Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre XV
XV
Peu après la visite des gens de Valfond, Corg expliqua à Maniléa et Litak que le clan manquait de minerai de fer pour réaliser des outils et des armes. Bratog avait décidé d'envoyer une délégation faire du troc à Valfond pour en trouver et Litak insista tant pour en faire partie que son père accepta de proposer au chef de l'emmener. Le lendemain, Bratog avait à sa disposition une dizaine de volontaires : Garnox, Corg, Litak, Martog et Mallog, Siléa et son père, Urog et Zanéa et deux novices, Zartog, fils de Garnox et Ragox. Les chasseurs avaient abattu nombre de gibiers et les mères avaient tanné les peaux avec soin. Comme la quantité de cuir disponible dépassait les besoins et que la chasse permettait de se réapprovisionner facilement, Bratog décida de troquer le cuir contre du fer. Il savait que l'opération ne rapporterait pas beaucoup, mais elle constituait un bon moyen de jauger Valfond et de mieux connaître ces gens étranges.
Au moment du départ, Martog pris naturellement la tête de la colonne. Il était le seul qui ne soit jamais allé là-bas, il saurait donc mieux comment aborder les humains.
Durant
le trajet, Zanéa remarqua que son amie était plus joyeuse qu'à
l'habitude et lorsqu'elle lui en fit la remarque, la métisse assura
qu'elle était tout à fait comme les autres jours. La fille du chef fit
mine de la croire, mais elle était persuadée que la visite de Sharle
dans sa tente n'y était pas étrangère.
— Une autre qui semble plus joyeuse, c'est Siléa. Elle ne nous a pas dit une seule méchanceté depuis le départ.
Cette dernière avait parfaitement perçu la remarque de Zanéa. Elle se tourna vers les deux amies avec un grand sourire :
— Si ça vous manque, je peux faire un effort pour vous faire plaisir.
Zanéa en resta bouche bée et Siléa reprit :
— Je n'aurais jamais cru qu'on pouvait te faire taire si facilement simplement en plaisantant !
La fille du chef prit la pique comme il se devait, avec humour :
— Et en plus, elle fait des plaisanteries maintenant !
Litak
éclata de rire, suivie par les deux autres. Mallog fut surpris de voir
les trois filles rire ensemble et son expression les fit rire de plus
belle.
Ils prirent le
chemin que les guerriers avaient emprunté lorsqu'ils étaient allés à la
recherche de Zanéa et Litak. En passant devant la hutte de Sharle, la
jeune métisse semblait si perdue dans ses pensées en contemplant
l'habitation sommaire, que Siléa compris de quoi il s'agissait :
—
C'est ici que le Général habite ? Quel genre d'homme est-ce donc ? Même
la hutte de Bratog est plus imposante... Sans vouloir te vexer Zanéa.
— Pas de problème. Il nous a dit qu'il était venu ici pour être seul.
Je suppose qu'il ne s'attendait pas à y recevoir une délégation
officielle du prestigieux clan de la Forêt Sombre.
Elle se mit à rire, mais le regard que lui lança Urog la calma immédiatement.
—
Ne prend pas ça comme une attaque envers toi, personne n'est assez fou
pour ne pas reconnaître ta valeur, mais avoue quand même que notre clan
n'est pas spécialement à ta hauteur.
— La valeur d'un clan dépend de la valeur de son chef ! Respecte notre père !
— Mais...
Garnox arrêta Zanéa, mais il s'adressa à Urog :
—
Oui, la valeur d'un clan dépend de celle de son chef, mais pas
seulement. Ton père est un grand chef et tout porte à croire qu'un jour
toi aussi, tu seras un grand chef. Mais notre clan est faible. Il n'est
plus ce clan fort et respecté qui a commencé la première Guerre des
Clans et ni toi ni ton père n'en êtes responsables.
Ils
cheminèrent alors en silence, laissant derrière eux le campement de
Sharle et ils longèrent les berges du grand lac. Ils durent remonter un
torrent pour trouver un gué qu'ils traversèrent en prenant garde de ne
pas mouiller leur marchandise, puis ils se dirigèrent vers l'éperon
rocheux qui leur faisait face. Avant d'entreprendre de le franchir, ils
prirent le temps de manger un peu. Litak vit Urog sortir de sa besace
des galettes de voyages comme celles de Sharle.
— Je vois que Anala a appris à préparer la nourriture des humains !
