Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre XIII
XIII
Les gens de Valfond étaient repartis comme ils étaient venus, en paix. Le soir de leur départ, après le repas, le clan était encore surpris par ce peuple étrange, hommes et orques ensembles, dans le respect mutuel. La plupart d'entre eux avaient engagé la conversation avec les membres du clan, le plus naturellement, alors que ceux du clan avaient une certaine appréhension. Alors que tous avaient craint de devoir quitter cette vallée sous la contrainte, ils y étaient maintenant officiellement invités et sous la protection de Valfond. Urog et Corg, toujours méfiants, craignaient que cette protection ne soit en fait qu'un prétexte pour les placer sous surveillance.
Tous
savaient que Litak n'aimait pas ces grands rassemblements, car elle y
était systématiquement dévisagée et on lui faisait fréquemment des
commentaires désobligeants. Depuis qu'elle avait compris que son aspect
choquait les orques, elle s'en cachait souvent en restant dans la hutte
ou la tente de ses parents.
Lorsqu'elle fit enfin son apparition,
elle était étrange, perdue dans ses pensées, comme absente, mais le clan
était occupé à commenter l'événement et peu remarquèrent son
comportement inhabituel. Les discussions continuèrent à propos de leurs
visiteurs.
Urog restait toujours aussi méfiant.
— Peut-on vraiment faire confiance à des humains ?
Corg était dubitatif. Tout ce qu'il venait de voir contredisait son expérience.
—
Je dis toujours qu'il faut être fou pour les croire, mais ces
humains-là vivent avec des orques, des orques qui portent les armes. Le
second est aussi un orque et les hommes se plient sans aucune réticence à
ses ordres.
Martog, lui, faisait entière confiance aux gens de Valfond.
— J'ai
dit que Valfond n'était pas comme les autres nations humaines. J'ai
vécu là-bas durant ma convalescence. J'y ai toujours vu les orques et
les hommes travailler ensemble, rire ensemble, vivre ensemble. Nous ne
sommes pas de Valfond, ils auraient pu nous chasser, mais ils ne l'ont
pas fait, ils nous invitent à rester. Moi, je leur fais confiance.
Urog n'en démordait pas.
— Le fils est le Général ! Il nous a combattus, de Pont des Landes jusqu'au grand fleuve !
Litak, d'habitude discrète, surpris tout le monde.
— Mais
il n'a jamais traversé le fleuve. Il a fait soigner les blessés, il a
protégé Imanéa et son fils, il a libéré tous les orques, y compris
Hekox, alors qu'il savait que c'était notre chef de guerre. Il a risqué
sa vie pour nous protéger, Zanéa et moi, et il a convaincu son père de
nous accepter ici.
Alors oui, il vous a combattu durant la guerre,
mais cet homme est-il plus notre ennemi que les orques du clan de la
Rivière Rouge qui nous ont chassés de chez nous ?
Litak avait mis Urog en colère. Elle n'avait pratiquement aucun statut, de quel droit se permettait-elle d'intervenir dans cette discussion ? Néanmoins, ses arguments avaient porté et le colosse finit par admettre qu'elle avait raison. Rien dans les mots ou l'attitude des gens de Valfond ne pouvait laisser à penser à un piège. Tous étaient détendus et même les hommes laissaient percevoir la chaleur de l'amitié. Étrange peuple décidément que ces Valfond...
Litak, sentant que Urog s'était détendu, continua :
— Urog,
tu es un grand guerrier et tu ne penses qu'au bien de ton clan. Je te
respecte beaucoup pour ça. Mais tu dois comprendre que les gens de
Valfond ne sont pas une menace pour nous. Au moins, laisse-leur le temps
de nous le montrer. Et puis, nous leur ressemblons un peu.
Elle se tourna vers sa mère :
— Ce clan a recueilli une humaine, l'a élevée comme une des leurs et acceptée comme un membre à part entière.
