Les cendres de Tirwendel - Chapitre XXIV

 

XXIV

Tilou et Alnard sortirent du village et commencèrent à remonter le chemin qui menait au palais du gouverneur, mais ils n'étaient toujours pas d'accord sur ce qu'ils devaient dire ou omettre.
— Il faut lui dire qu'une elfe est dans le village.
Le jeune forgeron était nerveux :
— Tout ce qu'il doit savoir, c'est que des trolls ont attaqué et détruit Nelandir. Rien ne nous impose de lui dire pour Naëwen.
Alnard n'en démordait pas :
— C'est le gouverneur, il a le droit de le savoir.
Tilou s'arrêta et fixa son ami :
— Gouverneur ou pas, je ne lui fais pas confiance. Est-ce que tu peux seulement m'assurer qu'il ne lui fera aucun mal ?
Alnard ne voulait pas lui faire de la peine, mais il devait lui remettre les idées en place :
— Tu te souviens du petit lynx que tu avais trouvé ?
Tilou sourit :
— Évidemment ! Personne ne l'a oublié à Vertpré !
— Justement. Tu l'avais retrouvé blessé, abandonné et tu l'as recueilli. Mais c'était un animal sauvage. Il a tué les poules du vieux Rob, effrayé les moutons des Jernier et ce n'est que ce dont je me souviens. Le gouverneur est venu chez vous pour obliger ton père à le tuer.
— Mais je l'ai seulement conduit dans la forêt pour l'y relâcher.
Alnard savait que son ami ne voudrait pas entendre ce qu'il avait à dire :
— Naëwen est comme ce lynx. Elle est blessée, elle semble fragile et vulnérable, et tu as envie de la protéger. Mais elle a tenu tête à une bande de trolls et elle s'en est sortie vivante. Tu ne dois pas l'oublier. Elle peut être dangereuse.
Tilou se remit à marcher, l'air renfrogné, mais juste avant d'arriver au palais, il se tourna vers son ami :
— Elle n'est pas un animal sauvage. Si elle devait se monter dangereuse, alors je m'occuperais d'elle. Mais pour l'instant, pas un mot sur Naëwen !

Les gardes de faction à l'entrée du palais les laissèrent entrer sans même leur accorder le moindre regard. Ils traversèrent la première cour où des soldats s'entraînaient et se présentèrent devant la barbacane qui défendait l'entrée de la haute cour où se trouvait le palais. C'était la première fois que Tilou entrait ici. Depuis le village, il n'avait toujours vu que l'austère forteresse de la garde, il fut donc surpris en découvrant la résidence du gouverneur. Le bâtiment à deux étages semblait tout à fait incongru dans cette enceinte militaire. La façade était constituée de colonnes et d'arcs de voûtes en ogive, de pierres taillées comme de la dentelle et de vitraux de taille impressionnante, qui reflétaient la lumière du soleil. L'ensemble paraissait si léger, si aérien, que le jeune forgeron eut l'impression qu'il s'agissait d'un oiseau pris au piège dans une cage sinistre.
À sa grande déception, Alnard le conduisit vers un bâtiment à l'aspect purement fonctionnel. Il s'en inquiéta :
— On ne devait pas voir Pallon ?
Le jeune soldat étouffa un petit rire :
— Tu ne croyais quand même pas qu'il allait nous recevoir simplement en frappant à sa porte !
Tilou se reprocha silencieusement sa naïveté et Alnard poursuivit :
— Nous devons aller solliciter un rendez-vous, en fournissant une bonne raison. Si monsieur le secrétaire du gouverneur juge notre motif suffisamment important, alors il ira transmettre notre requête au gouverneur qui nous accordera un entretien... ou pas.
— Mais c'est important !
— Toi, tu le sais, moi, je le sais, mais ces hautes personnalités ont tant de lourdes responsabilités que les opinions des petites gens comme nous n'ont souvent pas plus d'effet qu'une brise printanière sur les murs de la forteresse. C'est divertissant pendant cinq minutes ensuite, on s'en lasse.

