusta sa coiffe, afin de masquer ses oreilles.
Ils
progressèrent difficilement dans les ruelles de la cité tant elles
étaient encombrées de monde. Naëwen qui avait toujours eu l'habitude de
vivre au grand air ne comprenait pas comment autant de gens pouvaient
vivre dans si peu d'espace. Tilou tenta de lui expliquer :
— Tous
ces gens ne vivent pas forcément à Marendis. Certains ne viennent ici
que pour le commerce, ils rentreront chez eux lorsqu'ils auront fait
affaire.
— Mais comment font-ils pour se nourrir ? Rien ne pousse par ici.
— Les gens des campagnes environnantes fournissent la nourriture. Marendis n'est pas prête à mourir de faim.
— Mais c'est aberrant ! Comment font-ils pour trouver autant de nourriture ?
Tilou et Alnard se tournèrent vers elle avec un air surpris :
— Ils ne la trouvent pas, ils cultivent la terre et élèvent du bétail,
comme nous le faisons à Vertpré. Vous ne cultivez pas vos terres dans le
royaume des elfes ?
— Non. Nous vivons dans les arbres. Ils nous
fournissent tout ce dont on a besoin pour vivre. Si jamais ce n'était
plus le cas, alors une partie de la population se déplacerait pour
trouver un endroit où s'installer. Mais jamais nous ne forçons la
nature. Nous la laissons suivre son cours, et nous profitons de ses
bienfaits.
Alnard se tourna vers Rulna :
— Et vous, comment
procédez-vous ? Vu ce que vous mangez, ce ne doit pas être facile de
trouver du gibier. Vous faites de l'élevage ?
La naine se renfrogna, ce qui surprit ses compagnons. Alnard posa une main sur son avant-bras :
— Tu n'es pas obligée de répondre, tu sais.
Elle retira son bras trop vivement à son goût et soupira avant d'affronter le regard du jeune homme :
— Oui, je sais. C'est juste que chez nous, la nature est rarement
généreuse. Et puis, nous ne sommes pas très nombreux. Mais chacun se
débrouille pour trouver sa nourriture. Si tu n'y parviens pas, c'est que
tu n'es pas assez fort pour mériter de vivre.
Les autres l'avaient écoutée en silence. Elle conclut simplement :
— Nous sommes un peuple rude, et nous ne respectons que la force.
Elle baissa les yeux et contempla ses pieds :
— Mais peut-être que nous sommes dans l'erreur. Nous sommes forts individuellement, mais nous sommes un peuple faible.
Elle releva la tête :
— Les humains sont trop faibles, trop fragiles. Pas un seul d'entre eux
ne pourrait vaincre un nain. Elle posa sa main sur celle de Alnard :
— Mais ils prennent soin des leurs.
Puis, elle fit un large mouvement du bras pour montrer la ville :
— Et jamais, même avant la guerre contre les elfes, notre peuple n'a su montrer autant de force que ce que je peux voir ici.
Ils poursuivirent leur traversée de la ville en silence, jusqu'à ce que la naine ne tapote sur le bras de Alnard :
— Regarde ces deux idiots. Ils ne sont pas doués. Ils vont finir par se faire remarquer !
Tilou s'inquiéta :
— Il n'est pas question que tu voles qui que ce soit ici ! Nous ne sommes pas venus nous faire arrêter pour finir en prison.
La naine croisa ses bras et se renfrogna :
— À quoi ça sert qu'il y ait autant de monde si on n'a pas le droit de voler ?
Ils arrivèrent sur une grande place au bout de laquelle ils purent
distinguer l'enceinte de la ville administrative. Ils s'en approchèrent
d'autant plus facilement que personne ne semblait vouloir y entrer.
Lorsqu'ils arrivèrent à proximité de la porte, quatre gardes se mirent
en travers du chemin et pointèrent leurs lances vers la carriole :
— Halte !
Tilou obtempéra et tira sur les rênes pour immobiliser le cheval. Un officier de la garde royale s'approcha :
— Que voulez-vous ?