Elle se rendit compte que tous la fixaient et soudain, elle se sentit gênée. Ne sachant que faire, elle s'assit autour du feu.
Urog,
toujours surpris par ses paroles, se tourna vers Corg, qui semblait
aussi surpris par l'attitude de sa fille que le reste du clan.
— Tu ne nous avais jamais dit que ta fille parlait aussi bien !
Il se tourna ensuite vers Litak :
— Tu
as raison, je ne pense qu'au bien du clan, cela implique d'accepter la
main tendue de Valfond. Tu as raison aussi, il n'est pas plus notre
ennemi que le clan de la Rivière Rouge, mais peut-on le considérer pour
autant comme un ami sûr ? Restons sur nos gardes.
Tous
approuvèrent et Litak eut un regard de remerciement pour Urog, qui se
demandait encore ce qui était arrivé à la discrète fille de Corg,
toujours au service du clan, mais constamment effacée. Comment
avait-elle pu changer à ce point depuis leur arrivée dans cette vallée ?
Par deux fois, elle avait risqué sa vie pour protéger sa sœur et
maintenant, elle lui tenait tête en public, sans jamais lui manquer de
respect... Après tout, Corg avait été élevé pour devenir chef, peut-être
cela s'était ressenti dans l'éducation de Litak... Cette petite
méritait probablement plus d'estime de la part du clan...
Le lendemain, au réveil, Litak semblait de meilleure humeur qu'à l'accoutumée et ses parents se regardèrent un moment, comme s'ils essayaient de deviner la réponse à leur question dans les yeux de l'autre. Litak mangea un morceau de galette et elle repensa aussitôt aux merveilleuses galettes de Sharle. Elle savait désormais où trouver les fruits ovoïdes que Sharle lui avait fait découvrir et elle décida de proposer à Zanéa d'aller en chercher. Elle trouva son amie qui puisait de l'eau pour ses parents dans le petit torrent qui alimentait le lac.
— Bonjour Zanéa, dis, tu veux venir avec moi pour aller chercher des fruits de Sharle en bas de la vallée ?
— Bonjour, dis donc, tu as l'air en forme toi aujourd'hui !
— Pas plus que d'habitude. Alors, ça te dit ? On pourrait montrer la
recette des galettes à tout le monde, même ton frère les a aimées.
— Attends, je rapporte l'eau à mes parents et on demandera à mon père s'il accepte de nous laisser y aller.
— D'accord.
Elles
se dirigèrent vers la hutte du chef et croisèrent Manouba. Elles la
saluèrent de bon cœur. L'ancienne leur rendit leurs bonjours avec un
grand sourire et continua de monter vers le torrent d'un pas alerte.
Zanéa fut surprise de ne pas entendre la veille orque se plaindre de ses
jambes qui ne la portaient plus guère, ou de ce chemin plein de
cailloux qui faisaient mal aux pieds.
— Elle aussi a l'air en forme aujourd'hui !
— Comment ? Ah ! Oui...
Lorsqu'elles
parvinrent à la hutte, Urog organisait la patrouille de chasse avec son
père. Elles attendirent l'autorisation de parler.
— Litak
propose d'aller cueillir des fruits pour préparer des galettes de
Sharle, c'est très bon et elle propose de montrer la recette à tout le
monde en rentrant.
Urog, se souvenant de la promesse de Litak et de la saveur de ces galettes, demanda où elles comptaient en trouver.
— Sharle m'a dit qu'il y en avait beaucoup en bas de la vallée, près du lac.
— Allez-y, mais demandez à un guerrier de vous accompagner.
Voyant que sa sœur allait protester, il ajouta :
— Je suis certain que Mallog se fera un plaisir de vous aider à porter des paniers en rentrant.
Zanéa accepta avec un grand sourire, ce qui ne surprit personne.
Ils
descendaient vers le lac, traversant la forêt. Mallog tentait de
paraître sérieux, mais les filles savaient bien qu'il ne s'agissait là
que d'une façade. Et puis, Zanéa ne manquait pas de questions.