Urog sursauta comme un enfant pris la main dans le sac, ce qui fit rire les voyageurs.
— C'est pratique, nourrissant et bon. Aucune raison de refuser d'en manger sous prétexte que la recette vient d'un humain !
Zanéa
et Siléa trouvèrent des bosquets de frouges. La saison tirait sur sa
fin et les fruits étaient légèrement trop mûrs, mais elles en
cueillirent un panier plein qu'elles proposèrent au groupe. Litak nota
avec surprise que c'était la première fois qu'elle voyait les deux
jeunes filles travailler ensemble dans la bonne humeur.
Ils
remplirent leurs outres à un petit ruisseau avant de reprendre leur
progression. Ils entreprirent de gravir la barre rocheuse par ce qui
semblait être un chemin qui serpentait vers le sommet. Litak marchait
derrière avec Zanéa et Siléa, chacune étant surprise de si bien
s'entendre avec les deux autres. Zanéa, toujours aussi directe, demanda à
Siléa ce qui lui arrivait pour être d'aussi bonne compagnie.
—
C'est assez simple, lorsque nous avons quitté notre forêt, j'ai perdu
l'espoir de trouver un compagnon. Krax me plaisait bien, mais il ne
voulait plus de moi. Mais depuis que les gens de Valfond nous ont rendu
visite, j'ai compris que tout espoir n'était pas perdu. Les guerriers
qui sont venus avec les humains ne semblaient pas hostiles, bien au
contraire.
Zanéa ajouta avec un grand sourire :
— Et j'en ai même vu certains à qui tu devais plaire...
Litak acquiesça :
— Tu es belle, c'est normal que des jeunes guerriers s'intéressent à toi.
Elle perçut que la jeune orque était touchée par le compliment.
— Merci.
Après un instant de flottement, Siléa ajouta :
—
Bratog sait que je suis en âge de m'unir et que personne dans le clan
ne peut être mon compagnon. Il a donc proposé à mon père de m'emmener à
Valfond, au cas où...
Zanéa avait toujours le mot pour rire :
—
De toute façon, ceux de la Rivière Rouge ne sont que des rustres, ils
ne te méritaient pas. Mais ceux de Valfond... que peuvent-ils bien
valoir ? Personne ne les connaît vraiment...
Siléa en était bien consciente :
— Je sais, mais c'est toujours mieux que rien. J'espère juste qu'il y en aura au moins un qui me plaira.
Siléa aperçut des pieds de rétanes, ces racines succulentes. Ne connaissant pas la durée de leur voyage, elle décida d'en déterrer quelques-unes et Litak resta avec elle pour l'aider. Siléa s'éloignait un peu du chemin lorsqu'elle fut surprise par un crogna. Le prédateur de la taille d'un enfant pouvait se montrer redoutablement rusé et agressif même face à un guerrier. La jeune orque poussa un cri et tomba à la renverse en tentant de fuir. Litak releva la tête et elle comprit immédiatement la situation. Elle chercha une arme improvisée et trouva une branche morte au sol. L'animal l'observa, menaçant et, lorsqu'il jugea sa proie sans danger pour lui, il se jeta sur Siléa. Litak eut le temps d'asséner un violent coup à l'animal avant qu'il ne puisse mordre la jeune orque. Il roula au sol et se releva aussitôt, prêt à faire face. Il montra ses crocs acérés pour intimider la métisse qui tentait de refouler un sentiment de panique en brandissant sa branche face au crogna. L'animal chargea et saisit la branche dans sa gueule puissante. Chacun tirait sur la branche pour l'arracher à l'autre. Litak savait que si elle lâchait, elle perdrait le combat. Elle s'agrippait de toutes ses forces à la branche, mais fut surprise par la puissance du prédateur. Elle sentait qu'elle allait lâcher prise. Elle pensa à Sharle et se souvint qu'elle portait sa dague à sa ceinture. Elle lâcha sa branche d'une main, saisit la dague de l'autre et alors que le crogna réussit à arracher la branche de la main de Litak, celle-ci se jeta sur l'animal pour lui planter la lame de la dague dans le cou. Le crogna poussa un petit cri, tenta de se dégager et s'écroula dans un dernier spasme d'agonie.