Ils entrèrent dans le petit bâtiment. Un officier peu avenant les accueillit sans même lever la tête vers eux :
— C'est pourquoi ?
Alnard invita son ami à parler. Tilou s'avança :
— Je voulais prévenir le gouverneur d'un danger. Je suis allé dans la forêt interdite...
L'officier releva la tête avec un air sévère :
— Jeune homme, si cette forêt s'appelle « Forêt Interdite », ce n'est pas pour rien ! Qu'êtes-vous allés y faire ? Du braconnage ?
Tilou avait oublié ce détail. Ne souhaitant pas s'attirer d'ennuis, il se contenta de répondre :
— Non, je voulais simplement récolter du bois mort.
L'officier leva un sourcil, comme s'il ne croyait pas cette version, mais il l'invita tout de même à poursuivre :
— Je me suis certainement trop approché de la rivière, et j'ai vu un elfe se faire attaquer par des créatures effrayantes. Ces créatures sont dangereuses. Il faut prévenir le gouverneur, pour renforcer la sécurité.
L'officier lui répondit sur un ton condescendant :
— Jeune homme, vous avez eu beaucoup de chance de ne pas avoir été pris par ces elfes. Je serais vous, j'éviterais de retourner là-bas. Pour ce qui est de ces créatures, si des elfes se font tuer par leurs animaux sauvages, grand bien leur fasse. J'informerai le gouverneur de cette bonne nouvelle.
Il replongea dans les documents posés sur son bureau :
— Vous pouvez disposer. Et à l'avenir, n'allez plus dans la forêt interdite !
Tilou s'offusqua :
— Non, vous n'avez pas compris, ce ne sont pas des animaux sauvages...
— Au revoir jeune homme !
Alnard entraîna son ami en dehors de bâtiment :
— Viens, ça vaut mieux.
Lorsqu'ils furent de nouveau dans la basse-cour, Alnard poursuivit :
— Ce type ne fera rien pour déranger Pallon. Il veut juste quitter Vertpré pour un poste plus prestigieux, et il n'y arrivera que si le gouverneur est content de lui. C'est pour ça qu'il ne fera pas de vague.
— Mais c'est complètement fou ! Il dira quoi Pallon quand les trolls attaqueront ?
— Nous devons faire autrement, pour être certains qu'il nous écoute.
— Comment ?

Lorsqu'ils furent de retour chez Tilou, ils s'étaient mis d'accord, mais seulement parce que le jeune forgeron n'avait pas trouvé de meilleure solution. Il s'approcha de l'elfe et lui prit délicatement la main :
— Nous n'avons pas vu le gouverneur. Un imbécile n'a pas jugé bon de le prévenir, parce que le message venait d'un simple roturier.
Il détestait ce qu'il allait dire :
— Mais toi, il t'écoutera.
Elle ouvrit de grands yeux stupéfaits. Il poursuivit :
— Mais je ne sais pas comment il réagira en te voyant. Il peut vouloir te faire du mal.
Elle réfléchit quelques secondes :
— Pourquoi voudrait-il me faire du mal ?
Alnard devança Tilou :
— Cet homme a pour mission d'assurer la protection du village contre les elfes. À ses yeux, tu es une menace.
Elle s'offusqua, mais Alnard ne lui laissa pas l'occasion de protester :
— Même si je me méfie de toi, je sais qu'aujourd'hui, tu n'es pas dangereuse. Mais pour Pallon, tu restes avant tout une elfe, et nous sommes toujours officiellement en guerre contre vous. Il n'ira peut-être pas chercher plus loin.
D'un regard, Tilou remercia son ami pour sa franchise, puis il s'adressa à Naëwen :
— Pallon doit savoir que les trolls sont une menace sérieuse pour nous aussi, mais je ne t'emmènerai pas là-bas contre ta volonté. Face au gouverneur, nous ne pourrons pas assurer ta sécurité.
Elle ferma les yeux pour réfléchir. Quelles étaient ses options ? Nelandir était aux mains des trolls. Qui sait ce qu'ils avaient fait aux siens ? Qu'en était-il de Tirwendel ? La cité résistait-elle toujours ou avait-elle aussi été vaincue ? Elle n'avait aucune certitude et elle avait l'impression d'être sur une branche trop fragile. Le moindre faux pas pouvait s'avérer fatal. Elle ouvrit les yeux et planta son regard dans celui de Tilou. Elle comprit alors qu'il était sa seule certitude. Il lui faisait confiance et elle voulait mériter cette confiance.