— Tu sais que tu as surpris tout le monde hier en t'opposant ouvertement à Urog, qu'est-ce qui t'a pris ?
— Je ne pouvais pas le laisser dire que Sharle est notre ennemi. Tu sais que ce n'est pas vrai !
— Je sais bien qu'il n'est pas mauvais, j'étais là, tu te souviens ?
Mallog
mourrait d'envie d'en apprendre plus sur le Général. Il avait été un
peu déçu lorsqu'il avait appris que l'homme qu'il avait rencontré était
le légendaire chef de guerre. Déçu que la réalité soit aussi éloignée de
l'image qu'il s'en faisait. Sharle n'était guère différent des autres
hommes, ni plus grand, ni plus effrayant, au contraire. Pas de signe
ostentatoire de puissance, ni militaire, ni politique. Rien, qu'un
homme, qui s'il n'était le premier qu'il ait rencontré, n'aurait rien de
différent d'un autre homme. En soi, cette banalité le rendait encore
plus énigmatique.
— Vous avez dit qu'il avait tué un homme armé à mains nues, comment il a fait ?
— Il bougeait. Il attendait que l'autre attaque et il bougeait pour
l'éviter et le frapper. Le mauvais homme a brisé sa pique dans le sol
tout en recevant un grand coup derrière la tête. Ensuite, il était en
colère, il a attaqué Sharle avec une épée et Sharle l'a laissé venir. Il
l'a fait voler par-dessus lui et le rafleur est tombé sur un de ses
pièges.
— Après coup, ce qui m'a le plus impressionné, c'est le
calme de Sharle. Jamais il ne s'est énervé, ni inquiété. C'est comme si
le rafleur n'avait jamais été plus dangereux qu'un tripuk, alors qu'il
était armé. Litak a été impressionnante aussi, mais malgré son courage
et la dague de Sharle qu'elle avait en main, elle s'est fait balayer en
quelques secondes.
Litak se souvenait de l'histoire que lui avait racontée son père.
— Il a neutralisé cinq guerriers orques durant la bataille de Pont des landes.
— Il en a neutralisé plus d'un, d'après mon père.
— Oui, mais ceux-là, il les a neutralisés seul, alors qu'ils l'attaquaient ensemble.
Zanéa se mit à rire.
— Un seul homme ne peut pas venir à bout de cinq orques en même temps !
Mallog pourtant, était certain que cette histoire était réelle.
—
Martog était aussi à Pont des Landes et avant d'y être blessé, il a vu
cette scène. C'est pour ça que j'avais toujours imaginé le général comme
un géant, grand comme Urog, qui maniait une épée énorme. Un homme
effrayant, comme les monstres des histoires qu'on raconte aux enfants...
La réalité est décevante parfois...
Litak trouvait au contraire que la réalité était plus agréable que la légende.
— Moi, je préfère qu'il soit comme ça.
Zanéa pouffa :
— J'imagine
bien ! Il est plus facile de s'intéresser à un jeune fils de chef,
plutôt agréable à regarder, toujours prêt à secourir sa belle, qu'à un
guerrier monstrueux, sanguinaire et sans pitié.
Au fond, Litak
était bien naturellement de cet avis, mais le fait que son amie puisse
en deviner autant sur ses pensées la mettait mal à l'aise.
— Mais
qu'est-ce que tu imagines, je pense simplement que s'il avait été un
guerrier sans pitié, il nous aurait laissées à notre sort entre les
mains du rafleur.
Zanéa fixa son amie avec un air entendu :
— Évidemment.
Mallog,
de son côté, comprenait bien qu'il y avait des sous-entendus entre les
deux jeunes filles, mais il en ignorait le sens et les états d'âme de
Litak n'étaient pas sa préoccupation première.