Lorsque
Zartog et Ragox arrivèrent, suivis de près par Corg et Darlak, Litak,
tremblante, pointait toujours sa dague vers l'animal et Siléa était au
sol, prostrée, fixant Litak et la dépouille du prédateur. Les deux
novices jetèrent un regard admiratif à la fille de Corg. Darlak
interrogea le chasseur :
— Depuis quand l'entraînes-tu pour la chasse ?
Corg
qui semblait aussi surpris par sa fille que les autres, ne répondit
pas, mais Darlak connaissait la réponse. Il était reconnaissant envers
Litak d'avoir si bien protégé sa fille, aussi entreprit-il d'arracher
les crocs de la bête.
— Elle mérite son trophée...
Plus
tard, il les percerait afin d'en faire des pendentifs, comme en
recevaient tous les novices lorsqu'ils abattaient leur première proie.
Urog était arrivé avec le reste des voyageurs et après avoir analysé la
situation, il acquiesça.
Le groupe se remit en marche et Siléa garda le silence durant le long moment qu'il lui fallut pour se remettre de sa peur. De plus, l'attitude de Litak envers elle l'obligeait à changer complètement son point de vue sur l'étrange fille de Corg qu'elle avait toujours considérée comme la source du déclin de son clan. Peut-être était-ce le cas, mais maintenant, elle en était certaine, Litak n'en était pas fautive. Elle était courageuse, travailleuse et toujours humble. N'était-ce sa différence, elle serait une source de prestige pour le clan.
Ils
parvinrent au sommet de la barre rocheuse au milieu de l'après-midi.
Là, ils purent enfin voir la cité de Valfond. Les guerriers avaient déjà
vu des cités humaines, mais les novices et les trois filles furent
stupéfaites par sa taille, par ses puissants remparts et par l'imposant
palais au bord du lac. Urog parut dédaigneux :
— Je pensais que ce serait plus grand.
Ragox était sidéré :
— Plus grand ? Mais c'est gigantesque ! Je n'ai jamais vu de clan aussi grand que ça !
Le colosse sourit.
—
Oui, c'est beaucoup plus grand qu'un clan, mais ce que nous voyons là,
c'est une nation entière. Ils ont un territoire relativement vaste, mais
nous n'avons pas encore croisé ces gens. Pas de villages, pas de
cultures comme nous en avons vu si souvent sur les Belles Landes. J'ai
toujours pensé que le Général était à la tête d'une nation puissante.
Mais en fait, c'est vraiment petit.
Martog jugea utile de préciser :
—
Ce que nous voyons là n'est qu'une partie de Valfond. Il y a une autre
grande cité aux pieds des montagnes, au bout d'un long canyon. Je crois
qu'il y a aussi quelques villages dans les montagnes.
Il montra une mosaïque de rectangles de verts différents plus haut dans la vallée qu'ils dominaient :
— Regardez, là, il y a des champs cultivés ! Nous allons probablement bientôt croiser du monde.
Litak observait et écoutait attentivement. Elle découvrait le monde de Sharle et elle admirait ce que les humains étaient capables de construire. Le monde des orques ne disposait que d'une seule cité équivalente : Babunta. Les humains en avaient bâti des dizaines et elle comprenait maintenant à quel point cette espèce était puissante.
Ils
descendirent vers la vallée sans encombre en suivant le même sentier à
travers bois. Lorsqu'ils sortirent du couvert des arbres, ils
découvrirent un petit hameau que la montagne leur cachait lorsqu'ils
étaient au sommet. Les humains et les orques qui travaillaient dans les
champs, furent surpris par l'apparition soudaine de ces orques dont les
vêtements trahissaient l'origine étrangère. Ils réagirent assez vite et
un enfant se mit à courir vers le village. Urog comprit immédiatement de
quoi il retournait :
— Ils l'ont envoyé chercher des renforts.
Zartog ne comprenait pas cette réaction :
— Mais nous ne sommes pas venus nous battre !
— Non, bien sûr, mais ils ne nous connaissent pas et nous sommes des étrangers. Nous aurions fait de même.
— Alors, on fait quoi ?
Martog proposa une ligne de conduite :
— On s'approche calmement et s'ils paniquent ou s'ils deviennent agressifs, on s'arrête et on attend qu'ils viennent discuter.
