Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre XII
XII
Sharle était arrivé au palais dans l'après-midi. Il avait voyagé toute la veille, depuis le départ des guerriers. Il était allé voir son père pour lui expliquer la situation. De prime abord, Jehan voulait chasser les intrus, mais Sharle l'avait convaincu de les autoriser à rester. La vallée qu'ils occupaient n'était pas exploitée, car trop éloignée de la cité et de ses faubourgs. Les rares villages de montagnes restaient dans l'environnement immédiat et peu de citoyens de Valfond se seraient aventurés si loin, juste pour exploiter des terres, alors que la production agricole était déjà excédentaire et les exportations vers les Belles Landes florissantes. Le clan pouvait bien rester là, il ne nuirait à personne et Valfond pouvait se permettre cette générosité. En revanche, Jehan avait été profondément choqué d'apprendre que des rafleurs se permettaient de sévir sur ses terres. Il fit convoquer ses capitaines, afin qu'ils organisent plus de patrouilles aux frontières, afin de repousser ces sinistres individus. Zarmak conseilla à Jehan de se rendre en personne au camp du clan, afin de rencontrer dans les plus brefs délais ce Bratog. Ce clan de la Forêt Sombre était puissant du temps de Tornarok et l'intendant général était curieux de savoir comment une telle déchéance s'était produite. Sharle, lui, désirait plus que tout l'installation définitive du clan, car il souhaitait mieux connaître cette petite métisse aussi douce que déterminée à protéger les siens.
Jehan avait demandé au capitaine de la garde d'organiser une expédition, une centaine de soldats dont trois lieutenants orques qui seraient chargés de diriger les patrouilles dans la vallée du Pic Jaune.
Wanuka
se présenta dans la salle du conseil. Le repas allait être servi.
Jehan, Zarmak et Sharle se dirigèrent vers la salle des banquets. Wanuka
se porta aux côtés de Sharle.
— J'espère que tu prendras plus d'un repas cette fois-ci.
Sharle se sentit soudain honteux. La dernière fois qu'il était venu au
palais, il n'y était resté guère plus de deux heures, sans prendre le
temps de saluer Wanuka.
— Tu sais, rien ne t'oblige à rester loin
d'ici, les réponses que tu cherches ne se trouvent pas plus dans la
montagne qu'ici. Elles sont en toi.
— Tu as raison. Mais le silence
de la montagne m'aide à me retrouver. Et puis, parfois, comme ces deux
derniers jours, la montagne m'apporte de nouvelles questions
passionnantes.
— Me raconteras-tu après le repas.
— Je te le promets.
La
salle des banquets était la plus grande du palais et la plus richement
décorée après celle du trône. Elle était longue d'une trentaine de
mètres et large d'une dizaine. Le mur, du côté de l'étang, était ouvert
de larges fenêtres en arcs brisés, offrant une vue somptueuse sur
l'étang et, plus loin, sur la montagne. En soirée, le soleil jaune se
couchait du côté opposé, mettant la montagne en feu. Ce spectacle à lui
seul justifiait l'orientation de la salle. Le mur opposé, plein, n'était
percé que d'une porte majestueuse, en bois de prajis sculpté de courbes
entrelacées.
De part et d'autre, des tapisseries aux couleurs
vives, représentaient des scènes de chasse, d'élevage et de cultures,
illustrant les ingrédients qui seraient servis ici en plats succulents.
Ils
entrèrent par une porte de côté et s'installèrent à leurs places. Puis,
au signal de Jehan, la porte monumentale s'ouvrit et les notables de la
seigneurie entrèrent. Le cérémonial pesait à Sharle, mais il servait à
mettre en valeur le seigneur et à impressionner ses invités.
Chacun
venait présenter ses hommages et quelques-uns insistèrent pour
présenter leurs filles au maître des lieux et à son fils. Sharle
devinait aisément leurs intentions, peu importaient les désirs de leurs
filles, seul comptait le prestige. Ce défilé de vaniteux, gonflés
d'orgueil et avides de la moindre parcelle de pouvoir, lui donna la
nausée.