— Au fait, hier, il semblait bien déçu de ne pas t'avoir rencontrée autour du repas.
Litak n'avait pas envie d'aborder le sujet, pas maintenant. Sa
rencontre de la veille avec Sharle avait été agréable, surprenante et
pleine de promesses, mais elle ne savait pas encore ce qu'elle pouvait
attendre de lui, si ce n'est qu'il désirait mieux la connaître et
qu'elle appréciait sa compagnie.
— Je sais.
— Je lui ai dit où te trouver.
— Je sais.
— Alors, tu l'as vu, tu ne l'as quand même pas laissé planté là.
Litak sentait bien que Zanéa la harcèlerait jusqu'à obtenir une réponse satisfaisante.
— Oui, nous avons un peu parlé.
— Alors, qu'avez-vous dit ?
Que
pouvait-elle bien lui dire ? Elle décida de garder pour elle la
capacité de Sharle à communiquer comme les orques. Le clan n'avait pas
besoin de savoir que cet homme était le Hurleur.
— Il m'a dit qu'il voulait mieux me connaître et qu'il reviendrait dans trente jours.
Zanéa ne fut pas surprise par cette réponse, au contraire de Mallog.
— Pourquoi s'intéresserait-il à toi ? Ce n'est pas un orque, c'est un personnage important pour son peuple et...
— Et moi, je ne suis rien, même pas une orque.
Mallog
prit soudain conscience que Litak, bien que parfaitement intégrée au
clan, n'avait jamais été bien considérée par les orques. Il la
connaissait depuis toujours et ne faisait jamais attention à sa
différence, mais il comprenait maintenant que cette différence devait
être un lourd fardeau, dont elle ne pourrait jamais se défaire. Aucun
guerrier pour la vouloir comme compagne, comme il pouvait désirer Zanéa,
aucun rang, aucun statut au sein du clan, ni même au sein de la nation
orque...
— Je euh... Je ne voulais pas dire que...
— Ne
t'inquiète pas, je me suis moi-même posé cette question et je ne connais
toujours pas vraiment la réponse. Il m'a dit que j'étais un peu à
l'image de son peuple, moitié humaine, moitié orque, tout comme lui.
Mallog
afficha une telle expression de surprise que Zanéa éclata de rire, ce
qui arracha un grand sourire à Litak. Sachant que le pauvre serait
encore plus incrédule, elle continua sur sa lancée :
— Wanuka, sa mère, est une orque.
Mallog
s'arrêta, laissant presque tomber sa hache. Zanéa, connaissant
l'histoire, continuait de rire devant le visage décomposé du jeune
guerrier. Face à son hilarité et au sérieux de Litak, le pauvre ne
savait plus quoi penser.
— Quoi ?
Litak jugea qu'il n'était pas utile de prolonger le martyr de leur compagnon de route.
— Il
est un homme par le sang, mais sa mère est morte lorsqu'il était très
jeune et c'est une orque qui l'a éduqué, aux côtés de son père.
Mallog fut presque soulagé par l'explication, néanmoins, une question finit par le tarauder :
— Mais
pourquoi un homme aussi important que le chef de Valfond n'a pas pris
une nouvelle épouse ? Pourquoi a-t-il confié l'éducation de son fils à
une orque ?
Litak n'avait pas la réponse à cette question, mais sa conversation de la veille avec Sharle lui suggérait une hypothèse.
—
Probablement parce qu'à Valfond, les humains et les orques ont les
mêmes droits et puis, Sharle m'a dit que certaines humaines ne
cherchaient que le statut d'épouse du chef, pas l'amour. Peut-être que
le chef ne voulait pas d'une telle femme à ses côtés.
Ils
débouchèrent de la forêt et Litak, suivant les indications de Sharle,
les conduisit vers les arbres à piares. Bien qu'ils aient entamé la
descente depuis le campement sous un grand soleil, de sombres nuages
commençaient à dominer le ciel lorsqu'ils commencèrent la cueillette.
