Litak du clan de la Forêt Sombre - Chapitre VI

VI

Bratog avait fait rassembler le clan autour du foyer central. Tous se doutaient de ce qu'il allait dire, mais ils attendaient que le chef parle. Celui-ci monta sur une grosse pierre afin de voir et de se faire voir. Il attendit que tous soient prêts à l'écouter. Lorsque le moment fut venu, il regarda chacun à son tour droit dans les yeux :
Mes amis, il est temps de bâtir notre nouveau domaine si nous voulons être prêts pour affronter l'hiver. J'ai décidé de commencer par une grande hutte, qui abritera provisoirement les anciens ainsi que les plus jeunes, puis nous construirons une hutte pour chaque foyer.
Siléa demanda la parole :
Est-ce que nous nous installons ici définitivement ?
Oui, au moins jusqu'au printemps. Cette vallée est accueillante et je crois pouvoir dire que nous nous y sentons tous bien.
Mais nous sommes loin de tout ! Nous ne pouvons pas vivre isolés des autres clans, comme des parias.
Les autres clans n'ont pas bougé lorsque le clan de la Rivière Rouge a commencé à nous voler nos terres. Ils nous considèrent déjà comme quantité négligeable, je crois que nous ne leur manquerons pas.

Bratog sentit que Siléa allait de nouveau porter une objection. Il décida de la devancer :
Mais tu as raison, nous ne couperons pas tous les contacts avec nos semblables. Nous nous rendrons comme tous les ans aux grands rassemblements et nous organiserons des voyages pour faire du troc. Le clan ne pourrait survivre si nous restions isolés.
Il fixa un instant Siléa pour s'assurer que le débat était clos. La jeune orque semblait n'avoir rien à ajouter, mais elle n'était visiblement pas heureuse de la situation. Bratog se doutait bien de la cause de ses inquiétudes, elles étaient légitimes et il se jura d'en parler avec Darlak, son père. D'autant que la prochaine concernée serait vraisemblablement sa seconde fille, Maniléa.

Il se tourna à nouveau vers l'assemblée :
Nous commencerons les travaux ce matin. Garnox emmènera les novices en forêt pour couper de jeunes arbres pour l'armature de la hutte. Pendant ce temps-là, les filles commenceront à creuser les fondations. Les plus jeunes qui voudront participer pourront commencer à récolter des pierres pour les murs, sous la surveillance des mères.
Les chasseurs et les mères restantes se chargeront de nourrir le clan.

Bratog avait décidé d'installer le village sur le versant de la montagne éclairé toute la journée par les deux soleils et Litak y retrouva Zanéa et Lazaée, ses deux amies, ainsi que Siléa et d'autres jeunes filles. Chacun avait apporté de quoi creuser et transporter la terre : pelles en bois durci au feu, pioches en bois et pierre polie, grands paniers.

Xartak traça un grand cercle au sol à l'aide d'un piquet et d'une corde. Il orienta la future entrée face au soleil et les filles commencèrent à creuser. L'ambiance était à la plaisanterie, ce qui aidait à accomplir une tâche plutôt rébarbative. Néanmoins, la jeune métisse remarqua vite que Siléa paraissait plus maussade qu'à l'accoutumée et elle ne comprenait pas pourquoi elle n'acceptait pas leur installation sur ce nouveau territoire. Elle se garda bien cependant de poser la question à la jeune orque, sachant à quel point elle ne l'appréciait pas.