Il tint cependant son rôle, essayant de sonder ses interlocuteurs. Il pouvait ainsi savoir qui était fiable, ou non.
Vers la fin du repas, un riche marchand insista pour présenter sa fille, une beauté sans égale à ses dires. Jehan convint d'un rendez-vous, ce qui agaça Sharle. Certes, il était en âge de se marier, mais cela ne signifiait pas qu'il devait le faire sur le champ avec la première venue, à qui, semblait-il, personne n'avait demandé son avis.
Le
repas se termina ainsi, en sollicitations diverses et futiles, et
Sharle prétexta la première excuse venue pour s'éclipser. Il se rendit
dans les appartements de Wanuka.
Il constata qu'elle avait opéré
quelques modifications dans la décoration, mais l'ensemble restait sobre
et fonctionnel. Une nouvelle tapisserie aux motifs colorés entrelacés
était accrochée près de la porte, un nouveau siège remplaçait l'ancien à
côté de la fenêtre qui donnait sur le lac. La vue n'était pas celle
grandiose qu'offrait la salle des banquets, mais le paysage de jour
était des plus apaisants. Lac, forêt, montagne. Calme et sérénité.
Wanuka n'était pas encore rentrée. Elle devait probablement s'occuper de la réception succédant au repas. Sharle s'installa sur le siège et observa le lac par la fenêtre. D'ici, il ne pouvait voir la vallée du pic jaune, masquée par un éperon rocheux. Il s'installa confortablement et essayait d'imaginer ce que faisait le clan de la Forêt Sombre à cette heure. Probablement avaient-ils fini leur repas du soir, peut-être organisaient-ils une veillée autour d'un feu, ou alors, ils tenaient conseil, maintenant qu'ils étaient découverts ? Peut-être avaient-ils plié bagage pour aller plus loin ? Cette simple idée avait un goût amer et creusait un vide chez Sharle, un vide qu'il ne saurait comment combler.
Lorsque
Wanuka ouvrit la porte de ses appartements, Sharle se réveilla. Il avait
peu dormi ces deux derniers jours et la fatigue se faisait désormais
cruellement ressentir. Elle sourit et enlaça celui qu'elle avait élevé
comme un fils.
— Tu es si pâle, tu dois te reposer.
— Toi aussi, tu m'as manqué. Il relâcha son étreinte
— Je tâcherais de dormir cette nuit, mais je dois repartir au petit matin pour aller à la rencontre de ce clan.
— Ne peux-tu laisser ton père et Zarmak s'en charger ? Ils disposent de
soldats pour les accompagner, tu n'es pas indispensable dans cette
expédition.
— Je dois y aller. J'ai déjà rencontré certains
guerriers, dont le fils du chef. Ils me connaissent déjà et ils seront
moins sur la défensive si mon père se présente devant eux avec moi à ses
côtés. Et puis, il y a là-bas une mi-orque mi-humaine que j'aimerais
revoir.
— Mi-orque mi-humaine ? Je n'ai jamais entendu parler d'une telle créature.
— Personne n'en a jamais vu. Elle m'intrigue. Et je dois en savoir plus
sur elle. Tu te rends compte, elle est à l'image de Valfond, humaine et
orque à la fois, unique, forte et fragile et elle ne se doute pas un
instant de ce qu'elle peut représenter.
— Comment l'as-tu rencontrée ?
— Elle a essayé de me tuer.
— Que s'est-il passé ?
— Zanéa, la fille du chef, était prise dans un piège lorsque je l'ai
trouvée. Litak, c'est ainsi qu'elle se nomme, a cru que j'étais
l'esclavagiste qui avait posé ce piège et pour protéger son amie, elle
s'est attaquée à moi.
— Des esclavagistes ici, à Valfond ! Ton père le sait-il ?
— Oui, il a déjà pris des mesures. J'espère qu'il n'y en aura plus
d'autres. Celui-là est mort, tué par un de ses pièges. Il a payé son
crime.
— Que feras-tu lorsque tu auras retrouvé cette Litak ?
—
Leur clan est faible, l'hiver arrive. Nous devons les laisser vivre dans
cette vallée. Nous n'y allons pratiquement jamais. Mais nous devons les
protéger. Ils ne sont plus assez nombreux pour faire face aux dangers
qui peuvent les guetter.
