Les cendres de Tirwendel - Chapitre LXVI

 

LXVI

Pour la première fois depuis l'attaque de Nelandir, Naëwen était heureuse. Elle pouvait deviner les radeaux qui approchaient, ce qui signifiait que la moitié des enfants avaient pu traverser sans encombre. Encore quelques minutes et les autres pourraient embarquer à leur tour. Elle chercha Rulna du regard et la trouva derrière elle, tournée vers la forêt, les haches en main. Elle s'approcha d'elle :
— Tu as eu une idée formidable. Cette corde que tu as tendue d'une berge à l'autre nous fait gagner un temps précieux.
La naine lui rendit un sourire concentré :
— Je me réjouirai lorsque nous serons tous de l'autre côté.
Elle se tourna vers le fleuve où le premier radeau accostait enfin :
— Mais ça a l'air d'être bien parti.
Lamaën les rejoignit en courant malgré son atèle :
— Ils arrivent ! Shack'Gan m'a prévenu, les trolls arrivent !
À ces mots, Tilou fouilla dans son sac et en sortit une boite manifestement de fabrication naine, et appela Alnard :
— Aide-moi, nous allons les retarder avec ça !
Joignant le geste à la parole, il prit une bonne poignée de chausse-trappes :
— J'ai trouvé ça dans l'arsenal de Rorg Alren. Je me suis dit que ça pourrait être utile !
Le jeune soldat acquiesça :
— Bonne idée ! Mais ça ne sera peut-être pas suffisant !
Ils répandirent les petits pics métalliques en arc de cercle entre la berge et la forêt. Rulna prit Lamaën dans ses bras et la confia à Naëwen :
— Aide les enfants à embarquer ! Nous allons les retenir !
Elle courut ensuite vers Lak'Mor :
— Zol'Kor arrive ! Tu dois aider les elfes à embarquer et à manœuvrer les radeaux.
Constatant que Tilou préparait ses pots de confiture et que Alnard avait empoigné son épée à deux mains, le jeune troll s'opposa à cette idée :
— Je ne vais quand même pas vous laisser les affronter seuls !
La naine plaça ses mains autour de la tête du troll :
— Je pense que les trolls qui arrivent risquent bien de s'acharner sur toi. Ne t'inquiète pas pour nous, nous traverserons à la nage. Je sais que Alnard me portera, mais ni lui ni Tilou ne pourront te porter. Si tu restes ici, tu n'as aucune chance de t'en sortir.
Elle le poussa sans ménagement vers les radeaux :
— Allez ! Vas-y ! On se retrouve de l'autre côté !
Il la fixa quelques secondes sans bouger avant qu'elle n'insiste en pointant les radeaux du doigt :
— Vas-y ou je t'y emmène de force !

Les trolls apparurent à la lisière de la forêt en poussant un cri de guerre glaçant. Sur les radeaux, les archers décochaient déjà leurs flèches et un premier pot de confiture explosa, ravageant la ligne d'attaque. Les guerriers ne stoppèrent pourtant pas leur charge et les premiers d'entre eux qui arrivèrent sur les chausse-trappes s'écroulèrent en poussant des cris de douleur.
Rulna pointa à nouveau son doigt vers les radeaux avant d'aller rejoindre Tilou et Alnard.

Lak'Mor se tourna vers le fleuve et s'aperçut que le dernier radeau était bloqué sur la berge. Raëlnor et deux archers s'efforçaient de le dégager, en vain. Le jeune troll se précipita donc vers eux pour les aider. Sur le radeau, un elfe le mit en joue, mais Naëwen le stoppa :
— Non ! C'est Lak'Mor !
Elle lui montra la lisière de la forêt :
— Tire sur ceux-là !
Elle encocha, elle aussi, une flèche, banda son arc et décocha, tuant un guerrier qui s'apprêtait à abattre sa masse sur Tilou.
Lak'Mor attrapa le radeau et souleva la partie bloquée sur le sable avant de pousser vers le large. Il aida ensuite les elfes à monter à bord puis, après avoir donné une dernière poussée, il se hissa sur les rondins avant d'appeler ses amis :
— Rulna, Alnard, Tilou ! Venez !
Il se rendit pourtant compte que ses trois amis ne pouvaient rompre le combat sans risquer de tourner le dos aux guerriers. Les archers continuaient à les soutenir de leur mieux, mais soudain, Naëwen réalisa qu'ils étaient déjà loin de la berge et que ses trois amis allaient immanquablement être submergés sous le nombre de trolls. Déjà, Tilou avait épuisé tous ses pots de confiture et il dégainait son épée pour engager le corps à corps.
Paniquée, Naëwen se tourna vers Raëlnor :
— Nous devons faire demi-tour ! Nous devons aller les aider !
Il décocha sa flèche avant de lui répondre :
— Ce ne sont que des mangeurs de viande. Nous devons d'abord vous mettre en sécurité.
Elle s'énerva :
— Ils seront morts lorsque nous serons en sécurité !
Il ne s'en émut guère :
— Alors, nous nous souviendrons de leur sacrifice et nous célébrerons leur courage.
Elle le fixa quelques secondes, bouche bée, avant d'empoigner fermement son arc, son carquois et de se jeter à l'eau.

Elle ressentit tout d'abord combien l'eau était froide, puis elle réalisa qu'elle ne pouvait prendre appuis sur le lit du fleuve, car il était déjà trop profond pour elle. Elle se débattit comme elle put et parvint à remonter à la surface. Elle prit une grande inspiration avant de disparaître à nouveau sous la surface.
Raëlnor s'époumonait déjà sur le radeau en ordonnant de faire demi-tour pour aller la rechercher, mais les elfes ne parvenaient pas à diriger leur embarcation.

Lak'Mor saisit alors fermement sa masse de combat et se jeta à son tour dans le fleuve. Plus grand et plus dense que l'elfe, il parvint à toucher le fond et à y prendre appuis avant de se propulser vers le haut et l'avant. En trois bonds, il se porta au niveau de Naëwen, la rattrapa et poursuivit ses sauts vers la berge. Lorsqu'il put enfin prendre pied pour de bon, il porta Naëwen d'un bras pendant qu'il marchait vers la terre ferme. Toussant et crachant de l'eau, elle prit trois fois sa respiration avant de lui demander :
— Pourquoi ? Tu étais en sécurité. Rien ne t'obligeait à risquer ta vie pour moi :
Il lui répondit avec un grand sourire :
— Je t'ai déjà laissée tomber à l'eau une fois, je n'allais quand même pas recommencer !
Il pointa sa masse vers la berge :
— Et puis ce sont aussi mes amis.