Ils
avancèrent encore un peu vers les cultivateurs, quand sur un signe d'un
homme d'âge mûr, trois orques et quatre hommes vinrent à leur
rencontre, leurs outils en mains : pelles, faucilles, longs bâtons
articulés, fourches. Ce n'étaient pas des armes de guerre, mais Litak
comprit qu'ils étaient prêts à s'en servir s'ils devaient se défendre et
que ces outils pouvaient être des armes redoutables. Un orque les
interpella :
— Qui êtes-vous et que venez-vous faire sur les terres de Valfond ?
Garnox demanda à Corg de répondre en langage humain, afin que tous puissent comprendre la réponse.
— Salutations. Je suis Corg et nous sommes du clan de la Forêt Sombre,
nous nous sommes installés à deux vallées de là avec l'autorisation du
seigneur Jehan. Nous allons à la cité de Valfond pour y faire du troc.
La réponse de Corg prit les gens de Valfond au dépourvu et Corg continua :
— Nous autorisez-vous à traverser votre village ?
L'orque sembla se détendre.
— Je suis Pertog, du village de Petite Vallée. Nous avons fait appeler Larnax, le chef du village. Ce sera à lui d'en décider.
L'un des cultivateurs réussit à détacher son regard du colosse qui lui
faisait face et il remarqua la présence de Litak. Stupéfait, il fit
signe à l'interlocuteur pour la lui montrer. Celle-ci, se sentant
soudain devenir le centre d'intérêt et percevant parfaitement la tension
que la situation avait créée, ne savait plus où se mettre. Elle fit de
son mieux pour se cacher derrière Zanéa et Siléa, mais cela était
désormais inutile.
L'orque de Valfond fit de son mieux pour cacher
sa surprise. Sa curiosité était forte, mais la présence de ces
étrangers, dont au moins cinq guerriers à l'aspect redoutable, lui
imposait un minimum de tact. Il décida d'attendre calmement l'arrivée
des renforts.
Une vingtaine d'orques et d'hommes, armés, eux aussi, de fourches et autres outils agricoles, arrivèrent du village au pas de course. Un orque d'âge mûr était à leur tête. Il était d'aspect fruste, mais digne, même si la vitesse à laquelle il était venu jusque-là semblait l'avoir bien essoufflé. Constatant qu'il n'y avait pas de danger immédiat, il fit ralentir l'allure.
— Je suis Larnax du village de Petite Vallée. Que venez-vous faire par ici ?
Corg reprit son discourt :
— Salutations. Je suis Corg du clan de la Forêt Sombre. Nous nous rendons à la cité de Valfond pour y faire du troc.
— Donc vous n'avez pas de mauvaises intentions ?
La patience de Corg commençait à être mise à l'épreuve.
— Si nous avions voulu vous envahir, je crois que nous aurions vu un
peu juste comme armée. Nous voulons simplement faire du troc. Le
seigneur Jehan a eu la gentillesse de nous accepter sur son territoire
et nous n'avons pas l'intention de nous comporter comme des pillards.
Larnax n'était pas encore convaincu. Il désigna les haches des guerriers :
— Pourquoi ces armes ?
— Pour assurer notre protection. Nous ne connaissons pas bien ce
territoire, nous ne savions pas ce que nous allions rencontrer. Toujours
est-il que ces armes nous ont permis de vous débarrasser d'un crogna
qui rodait dans la montagne.
Darlak tendit les crocs de l'animal à
la vue du chef du village qui eut une peur rétrospective devant ces
reliques : les enfants du village allaient souvent dans la montagne pour
y faire paître des glapis laineux, qui sait ce qui leur serait arrivé
si le prédateur les y avait trouvés ? Il devint moins méfiant et Litak
perçut une pointe de reconnaissance.
— Quel valeureux chasseur devons-nous remercier ?
Darlak devança Corg :
— Litak être.
Il désigna la petite métisse qui aurait bien aimé pouvoir disparaître
dans l'instant. Larnax détacha son regard des guerriers et remarqua
enfin la fille de Corg. Il ne chercha pas à cacher sa surprise :
— Mais... Qui est-ce ? Nous n'avons jamais vu personne comme elle par ici.
Litak s'aperçut qu'elle n'avait pas envisagé cette éventualité et
pourtant, il lui semblait maintenant évident que cela devait se produire
et se produirait encore souvent une fois arrivés à Valfond. Elle
n'aimait pas ça, mais elle prenait conscience qu'elle ne pourrait pas se
cacher éternellement à présent qu'ils s'étaient installés sur ces
terres. Corg, lui, s'attendait à ce genre de question et il répondit le
plus naturellement possible :
— Litak est ma fille.