— Oui, mais que feras-tu lorsque tu auras retrouvé cette Litak ?
— Comment ça ?
— J'ai l'impression qu'elle fait plus que t'intriguer...
Sharle laissa sa réponse en suspens. Il ne savait pas ce qu'il pouvait
attendre de cette petite métisse. Il savait simplement qu'il devait la
revoir. Elle était humaine et orque à la fois et lui, d'une autre façon,
l'était aussi.
— Je ne sais pas, apprendre à la connaître peut-être.
Le
lendemain, trois patrouilles, orques et hommes mélangés, avec trois
lieutenants orques à leurs têtes, furent réunies. Sharle, Zarmak et
Jehan, en tenues officielles, étaient prêts et l'expédition prit la
route. Wanuka se tenait près du pont-levis et souhaita bonne route à son
seigneur, ainsi qu'à Sharle.
— À notre retour, je resterai ici quelque temps.
— Merci et prenez soin de vous.
La troupe franchit la porte et traversa la cité. Les habitants
s'écartèrent, surpris qu'une patrouille aussi importante soit réunie et
que les trois personnages les plus importants de la seigneurie soient à
sa tête.
Un passant s'approcha de Sharle.
— Où allez-vous, mon seigneur, en si grand équipage ?
Sharle sentit un peu d'inquiétude chez cet homme. Il devina que son
fils était membre de la garde, ou de l'armée, et il espérait qu'il ne
soit pas engagé dans des combats.
— Nous allons faire un peu de diplomatie, rien de grave, nous serons de retour demain.
— Vous m'en voyez rassuré.
Le cortège traversa la rue principale et marchande, où tous stoppèrent leur activité pour les regarder passer. Un petit garçon courait à côté des gardes et une jeune orque cria tout son amour à une jeune recrue, qui, fier d'avoir été choisi pour cette mission, heureux de l'amour de sa belle, ne savait trop comment se tenir.
Ils sortirent de la Ville par la Porte du Lac, encadrée de deux puissantes tours faisant face à un bastion. Cette porte était tournée vers les montagnes et le lac, il était fort peu probable qu'une armée tente un jour de l'attaquer, mais un des ancêtres de Jehan, Harnauld le paranoïaque, avait fait renforcer toutes les murailles de la cité, doublé les défenses et élaboré des pièges mortels pour qui serait assez fou pour envoyer son armée contre Valfond. Cette époque lointaine était trouble et les guerres entre puissances humaines et orques fréquentes. Jehan avait donc hérité d'une cité fortifiée, réputée imprenable. Réputation qui avait tenu jusque-là, mais jamais vérifiée, car avant de vouloir attaquer Valfond, il fallait prendre le risque d'engager son armée dans l'étroit canyon qui y montait depuis la vallée, propice à de nombreuses embuscades.
Ils se dirigèrent vers l'embarcadère, où trois petits navires avaient été préparés.
Alors que Jehan et Zarmak s'étaient installés dans la petite cabine
protégée du soleil et du vent, Sharle s'était posté à la proue et il
fixait la vallée du pic jaune, comme s'il espérait y voir quelqu'un.
Le
jeune orque amoureux se pencha par-dessus le bastingage pour vomir,
sous les yeux amusés des autres soldats. Sharle s'approcha de lui
lorsqu'il n'eut plus rien à évacuer.
— Je suis désolé, mon seigneur, je ne comprends pas ce qui m'arrive.
— Comment t'appelles-tu ?
— Dorvak.
— Depuis combien de temps es-tu dans la garde ?
— Depuis un mois, mon seigneur, c'est ma première patrouille et je ne m'en montre pas digne.
Sharle lui répondit amusé :
— Ne t'inquiète pas, nombre de braves ont du mal à se tenir sur un
navire sans avoir ce genre de réaction, mais cela n'a jamais remis en
cause la valeur d'un soldat. Ce pourrait-être un problème si tu avais
décidé de devenir marin, mais Valfond n'a pas de navire de guerre.
— J'en suis bien heureux.