Tilou répondit naïvement :
— Je souhaiterais un entretien avec le roi.
L'officier l'observa de la tête aux pieds avant de ricaner :
— Évidemment, le roi reçoit les péquenauds tous les jours avant le coucher du soleil.
— C'est vrai ?
Naëwen baissa la tête. Le garde fixa Tilou interloqué :
— Bien sûr que non, espèce de crétin ! Le roi ne reçoit que ceux qu'il convoque ! Dégagez d'ici vite fait !
Rulna faillit bondir sur l'officier, mais Alnard la retint en la serrant contre lui avant de lui chuchoter :
— Non ! Ce n'est pas en agressant un officier de la garde que nous pourrons accéder au roi.
Tilou insista :
— Mais c'est important ! La sécurité du royaume en dépend.
L'officier lui lança un regard sévère :
— Si c'est si important, dites-le à votre gouverneur. Lui sera habilité
à en faire part au roi, si cela en vaut la peine. Maintenant, dégagez
avant que je ne vous fasse arrêter !
L'homme leur tourna le dos en marmonnant :
— Un entretien avec le roi ! Pourquoi pas la main de la princesse des elfes tant qu'on y est ?
Tilou
fit demi-tour. Il alla garer la carriole à l'autre bout de la place.
Rulna en descendit immédiatement et fit les cents pas et maugréant :
— Mais comment il ose nous parler celui-là ? Il mériterait que je lui
fasse rentrer ses paroles dans la bouche à grands coups de hache !
Alnard tenta de la calmer :
— Il ne faut pas lui en vouloir. Des gens comme nous qui veulent voir
le roi, il doit en voir des dizaines tous les jours. À force, il doit
perdre patience.
Tilou semblait abattu, mais il restait lucide. Il se tourna vers Naëwen :
— Tu avais raison, j'aurais dû réfléchir à la façon d'aborder le roi. Quel naïf j'ai été !
L'elfe était aussi choquée par l'accueil de la garde :
— Votre roi n'écoute donc jamais ses sujets ?
Alnard lui répondit un brin sarcastique :
— Nous sommes des humains. Nous ne sommes jamais contents, des éternels
insatisfaits ! Si le roi devait écouter chacun d'entre nous, il ne
pourrait rien gouverner. Il doit avoir de nombreux conseillers pour
l'aider dans ses décisions, et les gouverneurs pour l'informer des
souhaits du peuple.
Rulna arrêta de marcher en rond. Elle se tourna vers la ville administrative :
— On n'a qu'à entrer là-dedans comme des voleurs !
Tilou lui lança un regard sévère :
— Et nous nous ferions arrêter comme des voleurs. Sans compter que
Naëwen risquerait d'être exécutée pour espionnage ou encore tentative de
meurtre contre le roi.
Rulna le fixa avec surprise :
— Pourquoi ? Elle n'a aucune envie de tuer votre roi.
Elle se tourna vers l'elfe :
— N'est-ce pas ?
Naëwen acquiesça. Alnard clarifia les propos de son ami :
— Que feraient les nains si un elfe tentait d'entrer dans votre cité comme un voleur ?
Rulna répondit sans la moindre hésitation :
— Ils le massacreraient sans se poser de question.
Elle comprit où il voulait en venir. Ses épaules s'affaissèrent :
— Ils ne chercheraient pas à savoir ce qu'il faisait là.
Naëwen observait les allées et venues entre la ville et la cité administrative :
— Et si nous tentions une approche indirecte. Des gens entrent et
ressortent de là, sans être inquiétés par les gardes. Nous pourrions
aborder l'une de ces personnes et lui demander conseil.
Rulna sourit :
— Pas bête. Plus qu'à trouver le bon pigeon !
Constatant la réaction outrée de ses compagnons de voyage, elle rectifia :
— Le type qui voudra bien nous aider.