— Mais... Ce n'est pas une orque.
— Elle est ma fille, elle est donc à moitié orque et sa mère est humaine.
Larnax avait l'air si surpris que sa mâchoire semblait vouloir tomber par terre.
— Mais... C'est impossible...
— Non, c'est Litak, mais il est vrai qu'elle est parfois impossible.
Elle faillit s'offusquer de cette remarque de son père, mais elle s'aperçut que ce trait d'humour avait détendu l'atmosphère.
Les villageois finirent par sympathiser avec les membres du clan et ils leur expliquèrent comment se rendre à Valfond, ainsi que l'emplacement du marché de troc. Garnox promit de leur rendre visite à leur retour, ce qui n'engageait à rien puisque de toute façon, il ne connaissait pas d'autre chemin pour rentrer chez eux.
Ils arrivèrent en vue de la cité au crépuscule. Un petit fort leur barrait encore l'accès au pont qui permettait de franchir l'énorme torrent par lequel le lac se déversait dans le canyon. Martog avait pourtant décrit l'endroit à de nombreuses reprises et Litak avait toujours pensé qu'il exagérait ses descriptions, mais le paysage spectaculaire qui se dévoilait à ses yeux lui montrait qu'en fait, il n'avait jamais réussi à en donner toute la mesure. Ce que les guerriers appelaient un petit fort lui semblait être une forteresse inexpugnable, l'énorme torrent qui passait sous le pont disparaissait juste après en une cascade dont le bruit couvrait les paroles, avalé dans un nuage d'écume et de fureur par le canyon sombre aux parois acérées qui semblaient vouloir déchiqueter quiconque passerait à leur portée.
Garnox décida de camper près d'un petit ruisseau. Il ne tenait pas à se retrouver enfermé entre ces murailles lorsque la nuit serait tombée.
Litak fut réveillée par le bruit. Lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle vit une foule sortir de la cité et pratiquement autant de gens y entrer. Et pourtant, il allait encore leur falloir passer le petit fort qui barrait le passage vers Valfond.
Au petit matin, ils récupérèrent leurs affaires et reprirent leur route. Ils arrivèrent rapidement aux portes du châtelet où des soldats montaient la garde. Litak perçut une grande tension chez les guerriers. Ils n'avaient pas l'habitude de voir des hommes en armes ailleurs que sur un champ de bataille et toute leur expérience leur indiquait que le danger était manifeste. Ils franchirent néanmoins les portes sans encombre, mais la métisse s'aperçut qu'un soldat les observait d'une manière étrange. Au bout de quelques secondes, il fit signe à d'autres soldats qui vinrent à leur rencontre, lances à la main. Les guerriers affermirent leur prise sur le manche de leur hache et Litak comprit que la situation pouvait dégénérer à tout instant.
Un
homme dont l'uniforme était légèrement différent des autres leur fit
signe de s'arrêter. Les soldats se placèrent en arc de cercle autour
d'eux, lances pointées sur le groupe.
— Qui êtes-vous et que voulez-vous ?
Sur un signe de Garnox, Corg répondit :
— Salutations, je suis Corg et nous sommes du clan de la Forêt Sombre. Nous venons faire du troc.
— Vous n'êtes pas citoyens de Valfond ?
— Non, nous sommes des orques libres.
— D'où venez-vous ?
— Nous nous sommes installés dans une vallée qui borde le lac. Le
Seigneur Jehan est venu en personne nous rencontrer et nous autoriser à
rester.
L'homme semblait sceptique. Il envoya un soldat chercher le
capitaine de la garde. Quelques instants plus tard, un orque en uniforme
apparut. Mallog glissa à Zanéa le plus discrètement possible :
— Ces guerriers vêtus comme des humains, je ne m'y ferai jamais.
Malgré ses efforts pour être discret, le capitaine avait perçu la remarque du jeune guerrier :
—
Et pourtant Mallog, il faudra t'y habituer si tu comptes entrer dans la
cité. Nous sommes nombreux au service du seigneur Jehan.
Mallog fut stupéfait de constater que le capitaine le connaissait et celui-ci semblait s'amuser d'avoir déstabilisé le groupe :
—
Je suis Torbak, capitaine de la garde de Valfond. Je faisais partie du
détachement qui est venu vous rendre visite avec les seigneurs Jehan et
Sharle. Nous sommes nombreux à nous souvenir de Mallog, fils de Martog,
le plus jeune guerrier du clan.
