Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre XIV

 

XIV

Sharle avait promis à son père de rester à Valfond pour gérer la seigneurie avec lui. C'était son devoir d'héritier. Ce devoir lui pesait et le calme de la montagne lui manquait. Il ne s'était passé que deux jours depuis qu'il avait promis qu'il retournerait au camp du clan de la Forêt Sombre au bout de trente jours, mais ces deux jours lui avaient paru une éternité. Jehan lui avait confié l'entraînement de la garde, il devait commencer le lendemain. Autant s'y consacrer pleinement, plutôt que de se morfondre entre les murs du palais. Aujourd'hui son programme était déjà tracé et fort peu engageant. Araman, un riche commerçant, avait demandé une entrevue avec lui. Son planning étant libre, l'administration avait accordé l'entretien. Sharle n'avait pas eu son mot à dire et il ne pouvait annuler, question d'étiquette.

Il se rendit dans la salle assignée, située dans une des plus imposantes tours du palais, près de la salle des banquets. Il avait décidé d'arriver en avance afin de ne pas manquer de courtoisie, mais c'était bien le seul effort qu'il accepterait de faire. Ce commerçant était prospère, son activité ne subissait aucune restriction et il exportait beaucoup vers les Belles Landes, où ses produits dérivés de piares étaient très demandés. Sharle ne voyait pas ce qu'il pouvait vouloir de plus, il avait donc décidé d'écourter le plus possible ce rendez-vous.

Il entra dans la salle, pratiquement ronde, dont les trois fenêtres donnaient sur trois vues différentes du lac, de la montagne et de la cité. Les tapisseries murales montraient des scènes des anciennes légendes de Valfond. La plus surprenante à ses yeux était celle représentant Duquart, le Fondateur, rencontrant Tragox, l'orque avec lequel il avait commencé à développer la Seigneurie. Les vêtements de Duquart blancs, moulants, bottes noires, casquette blanche à visière noire, étaient sans commune mesure avec les vêtements traditionnels de Valfond. La légende des premiers hommes disait qu'ils étaient arrivés d'un monde lointain dans un grand navire de métal. Quel crédit pouvait-on accorder à une légende ? Peut-être contenait-elle un petit fond de vérité, mais cette vérité était probablement à ce point noyée dans l'invention qu'elle en devenait indiscernable.

On frappa à la porte et une jeune femme entra après y avoir été autorisée. Sharle fut surpris, car il s'attendait à rencontrer un homme d'âge mûr, pas cette ravissante demoiselle. Blonde, un visage légèrement rond, de grands yeux noisette, un teint mat qui semblait naturel et un profond malaise, palpable pour ceux qui avaient les mêmes capacités que lui. Elle ne semblait pas être là de sa propre volonté, ce qui piqua sa curiosité. Il lui proposa de s'asseoir, elle choisit un fauteuil rouge confortable, puis il lui demanda d'exposer la raison de sa visite. Elle paraissait embarrassée alors qu'elle exposait quelques obscurs problèmes de concurrence avec un autre marchand, lui aussi prospère.

— J'entends bien, mais dites-moi, n'était-ce pas votre père que je devais rencontrer à ce sujet ? Il me semble qu'il serait bien mieux placé que vous pour m'exposer tous ses soucis, car après tout, n'est-ce pas lui qui gère vos affaires ?
Elle baissa les yeux, n'osant affronter son regard.
— Si, mon seigneur, mais il fut tantôt empêché de venir par lui-même, c'est pourquoi il m'a envoyée.
Il devinait que la présence de cette jeune femme n'était pas le fruit du hasard.
— C'est donc que son litige n'est pas si important que cela à ses yeux, à moins qu'il n'ait eu une raison supérieure de vous envoyer me rencontrer...
Elle rougit et il devina qu'elle était ici contre son gré et que cette situation lui était insupportable.
Comme elle ne répondait pas, il continua :
— C'est étrange, certaines femmes qui sont déjà venues ici, auraient tué père et mère pour me rencontrer, hors, j'ai l'impression que vous en voulez à votre père de vous avoir envoyée ici.
À son expression d'enfant pris la main dans le sac, Sharle comprit qu'il avait vu juste.
— Dites-moi tout.

