Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXI
XXI
Cela faisait maintenant treize jours que Tilou avait prétexté s'être blessé durant sa partie de chasse pour ne pas aller travailler à la forge. Treize jours pendant lesquels il avait veillé sur sa patiente, s'appliquant à faire baisser sa température, à la nourrir du mieux possible – il ne connaissait pas le régime alimentaire des elfes, tout juste avait-il entendu un jour que ces créatures ne consommaient jamais de viande. Treize jours aussi durant lesquels il l'avait contemplé, s'émerveillant de la finesse et de la beauté de ses traits, de son apparente fragilité. Il en venait à se demander comment, sous son apparente douceur, elle pouvait se montrer aussi redoutable combattante.
Alors
qu'il tentait de vérifier le bon fonctionnement de sa machine et d'en
faire de meilleurs réglages, il entendit pour la première fois l'elfe
soupirer. Il s'approcha d'elle, son tournevis toujours en main. Il avait
l'impression qu'elle allait se réveiller et il s'en réjouissait. Elle
ouvrit une première fois de grands yeux à l'étonnante couleur vert
émeraude qu'elle referma presque aussitôt. Elle bougea légèrement,
comprimant sa côte cassée, ce qui lui arracha une petite grimace de
douleur. Elle ouvrit à nouveau les yeux et émergea enfin avec
difficulté. Il lui sourit :
– Bienvenue chez les vivants.
Elle
tourna les yeux vers lui et paniqua aussitôt. Elle se leva pour tenter
de s'enfuir, mais la douleur fulgurante que lui infligea sa jambe cassée
la fit défaillir. Tilou la rattrapa de justesse avant qu'elle ne
s'effondre. Il la reposa délicatement sur le lit :
— Doucement, tu as une jambe cassée et une côte aussi.
Elle reprit ses esprits, mais elle semblait toujours aussi terrorisée. Il se recula en lui montrant bien ses mains :
— Ne t'inquiète pas, je ne te veux aucun mal.
Le jeune homme n'avait pas l'air agressif, mais elle avait compris
qu'elle était sérieusement blessée, et ses possibilités de fuir s'en
trouvaient sérieusement réduites. Elle examina rapidement la pièce.
L'endroit était sinistre à ses yeux. Les murs étaient de pierres sèches,
la lumière du jour lui paraissait violente et froide. Elle en déduisit
qu'elle n'était plus dans sa forêt, mais chez les humains. Cette simple
conclusion la désespérait. Elle lui lança un regard froid, dur et
déterminé :
— Plutôt mourir que d'être ton esclave.
Tilou
fut surpris par ces propos. La voix était douce et claire, le ton était
posé, mais ferme. Après un instant, il lui sourit gentiment :
—
Inutile d'en arriver là. Je ne suis pas allé te rechercher au fond de
cette rivière pour te laisser mourir maintenant. Et puis, regarde autour
de toi. Je n'ai pas les moyens d'avoir une esclave. Pour ce qui est de
te retenir ici contre ta volonté... Je ne m'y risquerai pas. Je t'ai vu
affronter ces affreuses créatures.
L'argument lui sembla logique,
mais elle ne baissa pas sa garde pour autant – elle avait entendu parler
de vente d'esclave chez les humains.
Ses derniers souvenirs lui revinrent alors violemment à l'esprit. Passé le choc, elle se tourna vers le jeune homme :
— Je devrais être morte.
Il s'approcha doucement :
— Il s'en est fallu de peu.
Elle se raidit, il s'immobilisa là où il était.
— Depuis combien de temps suis-je ici ?
— Cela fait treize jours. Les trois premiers ont été critiques, mais tu t'es accrochée.
La situation lui paraissait incohérente :
— Pourquoi m'as-tu sauvée ? Nous sommes ennemis.
Il fixa le sol un peu honteux :
— Pour tout te dire, je te croyais déjà morte. J'étais déjà au bord de la rivière...
Il se dépêcha de préciser :
— ... de notre côté... Lorsque tu es arrivée avec ces... créatures qui
te poursuivaient. Au début, j'ai cru que tes semblables venaient
m'attaquer... Alors, je me suis caché. J'ai vu ce qui s'est passé.
Sincèrement, j'ai cru qu'ils t'avaient tuée, mais je me suis dit que tu
méritais une sépulture plus digne que ce lit de rivière. Alors, je suis
allé te chercher.
Elle ne comprenait toujours pas :
— Pourquoi as-tu risqué ta vie pour une elfe ? Les humains tuent les elfes. Ils ne les sauvent pas.
Interloqué par cette dernière remarque, il resta sans voix, le temps de
comprendre que le point de vue de son hôte, bien qu'étrange à ses yeux,
n'en était pas pour autant faux. Il se ressaisit :
— Je n'ai pas
vraiment risqué ma vie. Les monstres étaient déjà partis. Et puis à ce
moment-là, je ne savais pas encore que tu étais une elfe. Je croyais que
tu étais humaine. Il faisait nuit, et je n'y voyais plus très bien.
Elle le fixa intensément :
— M'aurais-tu aidée si tu avais su que je n'étais pas humaine ?
La question ne le surprit qu'à moitié. Il se l'était posée plusieurs
fois ces derniers jours. N'osant affronter son regard, il lui répondit
simplement :
— Je ne sais pas. Peut-être. Pourquoi ai-je cru que tu
étais humaine ? Il aurait été plus logique dès le départ de penser que
tu étais bien une elfe. Ce dont je suis certain en revanche, c'est que
je ne regrette pas de l'avoir fait.