Martog jeta un regard noir à son fils, puis il se tourna vers Torbak :
—
Pardonne mon fils, il est brave, mais encore vide d'expérience et j'ai
l'impression qu'il lui faut encore apprendre à se taire.
— Quant à
moi, je vous prie de pardonner le zèle de mes hommes. Ils n'ont pas
l'habitude de rencontrer des orques des clans. Vos marchands ont plutôt
l'habitude d'aller à Bout du Val pour y mener commerce.
Le capitaine se tourna alors vers Garnox :
— Tout est en ordre, vous pouvez y aller.
Il aperçut Siléa et ajouta :
— S'il vous faut un guide, je me propose de vous accompagner dans la cité.
Darlak n'appréciait pas que ce capitaine fasse les jolis cœurs devant sa fille :
— Merci, mais nous avons toutes les indications pour trouver le marché de troc.
Torbak semblait déçu.
— Dans ce cas, il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne journée et un commerce profitable.
Lorsqu'ils parvinrent à la sortie du fortin, Zanéa fit un clin d'œil à Siléa :
— En voilà déjà un qui semble conquis... La pêche va être bonne !
Darlak grogna. Il devait bien admettre qu'il avait emmené sa fille pour
qu'elle puisse rencontrer des jeunes guerriers de son âge, mais jamais
il n'avait imaginé qu'elle puisse attirer les prétendants aussi
aisément.
En approchant de la petite fortification, Litak commença à percevoir comme un bruit de fond indéfinissable, comme si des centaines d'orques disaient en même temps le même mot, sauf qu'il ne s'agissait pas d'orques. Ce qu'elle percevait n'avait rien de naturel et elle en éprouva un certain malaise.
Ils franchirent les portes du châtelet et Litak eut un mouvement de panique : ils se trouvaient sur le pont qui enjambait le torrent venant du lac. Mais ce torrent n'avait rien à voir avec celui de leur vallée. Ici, il faisait une centaine de mètres de large, le courant était tumultueux, puissant et juste après le pont, le torrent disparaissait dans un vacarme terrible. Si jamais le pont cédait, ceux qui s'y trouvaient périraient assurément. Elle observa les passants qui allaient d'un pas tranquille et après un effort colossal, elle reprit ses esprits, en se disant qu'après tout, si les autres ne voyaient là aucun danger, elle devrait bien pouvoir traverser ce pont. Elle se fit violence et avança en fixant son regard loin devant et en essayant de faire abstraction du torrent. Au milieu de la traversée qui lui sembla durer une éternité, le bruit de fond qu'elle percevait lui sembla plus intense, pour diminuer à mesure qu'elle approchait de l'autre berge. C'est avec un grand soulagement qu'elle parvint à l'extrémité du pont, où elle pressa le pas pour mettre rapidement le plus de distance entre elle et l'eau.
Ils
arrivèrent enfin aux portes de la cité. Corg et Urog observaient les
murailles comme s'ils devaient y mettre siège. Les remparts mesuraient
une dizaine de mètres de haut, ce qui semblait être la norme pour ce
genre de construction. Mais contrairement à ce qui se faisait aux Belles
Landes ou à Centre Monde, les tours n'étaient pas circulaires, mais en
pointe de flèche. Cela était si inhabituel à leurs yeux, qu'ils se
demandèrent quelle pouvait être la raison de cette disposition. Garnox
tenta d'imaginer comment il s'y prendrait pour attaquer ces murs et il
s'aperçut rapidement que quelle que soit l'approche envisagée, il ne
trouvait aucun angle mort pour accéder aux murs en toute impunité.
Chaque pan de mur était couvert par une autre partie des remparts. De
plus, il apercevait des armes de jet en haut des fortifications et il
dut reconnaître qu'il faudrait être prêt à perdre de nombreux guerriers
rien que pour pouvoir accéder aux pieds de ces murs, avant même de
pouvoir s'y attaquer.
— Ceux qui ont bâti cette cité savaient
comment la défendre. Heureusement que Hekox n'a pas décidé d'attaquer
Valfond durant la guerre. Les nôtres s'y seraient fait massacrer avant
même de pouvoir égratigner ces pierres.
Corg était du même avis :
—
Encore aurait-il fallu que nous puissions atteindre la sortie du
canyon. Je suppose qu'une dizaine d'hommes pourraient y stopper toute
une armée sans aucun souci.
