Les cendres de Tirwendel - Chapitre XX
XX
Aux premières lueurs de l'aube, Shack'Gan se présenta devant la tente de Lak'Mor :
— J'ai envie d'aller chasser pour me changer les idées. Est-ce que tu veux bien m'accompagner ?
Le jeune guerrier trouva la requête étrange, mais il lut dans le regard
du mage que cette partie de chasse n'était peut-être qu'un prétexte. Il
s'interrogea quelques instants sur ses motivations réelles avant
d'accepter :
— On part quand ?
— Dès que possible, si cela ne te dérange pas.
Lak'Mor prit une sacoche en cuir, sa masse de combat et sortit de la
tente. Sur l'un des foyers du camp, il préleva un bon morceau de viande :
— Je suis prêt ! Où veux-tu aller ?
— Vers la rivière, si tu veux bien.
Le jeune guerrier avait bien remarqué que quelque chose avait intrigué
le mage là où l'elfe avait été vue pour la dernière fois, il n'était
donc pas vraiment surpris par cette réponse.
Ils marchèrent en
silence jusqu'à ce qu'ils soient assez éloignés de Nelandir pour ne plus
être entendus, puis Lak'Mor rompit le silence :
— Qu'est-ce que tu as vu là-bas qui te pousse à y retourner ?
Depuis qu'il le connaissait, Shack'Gan pensait que ce jeune troll était
intelligent et observateur. Il était heureux de constater qu'il ne
s'était pas trompé. Il lui sourit :
— J'ai vu des charognards de
l'autre côté de la rivière, et je voudrais vérifier s'ils étaient sur la
dépouille d'une elfe, auquel cas, nos recherches seraient terminées. Et
puis, j'aimerais trouver l'origine de cette puanteur qu'on sentait
là-bas.
Le jeune guerrier fit une moue de dégoût :
— Pourquoi ? Rien de bon ne peut sentir aussi mauvais !
— Mais qui sait si cela ne représente pas un danger ?
Lak'Mor écarta une branche pour aider le mage à passer :
— Pourquoi ne pas y avoir simplement envoyé une patrouille de chasseurs ? Tu n'étais pas obligé d'y aller toi-même.
Shack'Gan sauta par-dessus une grosse racine :
— Que penses-tu de Zol'Kor ?
Le jeune guerrier semblait surpris par la question, mais il y répondit sans détour :
— Je ne l'aime pas. Il aime trop le sang, il est inutilement brutal et
il s'en vante. Ce n'est pas ainsi que doit se comporter un troll, du
moins, ce n'est ce que mon père m'a enseigné.
— Que crois-tu qu'il serait advenu si je lui avais fait part de mes observations ?
Lak'Mor réfléchit quelques instants avant de répondre :
— Peut-être que Zol'Kor aurait envoyé des guerriers. Peut-être qu'il y
serait allé lui aussi. Il aurait certainement cherché l'origine de
l'odeur pour attaquer et tout détruire, quoi que ce soit.
Shack'Gan hocha la tête :
— C'est aussi ce que je pense. Il chercherait à tout détruire, pour le
plaisir ou pour prouver sa force. Se demanderait-il seulement si cette
chose représente un danger ou non, et si sa destruction nous serait
profitable ou préjudiciable.
— J'en doute. Il n'est pas du genre à se poser des questions.
— C'est pour ça que je dois y aller, pour savoir de quoi il s'agit, si cela représente un danger pour nous ou non.
Il se tut quelques instants :
— Et pour en avoir le cœur net sur ces charognards.
Lak'Mor avait oublié ce détail :
— Pourquoi est-ce important ?
— D'après ce que tu nous as dit, cette elfe ne peut en aucun cas être
ressortie de l'eau seule. Si le cadavre qui a attiré les charognards est
bien celui de l'elfe, cela signifie que quelqu'un lui est venu en aide.
Alors, peut-être que nous trouverons des traces qui nous en apprendront
plus. S'il ne s'agit que d'un animal, au moins, nous en aurons le cœur
net.