Ils
passèrent le reste de la journée à observer les personnes qui
franchissaient les portes de la cité administrative. Certains d'entre
eux étaient toujours accompagnés de plusieurs hommes que Rulna devina
être des gardes du corps. Impossible de les approcher sans se faire
violemment refouler. D'autres n'étaient que des gens simples, effectuant
de menus travaux. Jamais ils n'auraient assez d'influence pour les
aider. Rulna commençait à perdre patience, lorsqu'un petit homme
rondouillard franchit la porte. Il portait un paquet de tubes de bambou,
bouchés à leurs extrémités, et il se montrait assez gauche dans ses
déplacements. Tilou le pointa du doigt :
— Celui-là ! C'est notre homme !
Naëwen l'observa quelques secondes :
— Qu'est-ce qui te rend si confiant ?
— Regarde, il a l'air toujours perdu dans ses pensées. Il transporte des rouleaux contenant ses dessins. C'est un ingénieur !
Malgré
les béquilles de Naëwen, ils purent le suivre dans le dédale de rues.
Il semblait n'avoir aucune conscience du monde qui l'entourait, tant il
bousculait les passants sans même prendre le temps de s'excuser. Rulna
se redressa soudain :
— Suivez-le, je vous rejoins plus tard !
Elle partit aussitôt en courant, tournant à droite au premier carrefour.
Tilou et Alnard s'interrogèrent du regard, puis le jeune soldat se
lança à la poursuite de la naine.
Il dut se faufiler entre les
passants, les bousculant plus souvent qu'il ne l'aurait voulu, là où
Rulna profitait de sa petite taille et de son agilité pour avancer sans
être ralentie. Elle finit pourtant par bousculer un homme, s'excusa
rapidement et poursuivit sa course folle dans les rues de la ville,
Alnard toujours sur ses trousses. Elle disparut à l'angle d'une rue,
mais lorsque le jeune homme y parvint, la naine n'était plus visible. Il
pensa qu'elle avait trouvé une cachette. Il s'avança en marchant,
cherchant chaque recoin où elle aurait pu trouver refuge. Il s'engagea
dans une petite ruelle. Là, il la retrouva derrière une volée
d'escaliers :
— Mais à quoi tu joues bon sang !
Rulna était radieuse. Elle lui montra une énorme bourse en cuir :
— Je sais comment nous allons aborder cet homme !
L'ingénieur
était entré dans une auberge et avait commandé une bière fraîche. Tilou
et Naëwen avaient attendu à l'extérieur, de peur de ne pas être
retrouvés par Alnard. Le jeune homme s'énervait :
— Mais qu'est-ce
qui lui est encore passé par la tête ? Je vais commencer à regretter de
lui avoir proposé de nous accompagner.
L'elfe tenta de le calmer :
— Elle devait avoir une bonne raison.
— Pourquoi ne nous a-t-elle rien dit alors ?
— Parce que le voleur s'en allait. Je ne voulais pas le perdre de vue.
Tilou et Naëwen se retournèrent. Rulna venait d'arriver avec Alnard.
Elle paraissait fière d'elle, ce qui agaçait fortement le jeune forgeron
:
— Mais de quel voleur parles-tu ?
Elle lui montra la bourse :
— De celui qui avait volé ça à ton bonhomme. Maintenant, tu vas avoir une bonne occasion de l'aborder.
Surpris, Tilou ne comprenait pas :
— Mais comment ?
La naine lui donna la bourse :
— Je suis une voleuse, ne l'oublie pas. Je sais repérer un pigeon, et
ce type-là, c'est le pigeon idéal. Il semble avoir de l'argent et il est
distrait. Une aubaine pour des gens comme moi.
Tilou s'énerva :
— Tu ne l'as quand même pas volé ?
La naine prit un air faussement outré :
— Pas lui. Je n'ai fait que reprendre son bien à un autre voleur. De
toute façon, ça ne lui manquera pas, ça ne vaut rien, il n'y a pas
d'argent là-dedans.
Dubitatif, Tilou ouvrit la bourse et découvrit
une étrange petite machine. À bien y regarder, cela ressemblait à une
petite centrale à vapeur, si petite qu'elle pourrait alimenter des
machines miniatures, faciles à transporter. Les possibilités étaient
innombrables pour qui avait suffisamment d'imagination :
— Tu te trompes. Tu n'imagines pas à quel point ceci est précieux. Merci.