Zanéa, n'était jamais à court de conversation.
— Dites, vous avez vu Manouba ce matin ?
— Oui, elle avait l'air en forme.
— Comme si elle avait rajeuni. Souriante, pas de jérémiades sur ses
vieilles jambes, bien au contraire, elle avait l'air de trotter pour
aller chercher de l'eau.
Mallog remarqua que Manouba avait passé
tout le repas de la veille à discuter avec Zarmak, le second de Valfond,
peut-être s'étaient-ils connus dans le passé et que l'échange de vieux
souvenirs lui avait fait du bien. Zanéa avait l'air perplexe.
— Peut-être... Peut-être se sont-ils échangés autre chose que des vieux souvenirs...
— Que veux-tu dire ?
— J'ai entendu que Zarmak avait été recueilli par Valfond après la
première guerre. Il avait été chef de clan, puis esclave, puis rejeté
par tous les clans, y compris le sien.
Mallog était incrédule.
— Quoi, il n'est même pas né à Valfond et il devient second du chef ! Ces gens- là sont vraiment trop étranges.
Litak se sentit obligée de prendre la défense de leurs hôtes.
— Ces gens étranges nous ont accueillis sur leur territoire. Nous pourrions au moins éviter de leur manquer de respect !
Zanéa reprit le cours de leur discussion.
—
Manouba vit seule depuis longtemps. J'ai appris que Zarmak n'avait
jamais pris de compagne à Valfond. Vous comprenez maintenant.
Litak et Mallog se regardèrent un instant.
— Non.
— Vous êtes vraiment aveugles ou quoi ? Deux orques vivant seuls se
rencontrent, passent un agréable moment à discuter, un long moment...
Litak et Mallog ne réagirent toujours pas.
— Ils se sont peut-être échangé des promesses, de se revoir, par exemple...
Mallog
n'y croyait pas un instant, mais Litak, pensait que si un humain de
Valfond pouvait s'intéresser à elle, un orque pouvait bien s'intéresser à
Manouba, après tout, elle avait un bon statut, Zarmak aussi.
— C'est possible, mais je n'ai pas rencontré le second, alors je ne peux pas en être certaine.
— Tu n'as rencontré personne... Ou presque, tu sais, tu n'es pas
obligée de te cacher à chaque fois que nous accueillons du monde.
— Je sais, mais je n'aime pas la façon dont on me regarde à chaque fois.
— Certains regards ne semblent pas te gêner depuis peu...
Zanéa termina sa phrase par un clin d'œil pour Litak, qui répondit par un sourire gêné.
Les paniers furent vite remplis, car les arbres étaient couverts de fruits et les branches basses faciles d'accès. Au moment du départ, Litak remarqua des buissons pleins de baies savoureuses et elle décida qu'elles agrémenteraient agréablement les galettes. En remontant vers la forêt, ils récoltèrent de grandes brassées de plantes céréalières. Ils ne perdirent pas de temps à séparer le grain de la tige, car le temps devenait menaçant et le foin trouverait certainement une utilité dans le camp.
L'orage éclata alors qu'ils traversaient la forêt et le couvert des arbres ne les protégea guère de l'eau. Plus ils remontaient vers leur campement, plus ils ressentaient la morsure du froid, accentuée par la pluie. Ils pressèrent le pas, mais c'est transis qu'ils parvinrent à la lisière du bois. Là, ils furent surpris de ne plus voir les sommets environnants, noyés dans la brume. Le campement lui-même était masqué. Ils suivirent le petit torrent vers l'amont, afin de ne pas s'égarer.
Ils arrivèrent enfin au village, trempés et frigorifiés, et ils allèrent déposer leur récolte dans la hutte centrale, car elle était destinée à la collectivité. Litak fit le tour des huttes pour prévenir qu'elle montrerait la recette des galettes dès que l'orage serait passé, puis elle alla se réchauffer près du feu chez ses parents.