Arrivés au bord de la rivière, Lak'Mor proposa de franchir un gué un peu en amont, mais Shack'Gan préféra aller vers l'aval :
— Si le corps a été emporté par le courant, nous le retrouverons peut-être, d'un côté ou de l'autre.
Le jeune guerrier acquiesça. Il empila des pierres sur la berge pour
former une petite pyramide. Le mage lui demanda pourquoi il faisait ça :
— Lorsque nous serons de l'autre côté, je suppose que nous remonterons
le cours d'eau. Avec ça, nous saurons que nous sommes bien arrivés là où
nous voulions.
Shack'Gan sourit :
— C'est malin.
Ils
trouvèrent un gué très loin en aval, sans avoir repéré la moindre trace
de l'elfe. Le cours d'eau s'était montré assez profond jusque-là, mais
Shack'Gan doutait que le corps de l'elfe, lesté par les bolas, ait pu
être emporté aussi loin par le courant.
Ils traversèrent et entreprirent de se diriger vers l'amont. Le mage comptait sur son compagnon :
— Tes talents de pisteur vont nous être utiles. Nous cherchons des
traces de passage qui ne seraient pas dues à des animaux. Si elle est
encore en vie, elle est certainement ressortie de ce côté de la rivière.
Lak'Mor avait des doutes :
— Les elfes ne sont pas des poissons ! Comment serait-elle remontée à
la surface ? Et puis, elle a été touchée par une fléchette empoisonnée.
Elle ne peut qu'être morte.
La remarque était d'une logique
implacable. Mais ils n'avaient toujours pas trouvé la moindre trace de
corps, et Shack'Gan voulait éliminer toute incertitude.
Lak'Mor pointa l'autre berge du doigt, un peu en amont :
— Regarde, nous y sommes !
Shack'Gan vit le petit monticule de pierres et fut heureux de
l'initiative du jeune guerrier. Sans cela, il aurait été incapable de
retrouver le bon endroit.
Lak'Mor remarqua deux anciennes traces sur
la berge. Quelque chose avait saigné et avait été traîné par terre,
depuis la rivière. La seconde trace était moins nette, mais elle
rejoignait la première à quelques mètres d'un buisson dont trois oiseaux
s'envolèrent à son approche. Leurs battements d'ailes firent diffuser
une odeur de viande avariée dans l'air. Lak'Mor s'accroupit devant les
arbustes pour examiner la dépouille :
— On a un problème !
Shack'Gan s'approcha :
— Que se passe-t-il ?
— C'est un chevreuil. Mais il n'a pas été tué par un animal.
Il se tourna vers le mage :
— Et l'elfe n'est plus dans l'eau.
— Comment le sais-tu ?
Lak'Mor lui montra des pierres polies enroulées de cordelettes :
— Voilà mes bolas.
Shack'Gan était sidéré :
— Elle s'en est donc sortie !
Le jeune guerrier haussa les épaules :
— Pas seule en tout cas. Ce chevreuil a été tué par une arme
tranchante. Peut-être une flèche, mais je n'ai encore jamais vu une
entaille aussi nette ni aussi profonde.
Il montra un petit sillon sur une côte du chevreuil, bien droit et très fin. Le mage confirma :
— Les silex des elfes ne sont pas si fins. Ils se briseraient en
pénétrant les chairs, et jamais ils n'entailleraient de l'os comme ça.
Il se releva et regarda vers le Sud :
— Nous avons donc deux mystères à résoudre. Qu'est devenue l'elfe, et qui l'a sortie de l'eau ?
Le vent tourna, venant désormais du Sud. Lak'Mor se releva et renifla l'étrange odeur apportée par la brise :
— Il n'y a qu'un seul moyen de le savoir.