Il entra dans l'auberge et se dirigea vers l'ingénieur :
— Monsieur ? Je suis désolé de vous déranger, mais je crois que vous avez perdu ceci dans la rue.
Il lui tendit la bourse. L'homme mit quelques secondes avant de réaliser la nature de ce que lui présentait Tilou :
— Mon prototype !
Il fouilla machinalement dans ses affaires sans y trouver la bourse :
— Où l'avez-vous trouvé ?
Tilou décida de jouer l'honnêteté :
— Une amie a remarqué qu'un voleur vous l'avait subtilisé. Elle a décidé de réparer cette injustice.
Il se tourna vers l'entrée de l'auberge et fit signe à ses amis d'entrer :
— Je vous présente Rulna. C'est elle qui est parvenu à reprendre votre machine au voleur.
La naine s'inclina maladroitement. L'ingénieur la remercia :
— Jeune fille, je vous remercie pour votre audace.
Tilou continua les présentations :
— Voici Alnard, ancien soldat de la garde de Vertpré, et Naëwen. Quant à moi, je suis Tilou.
Le jeune homme baissa la tête :
— J'avoue avoir regardé cette machine. C'est une centrale à vapeur miniature n'est-ce pas ? Un travail remarquable.
Il hésita un instant avant de poursuivre :
— Il semble pourtant difficile d'obtenir une grande puissance mécanique
avec cette petite taille et l'alimentation en charbon peut aussi
représenter un problème.
L'ingénieur le regarda bouche bée avant de réagir :
— Excellentes observations, jeune-homme ! C'est exactement ce sur quoi je dois travailler pour finaliser ma création.
Il l'observa attentivement quelques secondes :
— Êtes-vous vous aussi ingénieur ? Je ne pense pas vous avoir déjà
rencontré, mais il est vrai que je me perds si souvent dans mes pensées,
que je pourrais en oublier qu'il y a tout un monde autour de moi.
— Non, même si je rêve de devenir ingénieur, je ne suis qu'un modeste forgeron de Vertpré.
— Vertpré ? Ce n'est pas la porte à côté. Qu'êtes-vous venu faire à Marendis ?
— Nous sommes venus informer le roi d'un grand danger. Mais il semble impossible d'accéder à la cité administrative.
L'ingénieur le regarda d'un air navré :
— On n'y entre pas facilement. Ces fonctionnaires sont jaloux de leurs
prérogatives, alors ils font tout ce qu'ils peuvent pour limiter les
accès à leur domaine. Mais dites-moi, jeune homme, quelle est la nature
de ce danger ?
— Le royaume des elfes a été attaqué par des trolls qui sont désormais aux portes de notre royaume.
— Qui sont ces trolls dont vous me parlez ?
— Ce sont des créatures effrayantes, bestiales, qui viennent des
steppes du nord. Ils mènent une guerre contre les elfes depuis plus de
dix ans. Je les ai vus attaquer une elfe à la frontière avec notre
royaume.
— Vous avez vu une elfe ! Cela fait des années que personne n'en a revu. Il réfléchit un instant :
— Depuis la bataille de Téléanel. Quelle raclée ils nous ont mis ce jour-là. Il se pencha légèrement vers Tilou :
— Qu'est-il arrivé à cette elfe ?
Tilou fit un signe à Naëwen qui baissa légèrement sa capuche :
— Je n'ai survécu que grâce à l'intervention de Tilou.
L'ingénieur manqua de peu de renverser sa bière. Après quelques secondes passées à fixer l'elfe, il se reprit :
— Veuillez pardonner mon manque de correction. Vous êtes la première
elfe que j'ai l'occasion de rencontrer et... Remettez votre capuche s'il
vous plaît, il ne faudrait pas qu'un badaud puisse se rendre compte de
votre nature !
Il se leva, paya sa bière et les invita à le suivre.
