Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXIII
XXIII
Lorsque Shack'Gan et
Lak'Mor arrivèrent à Nelandir, la nuit était déjà tombée. Rol'Taar
s'approcha d'eux, l'air inquiet et irrité à la fois :
— Où étiez-vous passé ? Un coureur est arrivé. Il a déjà parlé à Zol'Kor et il a demandé après toi.
— Que veut-il ?
Le guerrier s'énerva :
— Comment veux-tu que je le sache ? C'est à toi qu'il veut parler, pas à moi.
Il poussa Shack'Gan vers la tente de commandement sans ménagement.
Là, Zol'Kor faisait les cent pas autour du coureur. Il releva la tête lorsque le mage franchit le seuil :
— Te voilà enfin ! J'étais sur le point d'envoyer des patrouilles à ta
recherche ! Qu'est-ce que tu faisais en dehors de la cité ?
Le mage observa le coureur quelques secondes avant de daigner répondre :
— Ne pourrais-tu pas laisser notre ami se reposer au lieu de tourner autour de lui comme un oiseau de proie ?
Sans même attendre la réponse du guerrier, il invita le coureur à
s'asseoir et il fit apporter de l'eau et de la nourriture. Ensuite
seulement, il se tourna vers Zol'Kor :
— La disparition de cette elfe semblait vraiment t'embêter, alors nous sommes retournés sur place pour tenter de comprendre.
— Et alors, vous savez ce qui s'est passé ?
— Nous avons traversé la rivière loin en aval, puis nous sommes
remontés le long du cours d'eau. Nous n'avons pas retrouvé son corps.
Rol'Taar qui ne voulait pas laisser à Zol'Kor le rôle de chef local, fit mine de s'intéresser à la conversation :
— Et alors ? Elle est morte ?
— Avec tout ce qu'elle a subi, il n'y a aucune raison qu'elle ne le soit pas. Mais nous ne l'avons pas retrouvée.
Zol'Kor réfléchit quelques secondes :
De toute façon, nous n'avons pas le temps de nous occuper de ça.
Il se tourna vers le coureur et lui fit un signe de la tête :
— Il a des nouvelles à nous donner.
Le messager se leva :
— Ort'Kan demande à la horde de se regrouper à Tirwendel. Il veut
lancer la dernière bataille. Seuls quelques guerriers peuvent rester à
Nelandir pour garder la cité.
Il se tourna vers Shack'Gan :
— Tous les mages doivent se rendre là-bas. La victoire en dépend.
Rol'Taar eut soudain l'air trop soulagé pour ne pas paraître suspect :
— Bien, puisque mes guerriers ont conquis cette cité, je vais rester avec eux pour y assurer la sécurité.
Zol'Kor le regarda, les yeux plissés comme des fentes, puis il lui répondit avec un sourire de carnassier :
— Non, tu vas venir avec nous. La horde a besoin de grands conquérants comme toi. Tu nous seras précieux à Tirwendel.
Rol'Taar tenta de faire bonne figure, mais tout son corps exprimait l'abattement.
Zol'Kor ajouta :
— Prépare tes guerriers, nous partons demain au lever du soleil.
Zol'Kor
avait décidé de ne pas faire de pose, afin d'arriver au plus vite au
rassemblement de la horde. Shack'Gan leva les yeux vers le ciel. Le
soleil était au zénith. Un mouvement étrange attira son attention.
Certaines branches basses semblaient bouger sans aucune logique. Le mage
fit signe à Lak'Mor d'observer et de se préparer à toute éventualité.
Quelques secondes plus tard, ils entendirent le sifflement
caractéristique d'une flèche immédiatement suivit d'une dizaine
d'autres. Les premiers trolls touchés s'écroulèrent au sol. Passé
l'effet de surprise, les guerriers s'organisèrent. Ils repérèrent
rapidement les différents postes de tir et lancèrent l'assaut,
escaladant les arbres pour les neutraliser. En arrière de la colonne,
Shack'Gan était surpris par cette attaque. Les archers étaient mal
installés, bien trop vulnérables, ce qui ne ressemblait pas aux
tactiques habituelles des elfes.
Un ennemi tomba dans un hurlement
de terreur pour s'écraser au sol. Shack'Gan s'approcha du cadavre et fut
stupéfait par la jeunesse de cet elfe. Il n'avait pas encore atteint
l'âge adulte. Quelle folie de l'avoir envoyé combattre !
Les elfes tombaient rapidement au sol, immédiatement massacrés par les guerriers restés à terre.
Un cri lui fit lever la tête. Un elfe tombait à son tour juste devant
lui. Shack'Gan pensa alors à son fils. Jamais il n'accepterait qu'il
puisse mourir au combat avant d'être devenu un guerrier. Sans prendre
plus de temps pour réfléchir, il invoqua le vent pour amortir la chute
de malheureux, sans pouvoir l'arrêter. Il s'approcha de l'elfe, une
femelle, très jeune elle aussi. Il s'agenouilla à ses côtés pour
vérifier si elle vivait encore, lorsqu'un cri de rage se fit entendre
derrière lui. Il se retourna pour voir un elfe se précipiter vers lui,
une lame de silex à la main.
D'un coup de masse, Lak'Mor mit fin à
cet assaut aussi inutile que désespéré. Il allait achever sa victime
lorsque Shack'Gan l'arrêta :
— Non ! Je veux l'interroger !