L'orage cessa en début de soirée, mais la pluie continua de tomber toute la nuit. Au petit matin, Litak fut réveillée par un bruit d'eau coulant en cascade furieuse. La pluie avait enfin cessé de tomber et elle sortit de sa hutte pour trouver la provenance du bruit. À peine avait-elle franchi le seuil de son foyer qu'elle fut stupéfaite par le paysage. Tout avait changé, la montagne était blanchie par la neige, quelques centaines de mètres plus haut que le campement. Le ciel était bleu pâle, presque blanc, froid et le torrent, d'habitude réduit à un petit filet d'eau, était devenu puissant, impétueux et pour tout dire menaçant tant son niveau était monté, affleurant la limite supérieure de son lit de rocaille. Litak constata que sa hutte était très proche du torrent et ce qui lui avait semblé agréable durant les beaux jours, l'effrayait un peu aujourd'hui. Que se serait-il passé si le torrent était monté un peu plus cette nuit, la hutte aurait-elle tenu bon ? Elle s'imagina le campement emporté par l'eau en furie et cette vision lui glaça le sang.
Elle observa le reste du campement et vit Bratog en pleine discussion avec Urog. Visiblement, ils étaient inquiets. Elle allait réveiller son père pour l'informer de la situation, mais celui-ci apparut à la porte. Il observa le paysage, comme sa fille quelques instants plus tôt, et il se dirigea vers son chef. Ils parlèrent tous les trois durant quelques instants et semblèrent se mettre d'accord.
Lorsque tout le village fut sur pied, Bratog organisa un conseil improvisé autour du foyer central :
—
Mes amis, comme vous l'avez tous constaté ce matin, l'hiver frappe déjà
à notre porte. Il semble qu'il sera plus précoce ici qu'il ne l'était
dans notre Forêt Sombre. Peut-être sera-t-il aussi plus rude. Mais nous
ne sommes pas encore prêts à l'affronter. Nous allons devoir redoubler
d'efforts pour terminer le village, récolter des provisions en quantité
suffisante et chasser suffisamment pour nourrir le clan durant tout
l'hiver. Nous allons tous nous atteler à la tâche, avec toute la force
et le courage dont est capable ce clan. Plus tard, durant l'hiver, nous
aurons le loisir de nous reposer.
Tous approuvèrent et tous proposaient déjà leur contribution, en fonction de leurs talents particuliers.
Litak, encore sous le choc de sa vision du torrent emportant tout le
village réclama la parole, sous le regard des orques, surpris décidément
de la transformation de la si discrète et étrange créature en membre du
clan qui prenait confiance et osait affronter le danger et même le
redoutable Urog.
— Nous avons tous remarqué que le torrent avait
beaucoup grossi cette nuit. Il n'a plu qu'une nuit, mais je me souviens
dans notre forêt, de plusieurs jours de pluie ininterrompue, où nous
finissions par patauger dans la boue. Que se serait-il passé s'il avait
autant plu. Se pourrait-il que le torrent grossisse tant que le
campement soit emporté par les eaux. Sommes-nous en sécurité si près de
l'eau ?
Le silence qui suivit la question de Litak fut éloquent.
Les mères tenaient plus fort leurs enfants, les pères se regardaient
entre eux, des interrogations plein les yeux. Bratog lui-même semblait
découvrir le danger qui menaçait son clan. Il avait l'habitude
d'organiser la survie des siens face à l'hiver, ou aux attaques,
qu'elles viennent d'autres clans ou des hommes, mais il avait grandi
dans une forêt, comme tous les membres de son clan. Toute son éducation,
son expérience étaient liées à la forêt et il ne connaissait que peu de
choses de la montagne ni de ses dangers.
— Mes amis, je crois
bien que Litak soulève un problème sérieux. Nous sommes nouveaux dans
cette vallée et ne la connaissons pas encore assez pour négliger ce
danger potentiel.
