Les cendres de Tirwendel - Chapitre XIX
XIX
Rulna se réveilla plus
tard que d'habitude. La soirée avait été longue avant qu'elle ne trouve
le bon pigeon à soulager de sa lourde bourse. Elle se surprit encore une
fois à chercher Ficelle du regard, trois semaines après l'avoir laissée
aux bons soins de Mère Doulène. Là d'où venait Rulna, les enfants de
l'âge de Ficelle étaient abandonnées à leur sort pendant un an, afin de
faire leurs preuves en survivant par leurs propres moyens. Ceux qui
devaient mourir durant l'épreuve s'étaient montrés trop faibles pour
être digne de vivre dans la communauté. Les autres, les rares qui
tentaient de rentrer avant l'heure étaient des couards et jetaient la
honte sur leurs parents. Ils étaient systématiquement exécutés, souvent
par leur propre père, et leur nom était effacé des mémoires.
Jamais
Ficelle n'aurait survécu à cette épreuve. Rulna ne devrait logiquement
éprouver pour elle que du mépris. Et pourtant, la fillette lui manquait.
Elle réalisa alors que depuis qu'elle avait quitté les siens, elle
avait bien changé. Serait-elle seulement encore digne de son propre
peuple ?
Elle mangea
rapidement un morceau de viande séchée et sortit du vieil entrepôt qui
lui servait de cachette. Elle quitta rapidement le quartier des
manufactures, déjà en pleine activité, avec ses nombreuses forges qui
travaillaient pour l'étrange chemin de fer.
Depuis deux semaines
qu'elle était là, Rulna ne comprenait toujours pas comment ces deux
longues barres de métal posées sur des cailloux allaient faciliter les
voyages entre Marendis et Garendun. Un ouvrier à qui elle avait demandé
comment les charrettes et les gens allaient bien pouvoir y circuler lui
avait répondu, en se moquant d'elle, que seul le train passerait sur ce
chemin de fer. Rulna dut alors faire un effort colossal pour ne pas lui
faire ravaler le fou rire qu'il ne parvenait pas à contenir, et depuis,
elle évitait d'en demander davantage, craignant que cela ne s'achève par
un meurtre en bonne et due forme.
Elle se rendit chez un cordonnier en vieille ville, afin de récupérer ses bottes qu'elle lui avait données à réparer – elle avait découvert à ses dépens que le chemin de fer avait une fâcheuse capacité à détruire les semelles de ceux qui voulaient l'emprunter. Elle paya l'artisan avec les quelques pièces qui lui restaient. Elle avait bien mis ses talents de voleuse à l'œuvre peu de temps après son arrivée, mais elle s'était rapidement aperçue que les nombreux ouvriers qu'elle pouvait croiser en ville ne possédaient que le strict minimum pour vivre. Le dernier qu'elle avait tenté de soulager de ses pièces de monnaie avait à peine de quoi s'acheter un morceau de pain. Dépitée, elle lui avait rendu son bien, prétextant qu'il venait de perdre sa bourse. Elle voulait bien prendre le risque de se faire prendre, mais à condition que cela en vaille la peine. Depuis ce jour-là, elle avait décidé de ne s'attaquer qu'aux bourgeois, mais ils étaient bien moins nombreux. Alors, pour survivre et avoir un peu d'argent pour subvenir à ses besoins, elle avait fait le point sur ses talents. Elle en avait conclu que le vol et la bagarre, même si elle ne les écartait pas, ne pouvaient lui apporter que des ennuis. Il lui restait la chasse, qui avait au moins le mérite de lui permettre de manger à sa faim.
Elle
quitta la ville en direction de la forêt et traversa le chantier. Des
terrassiers s'occupaient à déchiqueter une colline pour y faire passer
leur chemin de fer. Elle ne comprenait pas pourquoi ils ne se
contentaient pas de passer par-dessus, mais elle se dissuada de poser la
question.
Elle dut s'engager très loin dans la forêt, car les
nombreux charbonniers qui y travaillaient pour fournir les forges de la
ville en combustible avaient fait fuir le gibier. Rulna savait comment
faire du charbon de bois, mais elle n'avait jamais observé une telle
production de masse. En y réfléchissant, elle comprit mieux les raisons
de la guerre qui avait opposé les humains aux elfes, farouches
protecteurs de la forêt interdite, plus loin au Nord.
Elle
fit le tour de ses collets et récupéra trois lièvres. Elle comptait
bien en manger un dans la journée et récupérer les peaux, qu'elle
revendrait à un tanneur de Garendun. Puis, sa besace bien remplie, elle
se dirigea vers la petite hutte qu'elle s'était construite pour y
préparer ses peaux et faire sécher sa viande.