Ils se fixèrent quelques instants avant qu'il ne rajoute :
— Au fait, je ne me suis pas présenté : Je suis Tilou, apprenti forgeron, de Vertpré.
Elle semblait perplexe, aussi jugea-t-il bon de préciser :
— C'est le nom de notre village.
À son regard interrogatif, elle comprit ce qu'il attendait :
— Je suis Naëwen de Nelandir.
Il lui sourit alors franchement :
— Naëwen de Nelandir, je suis ravi de faire enfin ta connaissance.
Elle ne savait pas encore si elle pouvait lui faire entièrement confiance. Elle se contenta donc d'être polie :
— Tilou de Vertpré, je te dois la vie et je t'en suis reconnaissante.
Le jeune homme s'inclina :
— Ce fut un honneur.
Elle se contenta de lui répondre par un chaleureux sourire, et son
visage, déjà ravissant, s'illumina soudain. Il n'osait rompre la magie
de l'instant, mais il lui fallait savoir :
— Quelles étaient ces créatures qui t'ont attaquée, et pourquoi l'ont-elles fait ?
Son sourire s'effaça, laissant place à une sombre tristesse :
— Ce sont des trolls. Nous sommes en guerre avec eux depuis huit ans.
Jusque-là, nous avions toujours pu les contenir. Mais lorsque tu m'as
trouvée, ils venaient d'attaquer et de détruire Nelandir. Jamais nous
n'aurions pensé devoir subir une attaque de leur part si loin de leur
territoire.
Elle baissa la tête :
— Je crains que même la puissante Tirwendel ne soit désormais plus en mesure de les repousser.
La porte s'ouvrit soudain et Alnard apparut sur le seuil de la maisonnette :
— Bonjour ! Tu ne devineras jamais ce...
Il se figea en voyant Naëwen assise sur le lit. Il porta
instinctivement la main à son épée. L'elfe paniqua en comprenant qu'elle
avait affaire à un guerrier. Elle porta machinalement sa main à sa
ceinture, sans y trouver sa dague. Elle chercha alors du regard une
autre sortie et commença à se relever. Tilou se précipita vers elle et
lui prit la main :
— Ce n'est rien, c'est Alnard, un ami. Il sait depuis le début que tu es ici.
Elle se figea, mais la panique se lisait encore dans son regard. Avec
la plus grande douceur, il posa ses mains sur les joues de Naëwen pour
attirer son regard sur lui :
— Il ne te fera rien. Je te le promets.
Lorsqu'il la sentit enfin se détendre un peu, il se releva, ouvrit une
armoire et en sortit une dague dans son fourreau. Il la lui tendit :
— Voici ton arme, celle que tu tenais dans ta main lorsque je t'ai repêchée. Elle est à toi, je te la rends.
Il la posa sur les genoux de Naëwen, surprise :
— Un bien bel objet ! Et c'est le forgeron qui parle.
Alnard explosa :
— Tu es devenu fou ? Elle va te tuer ! C'est ce que tu veux ?
— Elle ne tuera personne ici.
Tilou la fixa droit dans les yeux, elle inclina la tête pour acquiescer.
Le jeune homme se dirigea vers son ami et posa calmement sa main sur
celle de Alnard qui avait commencé à sortir son épée du fourreau :
— Toi non plus, tu ne tueras personne ici.
Alnard rengaina son arme à contre cœur :
— Ces créatures ont tué ton père, tu te souviens ?
— Je ne l'ai pas oublié. J'ai eu treize jours pour y réfléchir. Mais
mon père était un soldat. Il a participé à de nombreuses batailles. Qui
sait combien d'elfes sont morts à cause de lui ? Il faut bien que cela
cesse un jour, tu ne crois pas ?
Tilou
tira son ami vers l'elfe. Le jeune soldat tenta de résister, mais le
regard sévère que lui lança l'apprenti forgeron le poussa à se laisser
faire.
— Alnard, je te présente Naëwen de Nelandir. Naëwen, je te
présente Alnard, vaillant soldat de la garde, ami des forgerons et
farouche adversaire des elfes qu'il rencontre pour la première fois.
Il avait prononcé ces derniers mots avec emphase, tout en faisant un clin d'œil à Naëwen.
Le flagrant décalage entre le ton, le sourire de Tilou et la mine déconfite du jeune soldat fit rire l'elfe.
Lorsque tous furent détendus, le jeune forgeron se tourna vers Naëwen un peu plus sérieux :
— Je suis désolé de te demander ça, mais Alnard est un soldat. Je pense qu'il doit entendre ton histoire.
À
mesure qu'elle relatait les faits principaux de la guerre des elfes
contre les trolls, ainsi que la chute de Nelandir, Tilou comprit les
raisons de l'apparente paix qu'ils vivaient depuis maintenant une
dizaine d'années. Les elfes avaient fort à faire avec un nouvel
adversaire, redoutable et déterminé. Il s'aperçut également qu'elle
cachait volontairement certaines informations, sans pour autant en
comprendre la nature exacte. Il estima cependant qu'elle était dans son
droit. Après-tout, leurs deux peuples étaient toujours officiellement en
guerre.
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