Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXV
XXV
Ils arrivèrent à
Tirwendel dans la nuit du troisième jour de voyage. Shack'Gan et Lak'Mor
voyaient pour la première fois la cité royale des elfes et il leur
fallut plusieurs minutes d'observation pour en comprendre l'ampleur. Si
la plupart des cités elfes étaient bâties sur une dizaine d'arbres tout
au plus, Tirwendel était constitué d'une bonne centaine de chênes
immenses, bien plus grands que tous les arbres que le mage avait eu
l'occasion de voir dans cette forêt des elfes. Comme à chaque fois, tout
l'espace offert par les arbres était occupé, depuis les branches basses
situées à une dizaine de mètres du sol, jusqu'à la canopée, si haute
qu'il était impossible d'en distinguer les détails. Chaque arbre était
relié à ses voisins par de multiples passerelles, dont les plus basses
étaient équipées de postes de tir pour les archers. Au cœur d'un même
arbre, les elfes pouvaient aisément passer d'une branche à l'autre par
des ponts de cordes, assez souples pour suivre les mouvements des
branches sous le vent, suffisamment résistantes pour ne pas céder sous
les formidables tensions. Et comme de coutume dans les cités des elfes,
chaque espace offert par l'arbre était occupé par une habitation ou par
un local de stockage.
Shack'Gan se demandait combien d'elfes
pouvaient vivre ici. Il en venait même à douter que la horde puisse être
assez nombreuse pour venir à bout d'une telle cité. Certains éclaireurs
avaient tenté de s'infiltrer pour étudier la cité et en déceler les
points faibles, mais dès qu'ils s'approchaient trop, ils étaient pris
pour cible par les elfes. Depuis, chacun prenait soin de rester hors de
portée, et les chefs de guerre disposaient de trop peu d'informations
pour pouvoir décider d'une stratégie. Aussi se contentaient-ils de mener
le siège en évitant autant que possible les exfiltrations, et en se
gardant d'une éventuelle armée de secours.
Le
lendemain de leur arrivée, une agitation peu commune s'empara du camp.
Ort'Kan venait de faire son entrée. Sa suite choisit un emplacement
assez vaste pour accueillir l'imposante tente royale et assez proche de
la ligne de front pour pouvoir diriger la bataille de manière efficace.
Le roi des trolls fit convoquer tous les chefs de guerre pour un conseil
le soir même. Du fait de leur statut particulier au sein du peuple
troll, les mages étaient également conviés, mais ils n'auraient qu'un
rôle de conseil. En aucun cas ils ne pourraient prendre part aux
décisions.
Le soir venu, Shack'Gan se rendit au conseil de guerre.
Il fut surpris de constater le nombre peu élevé de mages présents. Il
s'en inquiéta auprès d'un chef qui lui répondit simplement qu'un grand
nombre d'entre eux étaient morts durant les dernières batailles. Il
s'installa au fond de la tente, avec ses semblables et il attendit.
Ort'Kan entra, escorté par ses guerriers, et suivit comme son ombre par
le Noiraud, toujours caché sous son long manteau noir à large capuche.
Le roi s'assit sur son trône et leva la main pour demander la parole :
— Mes amis, nous avons remporté de grandes victoires, et je vous en
félicite. Aujourd'hui va commencer la dernière bataille, celle qui nous
verra l'emporter sur ces pathétiques elfes. J'attends vos observations.
Comment comptez-vous attaquer cette cité ?
Un chef que Shack'Gan ne connaissait pas s'avança :
— Nous n'avons pas pu nous approcher de la cité. Les archers sont trop
dangereux. Mais pour ce que nous pouvons en voir, les défenseurs auront
un net avantage sur nous. Ils sont en hauteur, ils sont nombreux et ils
peuvent nous atteindre de loin, et enfin, si jamais nous montions à
l'assaut de ces arbres, ils auraient l'avantage de la mobilité. Cette
cité est trop vaste pour que nous puissions la prendre sans risque.
Shack'Gan voyait le Noiraud, comme à son habitude, caché derrière le
trône, qui semblait chuchoter à l'oreille de Ort'Kan. Le roi reprit la
parole :
— Je suppose que vous êtes tous d'accord avec cette
analyse. Nous ne pourrons pas attaquer toute la ville. Mais nous sommes
parfaitement en mesure de l'attaquer un arbre après l'autre.
Un chef s'offusqua :
— Mais les elfes peuvent passer d'un arbre à l'autre sans problème !
Ort'Kan sourit comme s'il avait entendu une bonne plaisanterie :
— Qu'est-ce qui nous empêche de détruire leurs passerelles ? Isolons un
arbre du reste de la cité, emparons-nous-en et passons à l'arbre
suivant.