Lorsqu'ils furent dehors, l'ingénieur fit quelques pas dans le plus
grand silence et vérifia qu'ils n'étaient pas suivis avant de demander à
Tilou :
— Dites-moi, jeune homme, vous qui venez de Vertpré, avez-vous un endroit où passer la nuit ?
— Non, nous n'avons pas encore eu le temps de...
— Très bien, vous pouvez venir chez moi, vous y serez en sécurité, et nous pourrons parler calmement de tout cela.
D'un signe de la main, il les invita à le suivre. Tilou objecta pourtant :
— Monsieur, nous devons récupérer notre carriole, Naëwen est blessée, elle ne peut pas marcher trop longtemps.
L'ingénieur s'arrêta, observa l'elfe et ses béquilles, haussa les sourcils avant de se confondre en excuses :
— Mille pardons mademoiselle, je suis d'une incorrigible distraction.
Allons donc rechercher votre chariot. Nous avons un peu de chemin à
faire, je n'habite pas en ville.
Ils
quittèrent la ville sans autre formalité qu'à leur arrivée. Une fois
sortis des faubourgs, l'ingénieur fut le premier à rompre le silence :
— Je me rends compte que je ne me suis toujours pas présenté. Je suis
Pratus Longilus, ingénieur à la cour du roi. J'habite un peu à l'écart
de l'agglomération, car j'ai besoin d'espace pour construire mes
machines expérimentales.
Il ajouta avec un clin d'œil :
— La vapeur sous pression peut se montrer redoutablement détonante.
Il se tourna vers Naëwen :
— De nombreux généraux s'interrogent sur votre royaume. Notre cuisante
défaite à Lornaël aurait, selon toute logique, due être exploitée par
votre armée pour nous repousser loin à l'intérieur de nos terres. Hors,
plus personne n'a jamais plus entendu parler des vôtres, hormis pour
relater les faits de guerre. Certains pensent que vous préparez une
offensive d'envergure, et que votre apparente inaction n'est qu'un
leurre. D'autres pensent que vous vous êtes étendus sur d'autres terres,
à l'est ou au nord, et que vous tenterez à nouveau de nous attaquer
lorsque vous aurez constitué suffisamment de forces pour nous écraser
définitivement. D'autres encore – et j'en fais partie– pensent qu'un
terrible malheur vous a frappé et que votre peuple s'est éteint. Quoi
qu'il en soit, le général Kelnaz à une ambition démesurée. Il fait
pression sur le roi pour lancer une expédition armée sur votre royaume,
afin d'en avoir le cœur net, au risque de relancer les combats entre nos
deux peuples.
Il marqua une courte pause. Remarquant que Naëwen semblait attendre la conclusion de cet exposé, il reprit :
— Votre présence parmi nous est une chance d'arrêter cette folie. L'un
de mes voisins et ami est colonel dans la cavalerie. Il est du même avis
que moi. Si nous ne vous voyons plus, c'est qu'il vous est arrivé
quelque-chose. Il s'oppose au projet du général Kelnaz. Je pense que ce
que vous avez à dire pourra l'intéresser.
Le
domaine de Pratus Longilus se situait à l'écart d'un petit village. La
maison en elle-même ne se démarquait pas vraiment des autres, mais elle
était entourée de nombreux hangars, d'une forge et d'une petite centrale
à vapeur. L'ingénieur les invita à partager son repas et envoya l'un de
ses employés chercher le colonel Bourone, stipulant qu'il lui fallait
rencontrer une personne surprenante.
Le repas, à défaut d'être
exceptionnel, fut copieux et, bien que Alnard tente en vain de la
refréner, Rulna dévora une impressionnante quantité de viande, suscitant
l'étonnement de leur hôte. L'ingénieur l'observa attentivement avant de
s'adresser à elle :
— Vous êtes une personne surprenante mademoiselle.
Elle releva la tête, la bouche pleine avec un regard surpris.
Tilou, Alnard et Naëwen s'inquiétèrent, pendant que l'ingénieur poursuivait avec un sourire chaleureux :
— Les voleurs sont légion à Marendis, mais ils sont généralement assez
habiles pour ne pas se faire remarquer. D'ailleurs, celui qui m'a dérobé
mon prototype l'a fait sans éveiller mon attention. Et vous, vous êtes
parvenue à le démasquer et à lui reprendre mon bien.