Litak était attentive aux commentaires des guerriers, ne perdant aucune occasion de mieux comprendre ce peuple original.
Ils arrivèrent à l'entrée de la cité, une porte monumentale au fond d'un long couloir surplombé par deux hauts murs. Litak se sentait oppressée par ses murs et elle imaginait qu'une armée qui tenterait de forcer le passage se ferait tailler en pièces dans ce couloir. Elle observa les novices et les sentit à la fois inquiets et admiratifs. Le peuple de Sharle n'était peut-être pas une grande nation, mais ils semblaient disposer de moyens de se défendre, même contre toutes les armées de la nation orque. Lorsqu'ils franchirent les portes, ils ne furent pas encore dans la ville. Ils durent encore progresser entre de hautes murailles et la route pouvait leur être barrée par de nombreuses grilles, herses, portes et ponts-levis. Toute cette manifestation de puissance militaire, certainement destinée autant à stopper l'agresseur qu'à le dissuader d'attaquer, fit place à la ville, grouillante de vie, de bruits et de couleurs. Les membres du clan, émerveillés, regardaient de tous côtés, comme s'ils voulaient fixer dans leur mémoire chaque détail qui s'offrait à eux. Ils progressèrent le long d'une grande artère commerciale et tous leurs sens étaient sollicités, comme rarement ils l'avaient été : de nombreux étals s'alignaient le long des habitations, tissus chatoyants, parfums capiteux, nourriture appétissante et variée, conversations humaines et orques et, chose inimaginable pour les jeunes du clan, des saltimbanques qui proposaient un spectacle de rue avec musique, jonglages et acrobaties, défiant la compréhension de ceux qui n'avaient jusque-là connu que la vie au sein d'un clan, où les activités avaient toujours un caractère utilitaire : nourrir, loger, protéger.
Ils suivirent les indications de Larnax et parvinrent à la place centrale. Là, de nombreux étals étaient posés à même le sol : fourrures, objets manufacturés, fruits et légumes, viandes séchées. Le marché de troc. Martog installa leurs peaux tannées sur un emplacement libre, entre des pots de terre cuite et des paniers de piares. Corg discuta un peu avec le marchand de pots et Urog s'en alla avec Ragox et Trogak, pour chercher des vendeurs de métaux ou de minerai. Siléa et Zanéa eurent l'autorisation de parcourir ce marché, mais Bratak leur imposa la présence de Mallog, qui fut bien heureux d'en profiter pour découvrir un peu cette cité. Litak n'avait pas envie de se montrer à toute cette foule. Elle resta le plus discrètement possible en compagnie de son père, de Martog, Bratak et Garnox. La journée avançait tranquillement et même si les gens affirmaient que les peaux étaient de piètre qualité, Litak comprit qu'il s'agissait d'une sorte de jeu où chacun tentait de déprécier la marchandise de l'autre pour tirer le meilleur parti de sa propre production. Elle percevait chez ceux qui s'arrêtaient à leur étal une certaine admiration pour leurs produits et un grand plaisir à marchander. Elle s'aperçut que Martog se défendait très bien à ce jeu et que son père n'était pas en reste.
Un marchand vint discuter avec Martog pour échanger des peaux contre des tissus comme Litak n'en avait jamais vu : colorés, si souples et doux au toucher qu'on aurait dit une caresse. Les deux commerçants prenaient un plaisir évident à négocier, chacun défendant âprement son intérêt. Bientôt, un attroupement se fit autour de leur étal. Pernito, le marchand de tissus était connu pour être l'un des meilleurs au jeu du troc, était face à quelqu'un d'aussi doué que lui et nombre de marchands voulaient assister au spectacle. Litak se tenait en retrait, aussi fascinée par le marchandage qu'inquiète de voir l'attention de tant de gens se porter sur eux.
Elle perçut soudain une nouvelle tension qui agitait la foule. Les gens se poussaient pour laisser quelqu'un approcher. Et elle le vit : Sharle se présentait devant Martog et Corg. La joie de le revoir fut de courte durée. Il donnait le bras à une jeune femme de toute beauté - l'attitude des autres hommes montrait que tous étaient sous le charme. Elle était vêtue d'une robe somptueuse et son maintien altier trahissait ses prestigieuses origines. Mais pire que tout, tout dans son attitude montrait l'intérêt évident qu'elle portait à Sharle. Sa façon de le regarder, de rire à chacune de ses plaisanteries. Elle cherchait manifestement à lui plaire.
