Litak du clan de la forêt sombre - Chapitre XVII

 

XVII

Le seigneur Tass et sa fille étaient partis depuis deux jours. Deux jours durant lesquels Sharle n'avait cessé de s'interroger au sujet de Bessilla. Quelles étaient ses intentions ? Et celles de son père ? Il en avait parlé avec Jehan et Zarmak et tous deux avaient des doutes quant à leurs réelles motivations. Val aux Mines ne manquait pas de ressources, ni de débouchés commerciaux au sein des Belles Landes. Tass avait bien failli s'étouffer lorsque Jehan avait posé comme condition préalable à tout accord commercial une garantie de la dignité des travailleurs orques de Val aux Mines. Zarmak avait perçu à ce moment-là que jamais Tass ne céderait sur ce point. Les esclaves orques étaient pour lui une main d'œuvre efficace et très bon marché, qu'il ne considérait pas mieux qu'un troupeau de glapis laineux, et encore, les glapis ne se révoltaient pas eux. Néanmoins, il avait insisté pour poursuivre les négociations, alors qu'il savait pertinemment qu'elles n'aboutiraient jamais.

Quant à l'attitude de Bessilla... Comme à sa première visite, elle s'était montrée douce, séduisante, parfois même entreprenante, joyeuse et cultivée. Toute la population de Valfond avait remarqué à quel point la jeune femme exerçait ses talents de séductrice pour conquérir Sharle et pourtant, les prétendants bien plus intéressants que lui ne devaient pas manquer, à commencer par l'héritier de Centre Monde. Évidemment, Sharle avait acquis un grand prestige, mais Zarmak doutait de l'intérêt de Tass et de sa fille pour l'unique prestige.

Durant les quelques jours qu'elle venait de passer à Valfond, Sharle avait pris soin d'observer la jeune femme lorsqu'elle était en présence d'orques. Jamais elle ne leur avait adressé la parole, pas même à Wanuka, qui supervisait les affaires du palais.
Lorsqu'ils avaient croisé les membres du clan de la Forêt Sombre, il avait vu là une occasion inespérée de la confronter à des orques. Comme il l'avait supposé, elle s'était montrée glaciale. Puis lorsque Urog s'était présenté à l'étal de Martog, elle était terrorisée, alors qu'il n'avait montré aucun signe d'agressivité... Peut-être avait-il participé au sac de Val aux Mines ? Sharle en doutait. Cet épisode s'était déroulé en même temps que la bataille de Pont des Landes et il était certain d'y avoir vu Urog. Ce colosse avait toutes les qualités pour marquer les esprits.

Mais plus que tout, ce qui avait choqué Sharle, c'était ce déferlement de haine froide qu'elle avait laissé échapper lorsqu'il avait parlé avec Litak. C'était la première fois qu'il percevait les émotions de Bessilla et jamais il n'avait perçu autant de haine chez une seule personne.
Lorsqu'elle avait ri, qu'elle paraissait émerveillée, joyeuse ou mélancolique, jamais elle n'avait laissé percevoir la moindre émotion. Sharle avait tout d'abord pensé qu'elle était de ces rares personnes qui n'en étaient pas capables et il avait trouvé que c'était la seule chose qui manquait à son grand charme.
Aujourd'hui, pourtant, il savait que ce n'était pas le cas. La seule hypothèse qu'il trouvait plausible, terriblement désagréable, mais plausible, était son incapacité à éprouver la moindre émotion, si ce n'est de la haine. Cela signifiait qu'elle devait être froide, calculatrice. Pire encore, toutes les manœuvres de séduction dont elle avait fait preuve avec une grande efficacité, il devait bien l'admettre, démontraient qu'elle était aussi manipulatrice.

Et puis, il y avait Litak... Elle était l'opposée de Bessilla. Une apparence étrange, surprenante, mais loin d'être désagréable à ses yeux, humble, courageuse et sans arrière-pensée. Si la beauté de Bessilla pouvait trop aisément lui faire tourner la tête, ce qu'il percevait en présence de cette petite métisse lui plaisait beaucoup. Il ne saurait pas l'expliquer correctement, mais c'était comme un arc-en-ciel dans un ciel d'orage, un rire d'enfant sur un champ de bataille, le parfum d'une fleur au milieu d'un nid de tripuks, la saveur douce et sucrée d'un fruit dans un plat amer : quelque chose d'incongru et merveilleusement agréable.