Il la fixa longuement, parvenant à l'intimider au point qu'elle cessa de mâcher ce qu'elle avait dans la bouche :
— Pour y parvenir, je suppose que vous devez vous-même avoir un certain talent.
Rulna déglutit :
— Lorsque mes amis m'ont rencontré, j'ai essayé de les voler. Je me
pensais assez douée, mais ils m'ont démasquée. C'est la dernière fois ce
jour-là que j'ai exercé mes talents de voleuse, jusqu'à aujourd'hui.
Pratus tapa dans ses mains :
— Une voleuse honnête ! Ma chère, vous êtes une personne remarquable, sur bien des points.
La façon dont il avait insisté sur les derniers mots mit Alnard mal à l'aise. L'ingénieur poursuivit :
— J'ai déjà entendu parler de gens comme vous, mais jusqu'à aujourd'hui, j'ai toujours cru à des légendes.
Alnard était maintenant certain que Pratus avait deviné que Rulna
n'était pas une enfant. Dès lors, il se tint sur ses gardes, prêt à
toute éventualité.
Un employé de maison s'approcha du maître des lieux :
— Le colonel Bourone vous attend dans le petit salon.
— Fort bien ! Allez lui dire que nous arrivons.
Il se pencha vers la naine :
— Le colonel est un homme charmant, mais c'est avant tout un soldat de
la garde royale. Il n'est pas nécessaire qu'il connaisse votre nature.
Disons que cela restera un secret entre nous.
Il ponctua sa phrase d'un clin d'œil et se dirigea vers la porte :
— Mesdemoiselles, messieurs, je vous prie de m'accompagner.
Rulna se pencha vers Alnard :
— Tu crois qu'il a deviné que je suis une naine ?
— C'est bien possible. Cet homme est peut-être distrait, mais il est intelligent.
Ils
attendaient le souverain dans une petite salle destinée aux entretiens
privés ou officieux. Naëwen était assise, les mains attachées dans le
dos. C'est à cette condition seulement que le colonel Bourone avait
accepté qu'elle rencontre le roi, qui arriva escorté par six gardes
armés. Tilou, Alnard et Rulna s'inclinèrent respectueusement, il les
ignora, ne s'adressant qu'au colonel :
— Et bien colonel Bourone, qu'avez-vous de si important à me dire ?
L'officier s'inclina à son tour :
— Ces jeunes gens viennent de Vertpré, une petite cité à la frontière
du royaume des elfes. Ce qu'ils ont à vous annoncer est de la plus haute
importance pour la sécurité de votre peuple.
Le roi haussa un
sourcil en observant Tilou, Alnard et Rulna, affichant un air
condescendant. Lorsqu'il en vint à Naëwen, il demanda au colonel :
— Et celle-là, pourquoi est-elle attachée ?
Bourone fit un signe de tête à Tilou qui releva la capuche de l'elfe.
Celle-ci redressa la tête et fixa le roi comme une égale :
— Je suis Naëwen de Nelandir, fille de Guelnor, prince de Nelandir.
Le roi eut un mouvement de recul, et ses gardes mirent la main sur leurs épées. Imperturbable, Naëwen poursuivit :
— Je suis venue en paix pour vous informer de la menace qui pèse sur votre royaume.
— En paix ! Mais nous sommes toujours en guerre que je sache !
Le roi se tourna furieux vers Bourone :
— Qu'est-ce que c'est que cette mascarade ? Pourquoi n'ai-je pas été informé de cette visite ?
Le colonel s'inclina :
— Ces jeunes gens sont arrivés de Vertpré hier. Ils ont rencontré le
gouverneur Pallon avant d'entreprendre le voyage, mais celui-ci n'a pas
jugé bon de vous transmettre leur message. Je pense que vous devriez
pourtant l'écouter votre altesse.