Elle semblait au bord des larmes, mais prête à tout révéler.
— Mon père veut me marier et il voulait que vous me rencontriez. Je devais tout faire pour vous séduire...
— Mais cette idée vous rebute.
— Oui... Mais ne croyez pas que je ne vous trouve pas séduisant, mais...
Elle essuya une larme sur sa joue.
— Mais votre cœur appartient à un autre.
— Oui. Mais jamais mon père n'acceptera que nous nous unissions.
— Pourquoi donc ?
— C'est le fils de Huguebert, son concurrent.

Étrangement, cette histoire lui semblait vieille comme le monde, mais il trouvait que cette entrevue devenait moins désagréable qu'il ne l'avait pensé à priori. Nul besoin de chercher à éconduire poliment, mais fermement, une nouvelle séductrice trop confiante en ses charmes et si peu intéressée par les sentiments. Cette fois-ci, elle ne voulait pas de lui, ce qui la rendait soudain bien plus sympathique à ses yeux.
— En quoi est-ce un problème ?
— Huguebert travaillait auparavant pour mon père et tout se passait bien, jusqu'à ce que je rencontre son fils. Mon père a découvert que nous nous aimions et il a aussitôt renvoyé Huguebert, croyant ne plus jamais les revoir. Mais Huguebert ne s'est pas laissé faire et il a ouvert son propre commerce. Rapidement, il a prospéré et depuis, c'est la guerre entre eux et il nous est impossible de nous aimer au grand jour.
Sharle compatissait. Il devinait qu'une histoire comme celle-ci ne pouvait avoir de fin heureuse. Un instant, il se demanda s'il connaîtrait un jour une fin heureuse pour lui et une seule image lui vint en tête, une jeune mi-orque, mi-humaine, seule de son espèce.
— Que puis-je faire pour vous ?
— Hélas, rien, je le crains. Merci de m'avoir reçue, je vais devoir vous quitter maintenant. Il la raccompagna à la porte, lui souhaitant bon courage. Lorsqu'elle fut partie, il resta là quelques instants, à contempler cette partie de la montagne où se trouvait la vallée du Pic Jaune. Les amours impossibles faisaient de belles histoires, mais de bien tristes vies.

En début d'après-midi, il rendit visite à la garde seigneuriale. Les officiers, surpris, ordonnèrent aux hommes de saluer leur visiteur, mais Sharle les mit au repos dans l'instant qui suivit. Il n'était pas venu pour recevoir les honneurs, mais pour se présenter aux nouvelles recrues et demander à leurs supérieurs le programme de la journée du lendemain. Il reconnut Dorvak et lui demanda avec un grand sourire s'il avait toujours le pied marin. Le jeune orque, confus, mais fier que le fils du seigneur de Valfond se souvienne de lui, répondit que non, ce qui le rendait encore plus heureux de faire partie de la garde seigneuriale et pas de la marine. Les autres recrues furent étonnées de la simplicité avec laquelle Sharle abordait l'un des leurs et ils étaient dès lors impatients d'assister à l'entraînement qu'il devait leur dispenser.
Sharle s'entretint ensuite avec les instructeurs, leur expliqua son programme du lendemain et prit congé, non sans conseiller à ses futurs élèves de bien se reposer, car il tenait à les voir en forme au petit matin.

Il était à la fenêtre de la salle des banquets, contemplant la vue et essayant d'imaginer l'activité du clan en ce moment même et plus particulièrement, celle de Litak. Au moins vivait-elle une vie simple, loin de tout faux semblants comme ici. Un homme s'approcha, accompagné de son fils et sollicita un entretien. Il se présenta comme Huguebert, marchand de vin de piares. Il demandait une intervention du seigneur Jehan, afin de lutter contre la concurrence déloyale d'Araman, qui osait menacer ses fournisseurs de piares de ne plus rien leur acheter s'ils lui vendaient aussi leur production. Araman étant le plus gros producteur, les marchands de piares rechignaient à le fournir, ce qui menaçait sa propre production.

Sharle écoutait d'une oreille discrète, mais observait Alabair, le fils, qui n'avait d'yeux que pour la jeune fille qu'il avait rencontré le matin même. Le père, quant à lui, semblait calme et digne, mais il était en fait aux abois. Son entreprise, bien que florissante était encore fragile, alors que son concurrent, installé depuis plusieurs générations, pouvait se permettre une guerre commerciale. Le commerçant, tout à son argumentation, jetait fréquemment des regards furtifs à son concurrent qui, dans le même temps, était en pleine discussion avec Zarmak.