La
piste les emmena plus loin qu'ils ne l'avaient prévu. Bien que les
essences soient les mêmes que dans le royaume des elfes, les arbres
étaient maintenant ridiculement petits, n'atteignant guère plus d'une
vingtaine de mètres de haut pour les plus grands. L'odeur dont ils
tentaient de localiser la source était désormais tellement prégnante
qu'elle semblait venir de partout à la fois.
Lak'Mor commençait à avoir du mal à respirer :
— Est-ce que c'est cette terre qui est irrespirable, ou est-ce que c'est la forêt qui est en feu ?
— Quelque chose brûle, c'est certain, mais je ne pense pas que ce soit
du bois. On dirait l'odeur d'un feu mort, mais encore chaud. Je ne
comprends pas comment cela peut durer si longtemps.
— Nous approchons probablement du bord du monde. Rien ne peut vivre là-bas.
Le mage n'avait aucune certitude :
— Et pourtant, il y a quelque chose, quelque chose qui a sorti l'elfe de l'eau. Il faut savoir ce que c'est.
Lak'Mor qui marchait devant s'arrêta brusquement :
— Regarde !
Il montra du doigt une souche d'arbre taillée en pointe avec des éclats
de bois disséminés tout autour. Mais aucun tronc, aucune branche
n'était visible, comme si l'arbre tout entier avait été dévoré sur
place. Les deux trolls s'interrogèrent du regard : quelle créature
pouvait bien se nourrir ainsi ?
Redoublant de prudence, ils
continuèrent à avancer, tous les sens aux aguets. L'odeur devenait de
plus en plus forte, insupportable. Lak'Mor commençait à se racler la
gorge et à tousser. Le mage était prêt à renoncer lorsque le jeune
guerrier pointa le doigt droit devant lui. Ils venaient d'atteindre la
lisière de la forêt. Devant eux s'étendait une vaste prairie à l'herbe
verte et grasse. Plus loin, derrière une petite butte, une inquiétante
fumée noire et malodorante s'élevait en de multiples panaches avant
d'être poussée vers eux par le vent.
Shack'Gan se tourna vers son compagnon :
— Tu n'es pas obligé d'aller plus loin. Qui sait ce qu'il y a là-bas ?
Le jeune guerrier lui répondit dans un sourire :
— Maintenant que je suis ici, je ne vais pas faire demi-tour avant de connaître le fin mot de cette histoire !
Même
s'ils détestaient tous les deux les forêts, propices à mille pièges et
embuscades, Shack'Gan aurait apprécié pouvoir disposer de rochers ou de
buissons pour avancer à couvert. Ils ne disposaient hélas que d'une
herbe bien trop basse pour espérer pouvoir échapper à la vue d'un
ennemi, quel qu'il soit. Ils finirent l'ascension de la butte en rampant
pour rester le plus discret possible. Lorsqu'ils arrivèrent au sommet,
ils furent effarés par la vision d'horreur qui s'offrit à eux. Dans un
petit vallon, un ensemble de constructions de pierres grises,
recouvertes de plaques orange ou rouges, s'alignaient le long d'une
piste elle-même couverte de pierre. La plupart de ces édifices
laissaient échapper des fumerolles, mais les trois bâtiments les plus
impressionnants crachaient des panaches noirs, denses et inquiétants.
Plus loin, de l'autre côté du vallon, au bord d'une retenue d'eau qui
n'avait rien de naturelle, un autre édifice de pierre de haute taille
laissait tourner une énorme roue de bois, probablement entraînée par le
filet d'eau qui se jetait plus bas dans la rivière. Tout en haut de la
colline opposée se trouvait un énorme édifice de pierre lui aussi, bardé
de tours gigantesques et de murs hauts et larges.
Des créatures
semblables à des elfes grouillaient partout entre les constructions et
même au-delà, où à l'aide d'animaux réduits en esclavage, ils mutilaient
la terre, la retournaient, et l'agençaient en morceaux rectilignes. La
nature y était tellement meurtrie, que seule une sorte de plante
semblait en mesure de se développer sur chaque parcelle.
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