Le roi observa attentivement
Naëwen. Elle semblait blessée à la jambe, elle était attachée à sa
chaise et ne représentait donc pas un danger immédiat. Il étudia alors
ses compagnons, puis il demanda à l'elfe :
— Pourquoi ces trois-là sont-ils à votre service ?
— Ils ne sont pas à mon service. Ils ont décidé de m'accompagner de
leur plein gré, et je leur en suis reconnaissante. Comme vous pouvez le
constater, je ne suis pas en mesure de voyager seule, encore moins sur
vos terres. Sans eux, je serais morte depuis longtemps.
Le roi
s'assura une nouvelle fois qu'il n'y avait aucun danger, mais il prit
grand soin à toujours laisser ses gardes entre lui et ses étranges
hôtes.
— Alors, quelle est cette information capitale que vous êtes soi-disant venue me donner ?
Le sous-entendu irrita Rulna, mais Alnard veillant à ce qu'elle ne
s'énerve pas, la serra contre lui et l'invita du regard à se calmer.
Naëwen prit une inspiration :
— Après la bataille de Téléanel, notre
royaume a subi une violente attaque de la part d'un peuple de créatures
vivant dans les grandes steppes du Nord. Nous ne sommes jamais parvenus
à les repousser. Les trolls, c'est ainsi qu'ils se nomment, ont attaqué
et pris Nelandir. Ils sont désormais aux portes de votre royaume. Ces
créatures sont sans pitié. Ils tuent systématiquement tous les elfes
adultes des cités qu'ils conquièrent, n'épargnant que quelques enfants,
qu'ils gardent en captivité dans un lieu que nous ne connaissons pas.
Elle fixa le roi quelques instants, hésitant encore sur ce qu'elle devait lui demander.
— Je ne suis pas envoyée officiellement par notre roi. Je ne suis pas
en mesure de vous proposer quoi que ce soit. Néanmoins, j'implore votre
aide pour nous aider dans notre lutte contre ces trolls.
Le roi pouffa :
— Notre aide ? Rien que ça ! Au nom de quoi devrais-je envoyer mes
troupes sur vos terres ? Ces trolls comme vous dites ne nous ont jamais
menacés. Pourquoi devrais-je prendre le risque de provoquer leur colère ?
Naëwen s'inclina respectueusement :
— Rien ne vous y oblige, votre altesse. Considérez simplement que nous
n'avons plus livré bataille depuis maintenant dix ans, pour la bonne et
simple raison que nous avons subi les attaques des trolls. Aujourd'hui,
les elfes ne sont plus une menace pour les hommes, mais les trolls ne
vont pas tarder à vous attaquer. Les ennemis de mes ennemis sont mes
amis.
Le roi la fixa de ses yeux de fouine :
— Je suis bien
d'accord avec vous, ce qui fait de ces trolls mes amis, puisque c'est
grâce à eux que vous ne nous livrez plus bataille. Vous n'obtiendrez
donc aucune aide de notre part.
Naëwen comprit qu'elle avait échoué :
— Je suis navrée par votre point de vue, mais je comprends votre
méfiance envers nous. Néanmoins, je vous implore de renforcer vos
défenses à nos frontières, pour le bien-être de votre peuple. Les trolls
sont de redoutables combattants et leur chef ne reculera devant rien
pour arriver à ses fins.
— Et s'ils ne nous attaquaient pas ?
—
Alors votre royaume serait bien protégé et les elfes ne représenteraient
plus aucun danger pour votre royaume... Jamais. Mieux vaut être bien
préparé pour rien, que de se retrouver dans l'adversité sans disposer
des ressources pour y faire face.
Le roi décida d'y réfléchir. Il leur donna congé, mais il exigea qu'ils restent sous escorte durant leur séjour à Marendis.
Le
roi les reçut le lendemain. Il était entouré par plusieurs conseillers
et généraux. L'un d'eux, un homme de forte prestance, s'avança vers
Naëwen :
— Je suis le général Kelnaz.
Il la fixa de manière agressive :
— J'étais à la bataille de Téléanel, et je sais comment vous l'avez emporté. Par traîtrise !