Sharle s'approcha de Corg :
— Je suis heureux de vous voir à Valfond. Je vois que le commerce est florissant.
— C'est un plaisir pour nous de visiter votre cité.
Sharle se tourna vers la jeune femme :
— Bessilla, je vous présente Corg, Martog, Bratak et Garnox, second du clan de la Forêt Sombre.
Litak remarqua un imperceptible mouvement de recul de la jeune femme lorsqu'elle comprit qu'il s'agissait d'orques libres.
Sharle continua les présentations :
— Garnox, Corg, Martog, Bratak, je vous présente Bessilla de Val aux Mines, en visite à Valfond.
Les guerriers firent le salut traditionnel et Litak perçut comme un froid glacial lorsque Bessilla leur rendit leur salut.
Sharle prit conscience de la présence de Litak. Il entraîna la jeune femme à sa rencontre :
— Bessilla, je vous présente une personne exceptionnelle à bien des
égards : Litak, la courageuse fille de Corg du Clan de la Forêt Sombre.
Sharle regardait Litak avec un sourire chaleureux, il ne remarqua pas la grimace de dégoût de Bessilla.
— Litak, je te présente Bessilla de Val aux Mines.
La petite métisse salua la jeune femme, aussi solennellement que la
tradition des clans l'exigeait, mais jamais Bessilla ne lui rendit son
salut.
Urog revint à
leur étal et Litak vit Bessilla blêmir à la vue du colosse. Urog
s'entretint un moment avec Garnox, l'air déçu, puis Garnox s'approcha de
Sharle. Bessilla s'approcha de Litak et lui demanda de lui montrer ces
peaux qui avaient l'air d'attirer tant de convoitise. Lorsqu'elles
furent à l'écart, la jeune femme saisit Litak par le bras et la petite
métisse eut l'impression qu'elle voulait lui planter ses griffes dans la
peau. Bessilla lui dit avec un sourire glacial :
— J'ai vu comment
tu oses le regarder sale monstre. N'y pense même pas, cet homme est à
moi. Tu n'es pas de taille. Que pourrait bien lui offrir un animal comme
toi ?
Sur ce, elle abandonna Litak à ses peaux et retourna auprès
de Sharle, lui saisissant le bras de la manière la plus douce qui soit.
Mais ce que Litak avait perçu de la superbe jeune femme n'avait rien de
doux, bien au contraire. Pourtant, ce qui blessait le plus la fille de
Corg n'était pas de se faire traiter de monstre, elle en avait
l'habitude, mais c'était de voir cette harpie au bras de Sharle, qui se
comportait comme le plus féroce des narzal défendant son territoire.
Litak
n'avait pourtant pas l'intention de se laisser impressionner aussi
facilement. Elle s'approcha de Garnox en grande conversation avec Sharle
:
— Nous cherchons du métal ou du minerai, nous pouvons payer avec nos peaux, mais Urog n'en a pas trouvé sur ce marché.
Sharle semblait vouloir aider le clan.
— De quelle quantité avez-vous besoin ?
— Il nous faut renouveler nos outils et nos armes. Nous savons
travailler le métal, mais nous ne savons pas où nous en procurer.
Sharle réfléchit un instant :
— Je viendrai vous voir dans vingt jours lors d'une patrouille de
frontière. J'amènerai du métal, –il lança un sourire chaleureux à
Martog– et nous en profiterons pour voir si je négocie aussi bien que
votre maître du troc.
Il se tourna vers Litak et elle sentit une bouffée de chaleur l'envahir.
— Ce fut un plaisir de te revoir.
Le sourire qu'elle lui rendit était sans équivoque :
— Pour moi aussi, ce fut une joie.
À cet instant, elle perçut une explosion de haine provenant de
Bessilla. Sharle afficha une expression de surprise. Litak savait qu'il
l'avait, lui aussi, perçue.
Sharle et Bessilla les quittèrent et Litak se sentit observée par ses compagnons. Son père brisa le silence :
— Qu'est-ce que tu as fait à cette humaine pour qu'elle te haïsse à ce point ?
— Rien. Elle croit que je veux lui voler Sharle.
Elle poursuivit pour elle-même :
— Mais il ne lui appartient pas.
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