Bien qu'il n'imaginât pas de solution dans l'immédiat, Sharle promit de réfléchir à la question. Araman n'avait pas sa sympathie, car il osait offrir sa fille comme une marchandise pour arriver à ses fins. La jeune fille au contraire, par son désintéressement et son malheur, lui paraissait admirable. Il se jura d'en parler avec Zarmak. Le vieux sage aurait probablement une idée pour arranger les choses.
Huguebert prit congé en lui offrant une bouteille de son vin.
Lorsque le père fut parti, le fils voulut prendre congé, mais Sharle le retint.
— Son père voulait qu'elle me séduise, mais c'était au-dessus de ses forces. Son cœur est à vous. Courage.

Sharle ne s'était jamais vraiment intéressé aux affaires sentimentales, car il lisait presque dans l'esprit de ses interlocuteurs et ce qu'il voyait des jeunes filles qu'on avait envoyées pour le séduire ne lui avait jamais plu. Mais aujourd'hui, il connaissait deux jeunes gens qui s'aimaient réellement et il voulait que l'histoire se finisse bien. Il regagna ses appartements, où il ouvrit la bouteille de Huguebert. Il se versa un verre et se dirigea vers son balcon. Il faisait froid ce soir. Il fixa la montagne, se demandant si le clan aurait achevé ses préparatifs pour l'hiver. Peut-être faudrait-il que demain, il propose des provisions au clan. Valfond n'en manquait pas, ses terres, bien que rudes du fait de l'altitude, étaient fertiles.

Le vin de Huguebert s'avéra excellent, meilleur même que celui de son concurrent. Il serait dommage qu'un tel talent ne puisse s'exprimer. D'un autre côté, Araman disposait d'un meilleur réseau pour écouler ses productions et jouissait d'une excellente réputation aux Belles Landes. Fallait-il réellement qu'ils se déchirent ainsi ?

Le lendemain, Sharle et Zarmak se rendirent ensemble dans les quartiers de la garde, l'un pour y former les jeunes recrues, l'autre pour y organiser une patrouille vers Bout-Du-Val. Sharle en profita pour parler des commerçants de la veille.
— Que pensez-vous de cette guerre entre les deux marchands de vin de Piares ?
— Je crois que cette guerre n'est pas commerciale, elle est personnelle. Le commerce n'est que le champ de bataille.
— Je vous ai vu en grande conversation avec Araman. Il m'avait déjà envoyé sa fille dans la matinée, soi-disant pour exposer ses griefs envers Huguebert, mais il comptait surtout sur elle pour me séduire. Qu'ont-ils donc tous à vouloir mettre leurs filles dans mon lit ?
— Une jeune fille absolument ravissante, il faut le dire. Dois-je comprendre qu'elle n'est pas parvenue à ses fins ?
— Ce n'est pas ce qu'elle désirait. Elle a eu l'honnêteté de me le dire. Elle et le fils de Huguebert s'aiment. Leurs pères se détestent. Je les plains.
— C'est bien ce que j'ai cru percevoir chez la jeune fille. C'est pourquoi les pères se détestent. Araman a cru que Huguebert avait envoyé son fils séduire sa fille pour qu'il hérite avec elle d'une fortune. Quelle ironie, il reproche à tort à Huguebert ce qu'il fait lui-même. Les humains sont parfois si surprenants.
— Surprenants ! Vous êtes bien aimable avec eux. Consternants serait un mot bien plus approprié.
Zarmak ne répondit rien, mais Sharle le connaissait assez pour savoir qu'il était de son avis.
— Je pense que ces gens ont tout intérêt à travailler ensemble. L'un fait le meilleur vin de piares que j'ai eu l'occasion de goûter, l'autre dispose du plus grand réseau pour exporter ses marchandises...
Au lieu de cela, ils se font la guerre et risquent tous deux de tout perdre... Je ne parviens pas à comprendre ce qui anime les deux pères, mais rien n'est logique dans cette histoire.
Zarmak se permit de sortir de son silence.
— Qui prétend que les humains sont logiques ? Ils pensent prendre l'essentiel de leurs décisions en toute logique, mais au fond, ils ne sont guidés que par leurs émotions. Peut-être pouvons-nous trouver une solution profitable aux deux parties.