La matinée était bien avancée et les filles avaient presque terminé de creuser les fondations. Zanéa plaisantait à propos de Mallog et toutes en riaient volontiers. Litak sortit de la tranchée pour évacuer un sac de terre. Elle passa derrière Siléa avec son chargement, lorsque cette dernière jeta sa pelletée sur les pieds de la jeune métis, qui, déséquilibrée, laissa tomber son chargement sur la jeune orque. L'incident provoqua un fou rire chez les filles, mais Siléa réagit violemment :
Tu ne peux pas faire attention ! Tu n'es décidément bonne à rien ! Tu n'es qu'une plaie, un fardeau pour tout le clan !
La métisse, estomaquée par la violence de cette charge contre elle, ne trouva rien à répondre, mais Zanéa ne s'en priva pas :
Tu n'es pas obligée de t'en prendre à Litak ! Tu aurais pu faire attention avant de jeter ta terre sur elle ! Si elle est tombée, c'est à cause de toi, alors je ne sais pas pourquoi tu es à ce point énervée, mais tu n'es pas obligée de nous faire subir ta mauvaise humeur permanente !
Siléa se sentit soudain agressée.
Toi la pimbêche, on ne t'a rien demandé. Ce n'est pas parce que vous êtes filles de chefs que vous avez tous les droits !

À sa grande surprise, Litak ne sentit aucune colère, aucune animosité chez Siléa, mais une grande tristesse et un profond désespoir. Elle sentit aussi que son amie allait porter une pique pleine de méchanceté et elle l'arrêta avant qu'elle ne blesse la jeune orque. Siléa sortit de la tranchée, s'éloigna rapidement et les autres filles se regardèrent surprises par ce qui venait de se passer.

Litak se tourna vers Maniléa :
Qu'est-ce qui arrive à ta sœur ? Je sais qu'elle ne m'a jamais aimé, mais c'est pire depuis quelque temps.
Je crois qu'elle ne t'en veut pas réellement, mais elle devait s'unir à Krax du clan de la Rivière Rouge. C'est devenu impossible depuis qu'ils nous ont volé notre territoire. Et maintenant que nous sommes loin de tout, je crois qu'elle craint de ne pas trouver de compagnon.
Lazaée, toujours pleine d'empathie, ajouta :
Oh ! Je n'avais pas imaginé qu'elle souffrait à ce point de sa séparation avec ce guerrier.
Et je suppose que vos plaisanteries sur Mallog et Zanéa lui ont rappelé combien elle était malheureuse.

Litak pouvait aisément imaginer ce que pouvait ressentir Siléa. Jamais un novice ou un jeune guerrier n'avait fait attention à elle, si ce n'est pour manifester de la curiosité ou du dégoût. Elle en souffrait à chaque fois, mais elle s'y était habituée. Siléa, elle, avait trouvé un compagnon, mais elle l'avait maintenant perdu à jamais, avant même d'avoir été unie à lui. L'avenir qu'elle pensait avoir avait disparu et les circonstances ne lui permettaient pas d'en imaginer un nouveau. Elle ne pouvait trouver aucun compagnon au sein du clan. Bratak avait l'âge, mais Zinia sa mère était la sœur de Darlak. Atarog était trop jeune et manifestement, il s'intéressait beaucoup à Lazaée. Quant à Mallog, il était encore plus jeune et il ne faisait aucun doute qu'il s'unirait à Zanéa. Le clan s'installait sur un nouveau territoire, mais il s'éloignait ainsi des autres clans, réduisant les possibilités pour Siléa de trouver son âme sœur.

Elles continuèrent leur travail dans un silence gêné, jusqu'au retour des novices avec les arbres abattus. Les guerriers et les novices les plantèrent dans la tranchée, puis les calèrent solidement à l'aide de grosses pierres avant de les courber vers le centre du cercle où ils les lièrent entre eux, afin de former la structure du dôme du toit. Ensuite, les filles commencèrent à placer des pierres entre les arbres en les liant avec la boue que les plus petits fabriquaient. La construction avançait bien et les murs furent rapidement comblés. Les novices revinrent bientôt avec des branches suffisamment souples pour être tressées entre les arbres formant la structure. Le tout serait recouvert de paille et de boue.

Le soir venu, les filles et les plus petits étaient couverts de terre et brindilles et tous se débarbouillèrent au torrent, là où il était plus large, moins profond et plus paisible. L'eau fraîche revigora Litak qui s'allongea sur le dos pour se détendre. À sa grande surprise, elle se sentit si légère qu'elle eut l'impression qu'elle ne touchait plus le fond. Elle crut qu'elle tombait et poussa un petit cri en se redressant précipitamment. Elle réalisa qu'elle avait paniqué inutilement, car l'eau à cet endroit n'offrait guère qu'un avant-bras de profondeur. Elle ne pouvait pas réellement tomber. Elle retenta l'expérience, tâchant de se détendre. Elle laissa son corps se décoller du fond et elle se sentit portée par le courant vers le lac. Elle vint à passer devant Zanéa et elle éclata de rire en voyant l'expression de surprise et d'incrédulité de son amie.