— Courage, nous sommes bientôt arrivés.
Peu avant la mi-journée, les bateaux accostèrent, mais comme ils n'étaient équipés que d'une chaloupe, la troupe prit lentement pied sur la plage. Jehan décida qu'il valait mieux se mettre en route sur le champ.
Sharle conseilla à Dorvak de manger une ou deux galettes de voyage, afin de soulager son estomac. Le jeune orque, encore remué par la traversée, trouva le conseil étrange, mais il le suivit.
La troupe s'ébranla donc vers l'amont. Sharle ignorant où s'était installé le clan, ne pouvait qu'espérer que Zanéa avait bien dit la vérité. Ils traversèrent une grande prairie d'herbes hautes où un petit troupeau de glapis laineux auraient pu paître durant une saison, mais la vallée n'était que difficilement accessible par la terre et aucun troupeau n'avait jamais foulé cette terre. Plus loin, sur leur droite, se trouvait un taillis de piares, dont Sharle supposait que les orques l'exploiteraient bientôt. Ils suivaient un petit torrent qui descendait se jeter dans le lac et ils parvinrent assez vite à la forêt d'altitude. En aval, elle était principalement composée de feuillus, mais la proportion de résineux augmentait avec l'altitude. Quelques poissons jaillissaient régulièrement de l'eau pour happer des insectes, nombreux sous le couvert végétal. Sharle remarqua que par endroits, le sol était couvert de rétanes. Cette vallée, comme celle où il s'était installé, permettait à un petit groupe de vivre à sa faim et Sharle en fut satisfait.
Quelques
tripuks détalaient devant eux, mais personne ne s'y intéressait et tous
avançaient dans cette forêt devenue presque exclusivement composée
d'épineux.
Enfin, ils débouchèrent sur l'alpage. À première vue,
aucun signe d'un campement orque, si ce n'est, en haut d'une petite
butte, quelques fumerolles.
Sharle donna un ordre de marche, en criant aussi fort qu'il le pouvait, afin de prévenir le clan de leur arrivée, mais à mesure qu'ils avançaient, il se rendit compte que le camp devait être beaucoup plus loin qu'il ne l'avait pensé. En effet, arrivé au sommet de la petite butte, il pouvait distinguer au loin des huttes qui se détachaient sur la montagne. Quelques instants plus tard, les orques s'agitèrent, peut-être un mouvement de panique. Les plus petites silhouettes disparurent, les plus imposantes firent face. Un guerrier se détachait du lot, car il faisait une bonne tête de plus. Certainement Urog.
Sharle stoppa la colonne à une centaine de mètres du camp. Jehan, Zarmak, les trois lieutenants et lui-même s'avancèrent à mi-chemin et stoppèrent. Au bout d'un moment qui parut interminable à Sharle, une délégation du clan s'avança à son tour, Urog en tête. Sharle reconnu Martog et Corg, Mallog étant resté au camp, en raison probablement de son jeune âge.
Les
membres du clan furent surpris de voir quatre orques en tenue
d'apparat, pour seulement deux humains. Parmi les soldats, par contre,
hommes et orques étaient équitablement répartis.
Sharle pris la parole.
— Salutation à toi Urog du clan de la forêt sombre, je te présente
Jehan, seigneur de Valfond, Zarmak, Grand Intendant de Valfond, ainsi
que Varok, Torbak et Armog, tous trois lieutenants de la garde
seigneuriale.
Urog, fut surpris par un tel cérémonial et souhaitant ne pas faire d'impair, il chargea Corg de traduire.
— Salutation à vous, chefs de Valfond. Je suis Corg du clan de la forêt
sombre, fils de Tornarok, ancien chef du clan. Voici Urog, guerrier à
la bravoure sans pareille, fils de Bratog le chef du clan. Voici Martog
guerrier valeureux. Parlez, nous écoutons.
Jehan pris la parole.
— Je désire m'entretenir avec Bratog votre chef, au sujet de votre présence sur les terres de Valfond.
Sharle perçu le combat intérieur du grand guerrier qui devait se faire
violence pour ne pas revendiquer ces terres au prétexte que personne ne
s'y trouvait lorsqu'ils étaient arrivés. Bratog avait été clair. Il ne
fallait pas que les Valfond soient mal reçus. Urog se décida enfin.