Vous nous parlez de créatures inconnues. À quoi ressemblent-elles ? Quelles sont leurs forces, leurs faiblesses ?
Ne se laissant pas intimider, Naëwen lui répondit avec un sourire légèrement condescendant :
— Général, il ne peut être question de traîtrise entre adversaires,
encore moins en temps de guerre. Nous auriez-vous dévoilé vos plans de
bataille afin de vous montrer loyal envers nous ?
Kelnaz encaissa l'argument sans broncher, l'elfe poursuivit :
— Les trolls sont de redoutables combattants. Ils font une à deux têtes
de plus que vous, sont très puissants physiquement, ils ont une bonne
organisation lors des batailles et ne craignent pas la mort. Quant à
leurs points faibles, je ne leur en connais aucun.
Un conseiller lui demanda :
— Pourquoi nous attaqueraient-ils ?
— Parce que vous êtes là. Ils n'ont eu besoin d'aucune provocation de
notre part pour nous agresser. C'est à peine si nous avions conscience
de leur existence.
Un autre conseiller l'interrogea à son tour :
— Je ne mets pas en doute votre sincérité, mais je ne suis pas naïf au
point de croire que votre intérêt pour notre sécurité soit gratuit.
Admettons que nous renforcions nos défenses, qu'y gagneriez-vous ?
Elle prit le temps de choisir ses mots. Elle voulait être honnête, sans pour autant vouloir offenser ces gens :
— Son altesse a déjà précisé que votre royaume ne nous apporterait
aucune aide. Néanmoins, si par malheur les trolls venaient à vous
attaquer, la horde serait obligée de diviser ses forces, ce qui
allégerait d'autant le fardeau qui pèse sur nous.
Un autre officier lui demanda alors :
— Qu'est-ce qui nous prouve qu'il ne s'agit pas d'un nouveau piège de
votre part, ou que ces trolls ne sont pas vos créatures que vous
lanceriez contre nous ?
La question la prit au dépourvu. Elle n'avait jamais envisagé le problème des trolls avec le point de vue des humains.
— Rien hélas. Je ne peux malheureusement pas vous prouver ma bonne foi.
Kelnaz afficha un sourire de victoire. Elle prit quelques secondes pour réfléchir :
— Vous pouvez me croire, comme vous êtes en droit de vous méfier de
moi. Néanmoins, quelque soit votre opinion à mon égard, vous devez
renforcer vos défenses à nos frontières.
Elle fixa le général Kelnaz :
— C'est le préalable à toute autre action que vous pourriez vouloir mener.
Le général s'emporta :
— Vous n'avez aucun conseil à me donner !
Le roi l'arrêta immédiatement :
— Il suffit ! J'ai pris ma décision. Nous allons suivre ses conseils et renforcer nos défenses sur la frontière.
Le général tenta d'en dissuader le roi :
— Mais votre altesse, nous ne pouvons lui faire confiance, c'est une elfe !
Le roi lui lança un regard noir :
— Douteriez-vous de mon jugement ?
Kelnaz s'inclina respectueusement :
— Non, votre Altesse. Bien évidemment.
— Soit ! Nous renforcerons donc nos défenses.
Il se tourna vers Naëwen :
— Mais nous ne nous limiterons pas à cette seule initiative. Toute
action des elfes contre notre royaume sera immédiatement repoussée, et
nos représailles seront impitoyables.
Elle s'inclina, mais le roi poursuivit :
— Vous serez reconduite à la frontière. Une compagnie de cavalerie commandée par le colonel vous escortera jusqu'à Vertpré.
Tilou, resté très discret jusque-là, oublia toute forme de protocole :
— Mais votre altesse, sa cité est aux mains des trolls, elle est
blessée. Elle ne pourra pas se défendre. Vous la condamnez à mort !
Le roi le fixa d'un œil sévère :
— Jeune homme, ma charge ne m'impose pas de me soucier des affaires des elfes. Seul le bien-être de mon peuple compte.
— Mais...
Le roi leva la main pour mettre fin à la discussion :
— Vous pouvez disposer.
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