En chemin, elle
repéra la trace d'un chevreuil. Elle suivit la piste et finit par
apercevoir l'animal. Chasser les cervidés était bien plus difficile,
quoique moins dangereux, que de chasser le sanglier, car ils fuyaient à
la moindre menace. Elle déposa doucement sa besace et dégaina sa dague
en silence. Elle fit le tour de l'animal pour se placer sous le vent et
s'approcha furtivement. Lorsqu'elle fut à la bonne distance, elle se
releva et lança sa dague avec force. L'animal tenta de fuir, mais elle
put malgré tout l'atteindre au flan. Elle alla récupérer ses lièvres
avant de suivre la trace du chevreuil blessé, qu'elle retrouva agonisant
au bout d'une vingtaine de minutes. Elle mit fin aux souffrances de
l'animal et le chargea sur son dos, avant de retourner vers sa hutte,
heureuse d'avoir si bien commencé sa journée.
Lorsqu'elle
arriva à proximité de son petit abri, elle eut l'impression que quelque
chose était anormal, sans pourtant en identifier la raison. Elle déposa
ses prises devant la porte, dégaina sa dague et franchit la porte.
Quatre hommes l'y attendaient en mangeant une part de sa viande séchée.
Aussitôt, ils sortirent leurs armes, le plus grand des quatre la
menaçant avec une épée :
— Tiens donc ! Voilà notre petite voleuse !
Ça fait trois jours qu'on t'observe. C'est pratique tes promenades en
forêt, c'est plus discret pour te faire disparaître.
Il fit tourner son épée :
— Grandguy va être content de te retrouver !
Il l'observa attentivement :
— Ta petite copine n'est pas avec toi ? Comme c'est dommage ! Le chef
aurait certainement pu la revendre pour un bon prix, mais bon, que
veux-tu, il devra se contenter de toi... Pour l'instant !
Elle le défia du regard :
— Tu ne m'as pas encore attrapée.
Armée de sa dague, elle feinta une attaque au visage avant de plonger
dans les jambes de son adversaire. Celui-ci ne se laissa pas surprendre.
Il avait commencé à parer la première attaque avec son épée, en vain,
mais il fit un bond impressionnant pour esquiver la petite lame que
Rulna comptait lui planter dans le mollet. Il ricana :
— Je commence
à comprendre comment ce lourdaud de Slogard a pu te laisser filer. Tu
sais te battre, on dirait ! Je crois que ça va me plaire !
Il fit
une fente fulgurante tout en allongeant son bras armé vers elle. Rulna
se jeta sur le côté pour esquiver l'attaque, mais il parvint à lui
entailler le côté. Elle porta sa main à sa taille en poussant un petit
cri de douleur et de rage auquel il répondit avec un sourire satisfait,
en s'approchant doucement d'elle, l'obligeant à reculer :
— Tu as su éviter ma lame, mais est-ce que tu sauras éviter les anneaux de Pyth le serpent ?
Rulna ne comprit de quoi il parlait que lorsqu'une corde s'enroula
autour de son cou. Elle tenta de poignarder son agresseur qui parvint à
esquiver les coups, en resserrant ses anneaux mortels à chacune de ses
tentatives. Son regard se voila, et Pyth la souleva de terre en serrant
toujours plus fort.
L'homme à l'épée s'approcha, affichant un sourire de victoire :
— Ne t'inquiète pas. On ne va pas te tuer tout de suite. Grandguy se réserve ce plaisir.
Dans un dernier moment de lucidité, Rulna réalisa qu'il s'était trop approché. Elle prit appui sur lui d'un pied, lui décocha un formidable coup dans la figure de l'autre avant de se projeter au-dessus de Pyth et de retomber derrière lui en le déséquilibrant. Elle parvint à se rétablir au sol, un genou en terre entraînant son agresseur dans une chute en arrière, qui s'acheva lorsqu'il se brisa la nuque sur le genou relevé de Rulna.
Rulna
se libéra aussitôt de la corde, se releva sous le regard médusé des
hommes de Grandguy. Elle s'approcha de l'homme à l'épée, lui écrasa la
tête d'un coup de pied, récupéra son arme et s'approcha des trois
derniers avec un regard meurtrier. Passé l'instant de surprise, ils
chargèrent. Elle esquiva la première attaque en se baissant tout en
donnant un formidable coup de taille dans le tibia du bandit, puis elle
sauta pour éviter la seconde attaque et frapper du genou dans le menton
du second, avant de pivoter pour esquiver la troisième attaque et
frapper d'un coup de taille derrière la nuque pour mettre fin au combat.