Heureusement, Sharle entraînait tous les jours les nouvelles recrues de la garde, ce qui lui permettait de focaliser toute son attention sur des choses concrètes. Le soir, il rentrait chez lui, fourbu, mais satisfait de ses journées. Des soldats enthousiastes et avides d'apprendre, pas de faux semblants, pas d'obséquiosité, pas de manœuvres de pouvoir, juste une relation franche, du partage sans arrière-pensée, un respect mutuel. La vie telle qu'il la concevait.

Les jours passèrent ainsi, entre formation des nouvelles recrues de la garde et gestion politique de la seigneurie, où ses talents cachés lui permettaient d'être très efficace, mais qui le rebutaient tant ses interlocuteurs manquaient de sincérité.

Et puis vint le jour où, comme il l'avait promis, Sharle devait conduire la patrouille vers le camp du clan de la Forêt Sombre. Il se rendit donc vers la caserne de la garde en compagnie de Zarmak. L'intendant semblait s'intéresser aux progrès des recrues qu'il devait commander pour cette mission, mais Sharle devinait que le vieil orque ne faisait pas vraiment attention à la conversation. Il était perdu dans ses pensées, ce qui n'avait rien de surprenant si l'on considérait son poste. Ils s'approchaient des quartiers de la garde, lorsque Zarmak fit une requête surprenante.
— Auriez-vous l'amabilité de transmettre un présent à Manouba, leur ancienne.
— Bien entendu.
Sharle se souvint que l'Intendant avait passé l'essentiel de son temps avec une orque très âgée. Ils paraissaient tous deux très heureux de cette rencontre.
— Dois-je transmettre un message ?
Zarmak réfléchit un instant. Il semblait perdu dans d'agréables souvenirs, ce qui était exceptionnel chez lui.
— Dites-lui simplement que j'espère que cette charmante discussion en appellera d'autres.
Sharle sourit :
— Notre cher intendant se remettrait-il en selle ? Voilà une joyeuse nouvelle !
Zarmak garda le silence. Venant de lui, c'était l'équivalent d'un aveu.

La patrouille était prête et ils se mirent en marche sur le champ. Ils traversèrent la cité vers l'embarcadère et peu après la place principale, alors qu'ils abordaient la grande rue, un jeune couple interpella Sharle.
— Mon seigneur ! Mon seigneur !
Sharle, reconnaissant les amants maudits, ordonna à la patrouille de continuer, indiquant qu'il les rejoindrait sur le bateau.
— Que puis-je pour vous ?
La jeune fille affichait un sourire radieux qui la rendait encore plus belle.
— Rien qui ne soit déjà fait, monseigneur, nous tenions à vous remercier.
Sharle ne s'attendait pas à cette réponse, mais il constatait que la jeune fille n'avait plus cet air triste, bien au contraire et Alabair ne portait plus le poids du monde sur ses épaules.
— Qu'ai-je bien pu faire pour mériter vos remerciements ?
— L'intendant a convoqué nos pères. Il leur a fait entendre raison. Comme nous sommes tous deux enfants uniques, les entreprises de nos pères nous reviendront tôt ou tard. L'intendant les a convaincus que la meilleure solution pour mettre fin à cette guerre entre eux était de nous placer à la tête des entreprises et d'opérer une union profitable aux deux parties. Nous allons pouvoir nous unir !
Elle enlaça Sharle, à sa grande surprise, puis le jeune homme lui serra la main chaleureusement. Ils se quittèrent ainsi, sans que Sharle sache en quoi il avait bien pu les aider. Peu importait en fait, l'essentiel était qu'ils puissent vivre heureux.

Sharle embarqua peu de temps après la patrouille et le bateau appareilla. La nouvelle du dénouement heureux pour les amoureux maudits rendit Sharle heureux et plein d'espoir. Il serait bientôt à nouveau aux côtés de Litak et bien qu'il ne sache encore comment se déroulerait la journée, cette simple perspective le réjouissait.
Le ciel commençait à s'encombrer de lourds nuages noirs et durant la traversée, Sharle commença à ressentir un malaise, une oppression au niveau de l'abdomen. Plus ils s'approchaient de la vallée du pic jaune, plus cette sensation devenait intense. Il restait encore une heure de navigation avant de toucher terre et ce sentiment d'impuissance mettait Sharle hors de lui. Le reste de la patrouille semblait détendu, comme s'il s'agissait d'une simple promenade et Sharle en vint à se demander s'il ne se faisait pas des idées saugrenues. Quel danger pouvait bien menacer le clan sur les terres de Valfond ? Néanmoins, cette impression de menace imminente ne le lâchait pas.



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