Interloqués, les chefs s'interrogèrent du regard. Ils en
vinrent à la conclusion que c'était possible. Une question restait
toutes fois en suspens :
— Comment pouvons-nous détruire les passerelles ? Il faudrait que nous soyons déjà dans l'arbre pour ça.
Ort'Kan répondit comme une évidence, en lançant un regard appuyé à Shack'Gan :
— Nous avons des mages, dont certains sont parfaitement capables de faire ça depuis le sol.
Shack'Gan
dormit mal cette nuit-là. Son rôle serait prépondérant dans la bataille
qui s'annonçait, mais il n'avait aucune envie d'y participer. Des
trolls allaient encore mourir pour d'obscures raisons, et bien qu'il
n'ait aucune affinité pour les elfes, il reconnaissait au moins qu'ils
étaient de braves et redoutables combattants, et ne comprenait toujours
pas les raisons de la brutalité extrême dont faisaient preuve les siens
envers eux.
Il fut tiré de son sommeil par des cris et des bruits de
lutte. Il sortit de sa tente et constata que l'agitation provenait des
environs immédiats de la tente royale. Il s'en approcha au pas de
course, mais lorsqu'il arriva, tout était terminé. Des guerriers
jetaient les cadavres de trois elfes hors de la tente, pendant que les
gardes royaux tenaient en respect quatre autres elfes, plus ou moins
blessés.
À l'intérieur de la tente, Ort'Kan vociférait :
— Ces
misérables vermines ont osé essayé de me tuer dans mon sommeil ! Ils
vont voir ce qu'il en coûte de me défier ! Emmenez-les en vue de leur
cité ! Plus aucun elfe n'osera ne serait-ce que m'approcher après ça !
Malgré
leurs efforts désespérés pour se dégager, les quatre rescapés du
commando furent attachés à des poteaux, et des feux furent allumés à
proximité pour bien les éclairer. Ort'Kan s'approcha et fit face à la
cité. Il cria aussi fort que possible :
— Peuple de Tirwendel ! Ces
elfes ont commis un sacrilège en tentant de m'assassiner cette nuit !
Voyez ce qu'il va leur en coûter ! Soyez les témoins de ma juste colère
et sachez que quiconque voudra les imiter devra s'attendre à subir le
même châtiment !
Il fit un signe à Zol'Kor qui s'approcha d'un des
elfes avec un sourire qui glaça le sang de Shack'Gan. Le guerrier prit
un couteau de silex et taillada le dos du supplicié en longues entailles
verticales, lui arrachant des cris de douleur. Puis, toujours à l'aide
du couteau, il détacha une petite bande de peau, suffisamment grande
pour pouvoir la saisir avec ses doigts, et d'un coup sec, il arracha le
derme, des épaules jusqu'à la taille. Les cris de douleur furent
atroces. Le malheureux était parcouru par des spasmes, mais la douleur
le maintenait parfaitement conscient.
Shack'Gan se précipita vers le roi :
—
Arrête-le ! Depuis quand les trolls sont-ils devenus cruels ? Ne
pouvais-tu pas les exécuter simplement, sans souffrances inutiles ?
Zol'Kor
s'apprêtait à arracher une nouvelle bande de peau. Absorbé par le
spectacle, Ort'Kan ne prit même pas la peine de le regarder :
— Cela
n'aurait eu aucun intérêt. Vois-tu, je veux que tous les elfes de
Tirwendel me craignent plus que la mort. Je veux qu'ils comprennent que
plus ils résisteront, plus ils souffriront de manière inutile.
Le mage était effondré :
— Mais que fais-tu de l'honneur des trolls ?
— L'honneur des trolls dépend de la victoire, pas de la façon de l'obtenir. Et puis, ce ne sont que des elfes !
Dépité,
Shack'Gan observa les trois autres elfes. L'un d'eux semblait avoir
déjà succombé à ses blessures, mais les deux autres avaient un regard
fou de terreur. Une volée de flèches fendit l'air en direction des
suppliciés, mais elles se fichèrent dans le sol à quelques mètres de
leurs cibles.
Zol'Kor s'approcha du deuxième elfe, qui utilisa ses
dernières forces à tenter de se libérer pendant que le guerrier tournait
autour de lui. Une deuxième volée de flèche vint se planter à moins
d'un mètre. Le mage chercha les archers dans l'arbre le plus proche. Il
devinait que nombre d'entre eux étaient prêts à tenter une sortie pour
achever leurs compagnons, mais un elfe, probablement un chef, les
retenait.
Shack'Gan s'approcha de Zol'Kor :
— Ils ont compris ! Inutile de les faire souffrir. Tue-les proprement.
Le guerrier éclata de rire :
— Et me priver de ce petit plaisir ? Certainement pas !
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