L'homme blessé à la jambe tenta de fuir, elle lança l'épée, le transperçant de part en part.
Rulna
porta la main à sa blessure et s'écroula. Sa vision était troublée,
elle peinait à retrouver son souffle et sa plaie à vif la faisait
souffrir. Elle entendit des bruits de pas, se retourna pour voir le
dernier survivant s'enfuir en titubant, une main au visage. Elle se
releva rapidement, mais sa plaie lui arracha un cri de douleur. Elle
voulut pourtant le poursuivre, mais chacun de ses pas était une torture,
et l'homme courait trop vite pour qu'elle puisse le rattraper. Le
combat était terminé, elle ne savait pas s'il s'enfuyait ou s'il allait
chercher du renfort en ville, elle renonça donc à le poursuivre. Elle
remonta sa chemise pour examiner sa blessure. L'entaille était profonde,
le muscle semblait touché, mais le coup d'épée n'était heureusement pas
allé plus loin. Elle récupéra la chemise d'un des cadavres, la découpa
en longues bandes qu'elle enroula autour de sa taille pour tenter de
refermer la blessure.
Ne sachant pas ce qu'allait faire l'homme qui
avait fui, ni s'il avait des renforts à proximité, elle décida qu'elle
ne pouvait prendre le risque de retourner à Garendun. Elle récupéra donc
les armes qu'elle pouvait utiliser, abandonnant l'épée, trop longue et
pas assez discrète, puis elle prit toute la viande séchée qui lui
restait, ainsi que sa besace et elle partit vers le nord, abandonnant le
chevreuil, trop lourd et trop encombrant.
Rulna
marcha ainsi pendant trois jours au travers de la forêt. Sa douleur
s'intensifiait chaque jour, et se relever chaque matin était une
véritable torture. Le troisième jour, elle était en nage malgré la
fraîcheur inhabituelle de cette fin de printemps, et sa vue se
troublait. Elle s'arrêta au bord d'un petit ruisseau pour boire, lorsque
le courant s'intensifia. Le ruisseau devint un torrent dans lequel elle
vit une masse de cheveux roux. Elle reconnut son père qui était
emporté, et qui ne parvenait pas à revenir au bord. Elle lâcha ses
affaires et courut le long du torrent en hurlant pour attirer son
attention. Elle voulut se jeter à l'eau pour lui porter secours, mais il
leva la main pour l'arrêter :
— Non ! Tu ne peux plus rien pour moi. Laisse-moi partir.
Elle hurla :
— Mais si, je peux t'aider, tends-moi la main !
Il lui répondit dans un calme improbable :
— Tu dois me laisser ou le courant t'emportera avec moi.
Elle le supplia :
— Ne pars pas sans moi, il n'y a rien pour moi ici.
Il lui sourit :
— Tu n'as pas encore accompli ton destin. Tu dois me laisser et poursuivre ta route.
Il lui sourit une dernière fois avant de disparaître dans l'eau.
Elle hurla, de rage et de désespoir, avant de se rendre compte qu'elle
était dans l'eau jusqu'à la taille. Elle regagna la berge paniquée avant
de s'apercevoir que le torrent avait disparu, remplacé par une paisible
rivière. Elle chercha son père du regard avant de se souvenir qu'elle
l'avait vu se noyer alors qu'elle n'était encore qu'une enfant... Elle
sentit un liquide chaud couler sur ses joues, avant de sentir le goût
salé de ses larmes. Depuis quand n'avait-elle plus pleuré ?
Lorsqu'elle
se rendit compte que sa blessure s'était rouverte, elle la comprima
avec sa main avant de retourner vers ses affaires. Là, elle ôta ses
bandages pour examiner sa plaie. Elle était rouge vif, chaude et
purulente. Elle se sentait désorientée, sa vue était troublée, et
l'apparition de son père lui indiquait qu'elle délirait. Elle comprit
que sa plaie infectée risquait de la tuer, mais elle ne connaissait
qu'un seul moyen d'y remédier.
Elle entassa péniblement du bois
auquel elle mit le feu avant d'y plonger sa dague. Puis, elle mangea ce
qui lui restait de nourriture, but de l'eau en grande quantité et,
lorsque sa dague fut rougeoyante, elle retira ses bandages, prit sa lame
en se protégeant les mains avec une bonne épaisseur de cuir. Elle
respira rapidement cinq ou six fois avant d'appliquer la lame brûlante
sur sa plaie. Elle hurla de douleur, mais elle maintint la lame au
contact de sa peau pendant encore quelques secondes avant de la jeter à
quelques pas et de s'écrouler au sol pour sombrer dans l'obscurité.
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