— Suivez nous.
Pendant qu'ils traversaient le campement, Sharle remarqua que les constructions étaient déjà bien avancées, ce qui était une bonne chose en prévision de l'hiver. Bien qu'affaibli, le clan avait encore assez de ressources pour bâtir un village en si peu de temps. Il cherchait du regard une petite métisse et fut bien déçu de ne pas la trouver. Il aperçut Zanéa, lui fit un sourire qu'elle lui rendit de la plus belle façon qui soit chez une orque.
Ils furent vite devant la hutte du conseil. Urog entra :
— Suivez-moi.
Bratog les attendait, assis sur un siège fait de peaux de bêtes et de
fourrures. Des fourrures étaient disposées autour d'un foyer central et
tous y prirent place. La hutte ne montrait aucun signe ostentatoire,
hormis une magnifique hache d'apparat, en acier incrustée d'or et de
pierres précieuses. Seul un clan puissant pouvait se permettre un tel
objet, mais il semblait pourtant que ce clan-là n'était plus que l'ombre
de ce qu'il était autrefois.
— Bienvenue à toi, chef Valfond. Bratog pas bien parler humain. Corg parlera pour Bratog.
— Merci de nous accueillir. Nous venons nous entretenir avec toi au
sujet de votre présence sur les terres de Valfond. Quelles sont les
raisons qui vous ont poussés à quitter la terre de vos ancêtres et
pourquoi êtes-vous venus vous installer ici ?
— Notre clan est
affaibli par deux guerres qui nous ont pris beaucoup trop de guerriers.
Notre voisin, le clan de la Rivière Rouge, nous volait chaque jour un
peu plus de notre territoire et nous ne pouvions les en empêcher. Un
deuxième adversaire, humain celui-là, nous menaçait sans répit. Nos
compagnes et nos enfants n'étaient plus en sécurité sur notre
territoire. Notre seul espoir était de trouver un nouveau territoire,
alors nous sommes partis. Nous avons marché dix jours et nous sommes
arrivés dans cette vallée, épuisés et à bout de provisions. L'endroit
paraissait accueillant et libre de tout occupant. J'ai donc décidé
d'établir notre campement ici, afin de nous préparer pour l'hiver.
Urog enrageait que son père ait fait aussi ouvertement mention de leur
faiblesse, mais il faisait tout son possible pour paraître calme.
—
Merci pour ta franchise. C'est une preuve de confiance et tant que cette
confiance sera possible entre le clan de la Forêt Sombre et Valfond,
vous êtes les bienvenus ici. Cette vallée n'est habituellement pas
fréquentée par mes gens, ils ne vous y importuneront donc pas.
Néanmoins, mon fils m'a prévenu que deux de vos filles ont eu des
problèmes avec des esclavagistes. Sachez que cette pratique est
interdite sur mes terres. Vous êtes les invités de Valfond et en tant
que tel, vous avez droit à sa protection. C'est pourquoi, des
patrouilles vous rendront régulièrement visite et protégeront nos
frontières. Voici les lieutenants qui commanderont ces patrouilles.
Il présenta les trois lieutenants qui prendraient leurs patrouilles tour à tour.
— Merci à toi Jehan de Valfond pour ta générosité. Nous ne souhaitons
pas être une charge pour ton peuple, mais nous apprécions ton
hospitalité et tes patrouilles seront toujours bien accueillies ici. Je
remercie aussi Sharle pour avoir secouru nos filles et pour les avoir
recueillies et soignées jusqu'à l'arrivée des guerriers envoyés à leur
recherche.
Sharle ne s'attendait pas à des remerciements.
— Les avoir rencontrées fut un honneur, les protéger un devoir.
Cette réponse surprit tout le monde, plus encore Corg. Zanéa aurait été
la seule concernée, il aurait compris le sens de la réponse, mais
Sharle incluait délibérément Litak dans son propos. En quoi sa rencontre
avec son étrange fille pouvait-elle être un honneur ? Pourquoi
considérait-il comme un devoir de la protéger elle aussi ? Et pourtant,
Corg percevait la sincérité de ses propos. Général, Guérisseur,
Protecteur des filles du clan, décidément, cet homme était encore plus
difficile à cerner que les autres, cependant, à cet instant, Corg était
prêt à lui faire confiance.