Ils entrèrent dans les locaux de la garde et se séparèrent. Sharle se dirigea vers la cour principale, où il retrouva le capitaine. Après quelques mots échangés, le capitaine fit appeler les nouvelles recrues, qui arrivèrent rapidement, en un ordre impeccable. Sharle les salua, puis il laissa le capitaine démarrer l'entraînement, afin de constater par lui-même le niveau des soldats. Il s'avéra qu'ils étaient bien formés au combat individuel, néanmoins, Sharle estima qu'il allait pouvoir leur apporter quelque chose que les combats réels lui avaient enseigné. Il demanda l'arrêt de l'entraînement.
— Messieurs, vous avez atteint un niveau honorable de combattant, néanmoins, vous n'êtes pas encore de vrais guerriers.
Il s'approcha d'un orque qu'il avait trouvé impressionnant.
— Quels sont tes points forts ?
— Monseigneur, je suis fort, courageux et je manie bien la hache.
— Bref, tu es un orque. Je crois que je l'avais remarqué.
Les soldats rirent sous cape.
— Maintenant, dis-moi, quels sont tes points faibles ?
L'orque paraissait perplexe.
— Monseigneur, je ne m'en connais aucun.
— Soit.
Sharle s'approcha d'un homme.
— Quels sont tes points forts ?
— Je suis rapide et agile.
— Bien, quels sont tes points faibles ?
— Je crois pouvoir dire que je suis bien moins fort que Trogak.
Il désigna l'orque que Sharle venait de questionner et la troupe se mit à nouveau à rire.
— C'est une évidence.
Il se tourna vers la troupe entière.
— Messieurs, vous connaissez tous vous points forts, du moins, je l'espère. Si ce n'est pas encore le cas, je vous conseille de quitter la carrière militaire.
Cette fois-ci, les hommes rirent franchement.
— Néanmoins, vous devez absolument avoir conscience de vos points faibles, afin de ne pas vous laisser surprendre par votre adversaire. Les orques sont braves et puissants, c'est leur force au combat, mais c'est aussi ce qui fait leur faiblesse. Ils sont moins vifs que des hommes et ils ont tendance à négliger leur protection. Les hommes ont pour eux la vitesse et l'agilité, mais ils sont faibles – comparés aux orques bien entendu. Trogak, se sachant le meilleur combattant de la promotion, se permit d'intervenir.
— C'est pour ça que les orques sont de meilleurs combattants.
— C'est aussi pour ça qu'ils ont étés refoulés jusque dans leurs terres après le siège de Pont des Landes.
Trogak était incrédule.
— Monseigneur, je ne comprends pas. Pourquoi le fait d'être les meilleurs combattants leur a apporté la défaite ?
— Je vais te montrer. Prends ta hache d'entraînement et affronte- moi.
— Mais vous n'êtes pas armé !
— C'est que je ne voudrais pas te blesser.
Trogak se figea dans une attitude de surprise et tous se mirent à rire.
— Vas-y, attaque-moi.
— Mais mon seigneur ?
Sharle sentait bien que le guerrier lui vouait un trop grand respect pour oser l'attaquer. Il jugea donc utile de le titiller.
— Aurais-tu peur de moi ? Je vais devoir faire appel à un autre volontaire.
— Bien, vous l'aurez voulu.
Il attaqua, mais il faisait preuve de trop de retenue et Sharle esquiva sans peine.
— Pas mal, mais j'espère que le jour où tu combattras un véritable adversaire, tu ne feras plus semblant comme ça.
Trogak chargea à nouveau et Sharle esquiva encore. Il sentit la colère monter chez son opposant.
— Vas-y, lâche-toi, j'en ai vu de bien plus coriaces que toi durant la guerre !
Cette fois-ci, l'orque attaqua avec toute la détermination dont il était capable. Sharle esquiva encore. Trogak attaqua à nouveau, d'un puissant coup oblique. Sharle esquiva une fois encore, mais cette fois-ci, il saisit le poignet de l'orque, l'accompagna dans son mouvement, tout en se servant de la vitesse et de la force de l'orque pour modifier son geste, le déséquilibrer et le faire rouler par terre. Dans le même mouvement, il s'empara de la hache et mima un coup fatal, arrêtant son geste à quelques centimètres de la tête de Trogak médusé.
— Mais ? Comment avez-vous fait ça ?
— Je me suis servi de tes points forts pour les retourner contre toi. C'est grâce à ta puissance que je t'ai fait tomber.
Il l'aida à se relever et le remercia pour la démonstration, puis il se tourna vers les autres.
— Messieurs, c'est cela que nous allons apprendre ensemble : utiliser les forces de nos adversaires pour les terrasser.

Des applaudissements retentirent sur le balcon. Sharle releva la tête et vit Bessilla, merveilleusement éclairée par le soleil couchant.

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