Le
jeune elfe avait le souffle coupé, et, à la façon dont il se tenait, le
mage devina qu'il devait avoir des côtes cassées. Rien de mortel à
priori. Il s'approcha de lui et invoqua la chaleur sur sa main qu'il
appliqua sur le thorax du blessé. Lorsqu'il eut enfin repris son
souffle, il lui demanda enfin :
— Quelle folie vous a pris de nous
attaquer ? Vous êtes bien trop jeunes pour être des combattants, et pas
assez nombreux pour voir la moindre chance de nous vaincre.
L'elfe cracha sa réponse :
— Vous avez massacré les gens de ma cité, mes parents, mes jeunes sœurs
et tant d'autres ! Si mes sœurs étaient assez âgées pour mourir sous
vos coups, alors je le suis assez pour vous combattre !
Des râles
d'agonies, des cris de terreur résonnèrent dans le sous-bois, alors que
les trolls achevaient les elfes blessés. Le jeune elfe lança un regard
de défi :
— Qu'attends-tu pour me tuer ?
Shack'Gan prit les armes du blessé :
— Je garde ça.
Il retourna auprès de la femelle, la souleva délicatement et vint la déposer près du blessé :
— Vous ne mourrez pas aujourd'hui. Fuis et emmène-la avec toi. Elle devrait survivre à ses blessures si tu prends soin d'elle.
L'elfe ne comprenait pas. Shack'Gan précisa alors :
— Je suis un mage, pas un guerrier. Je refuse de tuer pour rien. Toi,
tu devrais refuser de te lancer dans des attaques vaines. Celle-ci ne
nous a pas fait grand mal, mais elle vous a coûté trop cher.
Il invoqua à nouveau la chaleur sur sa main puis il l'appliqua sur le front de la jeune elfe.
— Alors ne rumine pas sur le passé et sauve ce qui peut encore l'être.
Sur ce, il appliqua son index sur sa bouche et laissa les deux elfes se
cacher sous un buisson, avant de rejoindre les guerriers.
Lak'Mor lui demanda discrètement :
— Pourquoi les as-tu épargnés ? S'ils l'avaient pu, ils t'auraient tué.
Le mage prit quelques secondes pour réfléchir. Lui-même n'était pas certain de ses motivations :
— J'ai pensé à mon fils. J'ai vu que ces elfes n'étaient pas des combattants. Ils étaient tous trop jeunes. Quel gâchis !
— Mais ce sont nos ennemis !
Shack'Gan s'arrêta et se tourna vers le jeune guerrier :
— Pourquoi ?
Lak'Mor ne comprenait pas le sens de la question. Le mage poursuivit :
— Pourquoi sont-ils nos ennemis ? Est-ce que tu aimes cette forêt ?
Moi, je ne pourrais pas y vivre. Les arbres bouchent la vue, la lumière
du soleil atteint péniblement le sol, l'air est trop humide... Les
trolls ne peuvent vivre heureux ici.
Lak'Mor acquiesça.
—
L'inverse est vrai aussi. Les elfes vivent dans les arbres. Les
imagines-tu vivre dans nos steppes, où l'air est sec et les arbres ne
dépassent jamais cinq mètres de haut ?
Il attarda son regard sur le corps d'un elfe dont la tête était fracassée.
— Alors pourquoi sommes-nous en guerre ?
Le jeune guerrier commençait à comprendre :
— Et toi, pourquoi combats-tu ?
Shack'Gan ferma les yeux quelques instants :
— Pour protéger mon fils et ma compagne. Lorsque Rol'Taar est venu me
chercher, il m'a bien fait comprendre que tout refus de ma part aurait
des conséquences pour leur sécurité.
Lorsqu'ils
retrouvèrent le plus gros des troupes, Shack'Gan apporta ses soins aux
blessés. À sa grande surprise, Rol'Taar était du nombre. Il avait reçu
une flèche dans l'épaule. Rien de bien grave, mais il lui faudrait
plusieurs jours de convalescence.
Après avoir retiré le projectile et
vérifié qu'il n'y avait pas d'éclat de silex dans la plaie, le mage
appliqua un onguent cicatrisant et antiseptique. Entre deux grimaces de
douleur, Rol'Taar affichait pourtant un air soulagé.
— Quel dommage, tu risques de ne pas pouvoir prendre part aux combats !
Sur la défensive, le guerrier répondit d'un air outré :
— Mais je me suis battu ! Comment crois-tu que j'ai reçu cette flèche ?
— Je ne te juge pas. Tu es bien placé pour savoir que si cela ne tenait qu'à moi, je rentrerais chez moi sur le champ.
Rol'Taar bougonna :
—
Tu sais bien que je n'y suis pour rien... J'ai reçu des ordres de
Ort'Kan. Personne ne discute ses décisions. Surtout si l'on veut
préserver un minimum d'autonomie pour les siens.
Shack'Gan ne pouvait
en effet lui reprocher la volonté du roi des trolls. Rol'Taar avait les
défauts de nombreux guerriers, il était gonflé d'orgueil, un peu
vaniteux, et il n'était pas un grand chef de guerre. Mais il avait le
souci des siens, qui semblaient lui faire entièrement confiance. Que
pouvait-on demander de plus à un troll en ces temps de guerre ?
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