La porte s'ouvrit soudain. Un homme d'âge mûr, aux bras noueux, le visage noirci de suie, apparut dans l'encadrement. Surprise, Naëwen serra la main de Tilou, alors que Alnard empoignait son épée. L'homme parla d'une voix forte et énervée :
— Qu'est-ce que tu fabriques depuis tout ce temps ? Trouves-tu normal que je doive travailler seul à la forge pendant que tu t'amuses ici ?
Il réalisa alors que son neveu n'était pas seul. L'ayant suivi à son retour du palais, il s'attendait à trouver Alnard, mais pas la jeune femme assise sur le lit. Il l'observa attentivement et il comprit. Stupéfait, il se retourna pour vérifier que personne d'autre ne l'avait vue, puis il referma la porte derrière lui :
— Tu es devenu fou ? Depuis quand accueilles-tu des elfes chez toi ?
À la fois contrarié que son oncle ait découvert l'existence de Naëwen et soulagé de ne plus avoir à lui cacher la vérité, Tilou tenta de lui expliquer la situation :
— C'est une longue histoire.
— Elle ne peut pas rester ici ! Elle est dangereuse ! Il faut la livrer à la garde !
Le jeune forgeron se fit violence pour garder son calme :
— Naëwen n'est une menace pour personne et personne ne la livrera à Pallon !
L'oncle serra les poings :
— Ça suffit ! Tu n'es plus un enfant ! Ces monstres ont tué ton père, tu ne peux pas les accueillir ici. Qui sait ce qu'elle va faire contre nous !
Naëwen leva la main pour prendre la parole. Elle s'adressa le plus posément possible à l'oncle :
— Maître forgeron, ma cité a été attaquée par des trolls. Je dois la vie à votre neveu, en conséquence, je ne ferai rien qui puisse lui nuire. Juste avant votre arrivée, il me demandait si j'acceptais de rencontrer votre gouverneur Pallon pour l'informer du danger que représentent les trolls pour votre peuple.
Elle lui laissa le temps d'assimiler ce qu'elle venait de lui dire. Il se calma, mais resta méfiant :
— Et alors ?
— J'accepte de m'entretenir avec lui.
— Qu'est-ce qui me prouve que ce n'est pas une ruse ou un piège ?
— Rien, hélas.
Il plissa les yeux :
— Qu'est-ce que vous avez à y gagner ?
— Je n'ai rien à espérer de la part de votre gouverneur. Tilou m'a expliqué que je risquais ma liberté, probablement même ma vie. Mais mon peuple lutte contre les trolls depuis plus de dix ans maintenant, et ces créatures sont maintenant aux portes de votre royaume. Peut-être puis-je obtenir de l'aide des humains.
L'oncle eut un rire sarcastique :
— N'y comptez pas trop !
Elle hocha la tête :
— En tout état de cause, vous devez être prêts à les repousser. Si par malheur, ils venaient à mettre la main sur vos armes ou vos machines, plus rien ne pourrait les arrêter.
Il la fixa quelques instants, essayant de déceler le moindre signe de perfidie. Il observa alors Tilou et il fut surpris de constater à quel point il semblait déterminé.
— Alors je vous accompagnerai au palais.
Naëwen lui sourit :
— Ainsi, vous pourrez vérifier que je tiens ma parole.
Le forgeron vit une pointe de reproche dans le regard de Tilou :
— Je ne lui fais pas confiance. On n'est jamais trop prudent.

Dix soldats pointaient leurs lances vers Naëwen, appuyée sur des béquilles. Derrière eux, près d'une table généreusement garnie de divers plats de viande encore chauds, le gouverneur marchait de long en large. L'homme, obèse, suintait de sueur, respirait avec peine, ses petits yeux enfoncés dans leurs orbites lançaient un regard noir sur son ôte inattendue. Sa chemise portait une trace de sauce fraîche, que Pallon s'était faite en apprenant la nature de la personne qui demandait à le voir. Il fulminait :
— Comment osez-vous vous présenter devant moi ! Je suis Harbald Pallon, Gouverneur de Vertpré, nommé par le roi Gabert en personne ! Je devrais vous faire arrêter sur le champ pour espionnage !
Tilou allait réagir, mais l'elfe le retint par la main :
— Je suis Naëwen de Nelandir, fille de Guelnor, prince de Nelandir. C'est un honneur pour moi de vous rencontrer.
Le jeune forgeron était sous le choc. Lorsqu'elle s'était présentée à lui, il avait simplement cru qu'elle venait de cette cité. Il l'avait traitée comme une égale, mais elle était une princesse et il se sentit soudain honteux d'avoir été si familier avec elle.
Pallon, lui, ne manifesta que mépris envers l'elfe :
— Tout l'honneur est pour vous. Qu'est-ce que vous voulez ?
Naëwen passa outre l'insulte qu'il venait de lui faire :
— Je suis venue vous avertir d'un danger qui s'approche de votre royaume. Le royaume de Tirwendel est en guerre contre les trolls des lointaines steppes du Nord. Ils ont attaqué ma cité et ils ont désormais atteint votre frontière. Vous devez vous préparer à les affronter.
Le gouverneur tentait de comprendre le piège qu'elle lui tendait. N'y parvenant pas, il se contenta de répondre sèchement :
— Si vous êtes attaqués par ces Trolls, grand bien vous face. Je ne bougerai pas le petit doigt pour vous venir en aide.
— Je ne sollicite pas votre aide. Je voulais simplement vous avertir du danger. Ne vous y trompez pas, les trolls finiront par s'attaquer aussi à vous.
Pallon cessa de marcher. Il se planta face à Naëwen en pointant un doigt menaçant vers elle :
— J'en ai assez entendu ! On ne peut pas faire confiance à un elfe ! Vous essayez de nous tendre un piège, mais cela ne marchera pas.
Gardes ! Arrêtez là ! Elle sera exécutée pour espionnage demain à la première heure !
Tilou s'interposa immédiatement :
— Vous ne pouvez pas faire ça ! Elle n'a espionné personne, je l'ai retrouvée dans la rivière, à la frontière. Elle tentait d'échapper aux trolls, elle n'a jamais cherché à venir ici !
Pallon lui répondit dans un rire sardonique :
— Et bien, jeune homme, vous auriez mieux fait de la laisser mourir ! Puisque vous avez été assez bête pour la secourir, nous allons finir le travail de ces soi-disant trolls. Et vous pouvez vous estimer heureux que je ne vous fasse pas arrêter pour trahison !