Bratog
invita les gens de Valfond à prendre le repas avec eux. Zarmak
conseilla à Jehan d'accepter, afin de conforter la fierté du clan et de
mieux connaître ses membres. Sharle se doutait que le vieil orque avait
une idée en tête. Il souhaitait en savoir plus sur l'histoire du clan.
Lors du repas, membres de Valfond et du clan purent aisément
communiquer, notamment parce que Amalia avait appris à chacun comment
parler avec elle. Le clan apprenait avec surprise que Martog avait dit
vrai, à Valfond hommes et orques vivaient ensemble, en harmonie. Valfond
de son côté découvrait un clan qui avait élevé une humaine comme un
membre à part entière du clan. Zarmak et Manouba parlaient beaucoup de
leurs passés respectifs et globalement, les orques du clan dévisageaient
Sharle, l'homme aux nombreuses légendes et semblaient parfois un peu
déçus de constater qu'il n'était qu'un homme comme beaucoup d'autre.
Sharle croisa Zanéa en compagnie de Mallog.
— Avons planté frouges. Merci beaucoup. Cadeau pour tout le clan.
— Ce n'est rien. Comment va ta cheville ?
— Bien, merci presque plus mal maintenant. Manouba dit remède très bon. Pareil remèdes d'anciens.
— Ce sont les orques de Valfond qui me l'ont appris.
Il hésita un instant, ne sachant trop comment aborder le sujet.
— Comment va Litak ? Je ne l'ai pas vue aujourd'hui.
— Aller bien. Mais aime pas quand beaucoup de monde. Trop regarder elle comme animal étrange.
Sharle ne put masquer sa déception et Zanéa s'en aperçut.
— Ah, je comprends. Présente-lui mes salutations.
—Toi dire à elle. Être dans sa hutte. Là-bas.
Elle lui montra une hutte un peu à l'écart, tout en criant en langage orque :
— Litak, ton homme est là, il veut te parler.
Zanéa
ne le savait pas, mais Sharle avait parfaitement compris ce qu'elle
venait de dire. Il se décomposa à la surprise des deux jeunes orques.
Litak, ne connaissant rien non plus des capacités du jeune homme,
répondit de la même façon :
— Zanéa ! Ce n'est pas mon homme et je ne veux voir personne !
La fille du chef ne tint aucun compte de la réponse de son amie.
— Général, bataille pas aussi difficile que paraît.
Et elle s'éloigna avec le jeune guerrier, laissant Sharle perplexe et indécis.
Il s'approcha néanmoins de la hutte et gratta la peau qui faisait office de porte. Il entendit un bruit de précipitation puis de fourrures qu'on déplaçait. Il tira la peau de l'entrée et entra délicatement dans la hutte. Elle était d'une simplicité extrême et Sharle se souvint que durant les présentations, Corg avait dit être le fils de l'ancien chef, alors que généralement, les chefs l'étaient de père en fils. Quelque chose de grave avait dû se produire pour que Corg perde son droit de chef.
Lorsqu'il
se fut adapté à la faible luminosité, il fouilla la hutte du regard. Un
foyer, trois couches, ce n'était pas l'endroit idéal pour se cacher.
Une couche semblait beaucoup trop épaisse et de forme trop irrégulière.
Il s'en approcha et souleva délicatement les fourrures, laissant
apparaître Litak recroquevillée.
— Bonjour, je ne voulais pas te déranger, mais je ne voulais pas non plus repartir sans te voir.
Elle ne bougea pas
— Pourquoi ?
— Je voulais savoir comment tu allais et discuter un peu avec toi, apprendre à te connaître.
Elle se redressa et son visage baigna dans la lumière de l'ouverture.
En un instant, ses pupilles se rétractèrent en deux fentes verticales,
dévoilant ses iris vert émeraude aux petits éclats bleu électrique.