En soirée, le ciel se couvrit de nuages sombres, la nuit tomba plus vite qu'à l'accoutumée et Litak sut qu'il y aurait bientôt de l'orage. Le clan prit un repas en commun autour du foyer central pour fêter la construction de la première hutte de leur nouveau village. Bratog, Garnox et Urog étaient en grande discussion et comme souvent, le colosse semblait tendu. Malgré tout, l'ambiance était festive, mais Litak eut la surprise de percevoir un îlot de détresse au milieu d'un océan de joie et d'espoir. Elle chercha Siléa du regard et la trouva à l'écart, assise sur un rocher, contemplant le grand lac en contrebas. Litak s'approcha de la jeune orque et vint s'asseoir à ses côtés. Elle resta là un instant, ne sachant pas quoi dire. Siléa était manifestement surprise par l'attitude de la jeune métisse :
Pourquoi as-tu arrêté Zanéa tout à l'heure ? Elle mourait d'envie de me faire taire.
J'ai senti que tu étais triste, pas agressive.
Et alors, qu'est-ce que tu me veux maintenant ?
Nous avons parlé avec Maniléa lorsque tu es partie tout à l'heure. Et je comprends un peu ce que tu peux ressentir.
Comment pourrais-tu savoir ce que je ressens ?
Je serai moi aussi bientôt en âge de m'unir avec un guerrier, mais je sais pertinemment que personne ne voudra jamais de moi. Je suis trop étrange et trop laide pour que quelqu'un puisse m'aimer un jour. Je le sais depuis toujours, mais lorsque je vois Zanéa et Mallog, je comprends à quel point je peux être seule.
Litak perçu de l'irritation chez Siléa.
Et en quoi ça me concerne ?
En rien. Je voulais juste que tu saches que je comprends.

Elles se turent un instant. Litak sentit que Siléa se calmait un peu et elle choisit ses mots avec soin avant de reprendre :
Je sais que tu ne m'as jamais appréciée, on ne peut pas aimer tout le monde, mais depuis quelque temps, je sens que tu m'en veux. Seulement, je ne sais ce que j'ai fait pour te faire souffrir. Alors si je peux faire quoi que ce soit pour réparer, dis-le-moi.
La tempête intérieure de la jeune orque se calma et Litak perçut à nouveau cette grande tristesse et peut-être une pointe de remords. Siléa poussa un soupir.

Maniléa est venue me parler après notre dispute. Je l'adore et elle sait me dire mes vérités sans me vexer... Tu es la cause de ma colère, mais tu ne peux rien y faire, tu n'as commis aucune faute...
Elle hésita un peu, puis elle commença à se livrer :
Lorsque Krax m'a annoncé qu'il ne voulait plus s'unir à moi, il m'a dit qu'il ne pouvait pas prendre une compagne qui venait d'un clan dont les membres étaient des monstres... Je n'ai pas compris tout de suite, mais il parlait de toi.
Litak eut un pincement au cœur. Elle avait l'habitude de ce genre d'attaque, mais elle en souffrait quand même à chaque fois.
Depuis, je suis en colère contre lui et contre toi. Je me rends compte que je t'ai fait subir ma mauvaise humeur, parce qu'il est loin et qu'il n'y a que toi sur qui je pouvais me défouler... Je sais que ce n'est pas juste, tu n'as rien fait pour mériter ça. Maniléa n'a pas été tendre avec moi, mais elle avait raison, tu ne peux pas être fautive d'exister.

Elles finirent leur repas côte à côte, en silence. Litak perçut encore beaucoup de tristesse chez Siléa, mais elle semblait apaisée.



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