Les gardes s'approchèrent de Naëwen. Tilou s'interposait toujours, cherchant désespérément une solution pour la tirer de la situation où il l'avait poussée.
Alnard, silencieux jusque-là, s'avança d'un pas :
— Stop ! Vous ne pouvez pas faire ça ! Tilou a capturé cette elfe au cours d'une bataille. En vertu de la loi de guerre de Tibain III, elle lui appartient. Rien ne vous autorise à le spolier de sa propriété.
Surpris, les gardes s'immobilisèrent, s'interrogeant du regard. Pallon hurlait pour se faire obéir, mais le capitaine de la garde finit par donner raison à Alnard :
— Cette loi est désuète, mais elle n'a jamais été abrogée. Cette elfe est bien la propriété du jeune forgeron.
Pallon explosa :
— Vous n'allez tout de même pas me dire que vous allez les laisser partir ! Arrêtez-les pour trahison !
Le capitaine ne se laissa pas démonter :
— Ce jeune homme a capturé une ennemie, il l'a interrogée et il est venu vous faire part des informations qu'il a pu lui soutirer. Je ne vois aucune trahison dans cette histoire.
Le gouverneur devint cramoisi et éructa :
— Vous ne vous en sortirez pas comme ça ! Vous m'entendez ? Je vous aurai à l'œil, et à la moindre anicroche, je vous ferai regretter cet affront !
Il se retourna, se dirigea vers la table et arracha une cuisse de poulet avant de hurler :
— Hors de ma vue !

Naëwen s'inclina aussi respectueusement que ce que lui permettaient ses béquilles, imitée par Tilou, son oncle et Alnard. Puis, ils quittèrent la pièce, accompagnés par les gardes et le capitaine. Lorsque la porte fut refermée derrière eux, le capitaine prit Alnard à part :
— Soldat, vous venez de faire preuve d'insubordination en contredisant un ordre formel du gouverneur, suivez-moi !
L'oncle allait protester, mais le capitaine l'interrompit :
— Vous pouvez aussi me suivre.
Il lança un regard à Naëwen, en ajoutant :
— S'il vous plaît.

Le capitaine les conduisit dans la petite pièce qui lui faisait office de bureau. Il referma la porte derrière eux et les invita à s'asseoir avant de s'adresser à nouveau au jeune soldat :
— Votre insubordination m'oblige à prendre des sanctions. Je dois vous rayer des cadres de la garde.
Alnard allait protester, mais le capitaine leva la main pour le faire taire :
— Je dois pourtant vous remercier pour votre intervention.
Le jeune homme était surpris. L'officier poursuivit :
— Nous vivons en paix depuis dix ans maintenant, et je ne tiens pas à relancer les hostilités avec les elfes.
Il se tourna vers Naëwen :
— J'étais encore un jeune soldat pendant la guerre. Vous êtes de formidables combattants, et nous n'aurions rien à gagner à vous provoquer inutilement.
L'oncle l'interrompit :
— Alors pourquoi sanctionner Alnard ? Je me méfie des elfes comme des loups, mais je fais confiance à mon neveu. Cette elfe-là est venue de son plein gré pour nous avertir d'un danger. La moindre des choses aurait été de l'écouter.

 

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