Sharle pensa qu'il pourrait se noyer dans des yeux comme ceux-là et
Litak fut surprise.
— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Pourquoi
veux-tu me connaître ? Tu es un grand guerrier, le Général, le
Guérisseur, tu es fils de chef, futur chef. Moi, je ne suis rien. Rien
qu'un monstre, dont les orques se méfient et que les hommes détestent.
— Je ne te déteste pas, au contraire et quoi que je sois, je suis comme
toi, presque, moitié homme, moitié orque. Et s'ils savaient vraiment
qui je suis, les hommes se méfieraient de moi et les orques me
détesteraient, quoique certains doivent déjà me détester, comme Urog par
exemple.
— Tu dis des choses étranges. Tu n'es pas à moitié orque comme moi.
— Non, pas comme toi. Mais d'une autre manière. Toi, tu es de sang mêlé
et tu as été élevée comme une orque. Ma nation est à moitié humaine et à
moitié orque, quant à moi, je suis humain par mon sang, mais élevé par
un homme et une orque. Et je peux te parler en orque.
Litak fit un bond en arrière.
— Ce n'est pas possible, les hommes ne savent pas parler !
— Et pourtant, je le peux. Je t'ai dit que j'avais appris à contrôler
ce que j'émets. Je ne t'ai pas menti, mais je ne t'avais pas tout dit.
Elle eut un moment de panique avant d'oser demander :
— Est-ce que tu es le Hurleur ?
— Le Hurleur ? Je ne comprends pas.
— Les guerriers qui sont revenus de la dernière guerre racontent tous
que nous avons perdu cette guerre à cause du Général qui a si bien su
diriger les hommes depuis Pont des Landes et à cause du Hurleur qui a
brisé leur coordination et leur moral, en hurlant sans cesse, durant les
batailles et durant la retraite.
— Alors oui, je suis le Hurleur.
— Mon père et Urog affirment que tu es le Général c'est vrai ?
— Je n'ai jamais eu ce grade durant la guerre, je n'étais que capitaine
de la garde seigneuriale, mais oui, j'ai commandé les soldats des
Belles Landes depuis le siège de Pont des Landes, jusqu'au Grand Fleuve.
— Et Martog prétend que tu es le Guérisseur, qui a soigné les guerriers blessés aux combats.
— Je ne les ai pas soignés tout seul. J'avais de l'aide, un excellent
guérisseur de Valfond, que j'avais fait venir plus tôt pour traiter une
épidémie chez les esclaves de Pont des Landes et qui n'a pas pu rentrer
chez nous à cause des événements. C'est lui le vrai Guérisseur. Je n'ai
fait que donner des ordres pour que tous soient soignés et bien traités.
J'ai embauché des esclaves que j'ai affranchis après la guerre.
Elle sembla se détendre.
— Alors, tu es une légende, pire encore, tu es trois légendes à toi
seul chez les orques et un homme de grand prestige, ton statut doit être
très élevé chez toi. Pourquoi t'intéresses-tu à une moins que rien ?
— Je te l'ai dit, d'une certaine manière, nous sommes pareils. Un
mélange des deux mondes, des erreurs de la nature, les seuls de notre
espèce. Est-ce que tu te sens seule parfois ?
— Je suis membre du clan, je ne suis pas seule.
— Mais parfois ?
Elle ne voyait pas trop où il voulait en venir, mais le souvenir du lendemain de leur arrivée lui revint en mémoire.
— Quand je regarde Zanéa et Mallog ou mes parents, oui, dans ces moments-là, je me sens seule.
— Pour ma part, de nombreuses femmes tentent de me séduire, mais de la
même manière que tu as perçu certaines émotions chez le rafleur et même
chez moi, je perçois leurs émotions, leurs sentiments et rien de ce que
je perçois ne me plaît. D'autres hommes pourraient me jalouser toutes
ces courtisanes, mais je suis seul. Malgré les apparences, malgré ce
prestige qui me pèse plus qu'autre chose, je suis seul.
Il la fixa droit dans les yeux.
— Et puis, je t'ai rencontré et pour la première fois, j'ai rencontré quelqu'un que je voudrais connaître vraiment.
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