Martog pris la parole :
— Nous pourrions
nous renseigner auprès de la prochaine patrouille de Valfond. Ils
doivent bien mieux connaître ce territoire que nous. Ils sauront si ce
danger est avéré.
Le clan approuva ces propos rassurants. Le
danger n'était peut-être qu'imaginaire, mais Bratog pensait que le
risque était trop grand pour ne pas l'anticiper. Il avait prévu de
nouveaux travaux, pour construire quelques nouveaux bâtiments. Si le
temps le permettait, ils déplaceraient tout le village afin de le mettre
à l'abri. Il ne pouvait se permettre de perdre des orques par
négligence. Son clan ne s'en remettrait pas.
L'assemblée
se dispersa pour se mettre au travail. Urog organisa la patrouille de
chasse et il nomma Corg à sa tête, ce qui en soi était une surprise, car
le colosse semblait toujours se méfier du fils de l'ancien chef. Avant
le départ, Bratog prit Corg à part.
— Je commence à me poser bien des questions au sujet de ta fille.
Corg était sur le point de répondre, mais le chef l'interrompit.
—
J'ai toujours pensé que sa simple existence diminuait le prestige du
clan, mais depuis quelques jours, je m'aperçois qu'elle nous apporte
beaucoup, qu'elle en soit consciente ou non. Elle est peut-être un
bienfait pour nous tous.
— Je l'ai toujours considérée comme un bienfait. Et depuis quelques jours, elle m'étonne moi aussi.
Les
chasseurs rentrèrent avec plusieurs grosses prises et furent surpris de
constater l'étendue des travaux réalisés durant leur absence. Un peu en
hauteur sur le versant nord de leur vallée, une vaste surface avait été
dégagée et aplanie afin d'y construire une nouvelle bâtisse collective.
Bratog voulait en faire une salle de conseil et une salle d'accueil
d'urgence en cas de crue exceptionnelle du torrent.
Tout le clan se
mit au travail pour découper la viande et la mettre à sécher. La nuit
venue, tous se retrouvèrent autour du foyer central, où une grosse pièce
de viande cuisait à la broche. Litak proposa de montrer la recette des
galettes de Sharle et ceux qui y avaient déjà goûté en parlaient avec
tant d'enthousiasme que les autres se pressèrent autour de la jeune
métisse pour l'observer. Elle avait épluché les piares et les mit à
cuire dans une grande marmite. Elle avait chargé Zanéa de touiller
jusqu'à l'obtention de la fameuse pâte onctueuse au parfum
caractéristique. Pendant ce temps, elle broyait les grains qu'ils
avaient récoltés la veille. Elle les jeta dans une autre marmite avec
les baies qu'elle avait cueillies et un peu d'eau. Lorsque la purée de
piares fut prête, elle en versa une bonne quantité dans sa marmite et
mélangea le tout. Enfin, elle étala un peu de cette pâte sur une pierre
plate chauffée par le feu. Les galettes cuites, elle en distribua à tout
le monde. Les enfants les dévorèrent et en réclamèrent vite de
nouvelles, sous les yeux réjouis des parents, qui semblaient, eux aussi,
apprécier ces petits gâteaux.
Lorsque Urog se servit pour la troisième fois, il glissa à Litak :
— Je ne sais toujours pas si le Général est notre ami, mais rien que pour ça, je ne peux plus le considérer comme notre ennemi.
Litak
lui répondit par un sourire si chaleureux, que pour une fois, il ne la
trouvait plus si laide qu'à l'accoutumée. Décidément, elle était de plus
en plus surprenante, à moins, se dit-il, que ce ne soit simplement lui
qui ne la regardait plus comme avant.
La soirée fut festive, et le
clan se sépara plus tard que de coutume. Bratog, voyant son clan soudé
et l'étendue des travaux réalisés en si peu de temps, se mit à espérer
un avenir prospère sur ce nouveau territoire.
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