Litak du clan de la Forêt Sombre


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La légende d’Aélania




Tome I



Litak du clan de la Forêt Sombre




I

Les hommes avançaient furtivement entre les arbres, comme des ombres dans la nuit. Ils venaient d'atteindre leur objectif. Les habitations apparaissaient devant eux, faiblement éclairées par Tiakana, la géante gazeuse qui occupait une bonne partie du ciel nocturne.
Halbair était venu là pour faire un gros coup et il voulait réussir quel qu'en soit le prix.
Jarraud l'un de ses lieutenants, était rentré seul et sérieusement blessé. Lui et son équipe avaient été surpris et éliminés par les mâles en tentant de capturer une belle pièce.
Jarraud était rentré, plus mort que vivant, mais il avait eu le temps d'expliquer ce qu'il avait vu avant que ses blessures infectées n'aient raison de lui. Et ce qu'Halbair avait appris justifiait amplement cette expédition. Si tout se passait comme prévu, sa fortune serait faite.

Il fit un signe et les hommes se répartirent autour du village. Le jour allait bientôt se lever et plus il observait les huttes, plus il avait l'impression que quelque chose ne collait pas. Il donna néanmoins le signal et tous se précipitèrent en hurlant vers les nids. Il allait tout de suite en avoir le cœur net. Il se rua dans la première habitation en brandissant son épée, mais il n'y trouva rien. La hutte était vide de ses occupants, il ne restait quasiment aucun objet et le foyer central était froid et humide. Passé l'instant de surprise, il sortit et observa la situation.
Hormis ses hommes, pas un mouvement dans le village. Il avait l'impression de revivre le siège de Babunta en modèle réduit et il n'aimait pas ça. Il alla trouver Jodor, son second.
— Ce n'est pas normal, où sont-ils passés ?
Le second se gratta la tête.
— Je n'en sais rien, je ne comprends pas, ils ne quittent jamais leurs territoires. Mais là il n'y a rien. J'ai trouvé des nids de tripuks dans certains terriers. Ils doivent être vides depuis plusieurs jours.
— Il faut les retrouver, cette expédition nous coûte trop cher pour rentrer sans rien.

Halbair se tourna vers un groupe d'hommes :
— Tarin, viens ici. Tout de suite !
L'homme ne se fit pas prier deux fois.
— Retrouve-les-moi, vite !
— Mais ils sont partis depuis plusieurs jours, leurs traces ont certainement disparu.
— Un clan tout entier qui se déplace avec armes et bagages, ça laisse forcément des traces. Tu vas me les retrouver et vite, sinon je t'étripe sur place et te laisse bouffer par les tripuks !

L'homme fit demi-tour et se mit à la recherche de traces aussi infimes soient-elles. Il savait trop de quoi était capable le chef et il ne tenait pas à faire les frais de sa colère.
Jodor, le second, tenta de calmer Halbair :
— Il doit forcément y en avoir d'autres dans les environs, on pourrait les chercher pour en attraper quelques-uns, histoire d'amortir nos frais.
— Non. Il nous faudrait plus d'hommes et des combattants, pas que des rabatteurs. Ce clan-là était parfait, pas trop nombreux avec des pièces exceptionnelles. Il faut les retrouver. Rassemble les hommes. Dès que Tarin trouve quelque chose, on bouge.




II

Litak, comme les autres, était lasse de marcher. Le chemin devenait escarpé et le paysage qui s'étalait devant eux, ne la rassurait pas. Elle qui avait toujours vécu sous le couvert des arbres gigantesques de la forêt, se sentait mal à l'aise avec le ciel pour toute limite au-dessus d'elle. Cela faisait maintenant dix jours qu'ils marchaient de l'aube au coucher de Kalaka, le soleil jaune, ne s'arrêtant que pour la nuit, cueillant et chassant par opportunisme au cours de leur déplacement. Tous regrettaient leur douce forêt sombre, mais quand bien même certains anciens comme Manouba ou Xartak manifestaient ouvertement leur désapprobation pour ce projet insensé, tous étaient conscients que leur chef, Bratog, n'avait pas eu le choix. Le clan n'avait plus les moyens d'assurer la sécurité des siens face aux rafleurs qui revenaient toujours plus nombreux, ni de s'opposer aux ambitions territoriales du clan de la Rivière Rouge qui, sans aucun scrupule, empiétait chaque jour un peu plus sur leur territoire. La seule direction libre de tout clan qui s'offrait à eux était le sud, c'est donc vers le Sud qu'ils marchaient depuis dix jours. Ils avaient rapidement quitté la riche plaine qui abritait leur Forêt Sombre, pour parcourir un paysage vallonné n'offrant aucune ressource pour un clan. Les montagnes leur barraient maintenant le passage et ils progressaient d'une vallée inhospitalière à l'autre depuis trois jours.

Garnox, le second, marchait devant avec trois guerriers, dont un colosse, Urog, fils de Bratog. Ils cherchaient les passages les plus accessibles pour faciliter la progression du groupe et les guidaient dans l'ascension du troisième col de la journée. La montagne offrait un panorama grandiose de hauts sommets couverts de neige, des falaises abruptes, le lit d'un torrent tumultueux, des chutes d'eau vertigineuses, mais rien n'incitait le clan à s'installer ici. Ils n'avaient toujours connu que des sols d'humus, d'herbe et de mousse, le couvert des arbres immenses de la Forêt Sombre, le vent léger freiné par les troncs, l'air humide et chargé d'odeurs de terre et de sève. Dans ces montagnes, tout n'était que roches, cailloux, eau furieuse, vent sec et froid. Une vision effrayante où toute trace de vie avait disparu, que chacun espérait laisser derrière eux en arrivant en haut du col.

Les guerriers formaient un cercle à l'intérieur duquel restaient les enfants les plus jeunes et leurs mères. À la périphérie, les novices et les adultes avançaient en ramassant toute plante ou fruit qui pourrait servir de repas à la pause du soir, mais la terre devenait rare et n'offrait plus que quelques touffes d'une herbe rase et sèche. Litak et Zanéa avaient donc stoppé toute recherche alimentaire et avançaient ensemble, à proximité de Mallog. Celui-ci portait fièrement sa hache de guerre à la ceinture et prenait à cœur son nouveau rôle de protecteur du clan. Mais ce sérieux affiché contrastait tant avec la personnalité du jeune guerrier, que les deux amies le taquinaient sans relâche.
Cette hache semble si lourde ! Tu es certain de pouvoir la porter seul ?
Il a fait tellement d'efforts pour l'obtenir qu'il ne pourra jamais se battre avec cette hache, il aurait trop peur de l'abîmer.

La pente s'accentuait et Litak remarqua que Manouba, l'ancienne du clan, commençait à peiner. Elle s'en approcha, lui proposa de porter son baluchon et lui donna le bras.
Merci ma petite, mes vieilles jambes veulent bien encore me porter, mais je préfère l'herbe tendre des plaines à ces maudits cailloux qui vous écorchent les pieds et roulent sous vos pas pour vous faire tomber ! Ah, je ne sais pas où Bratog nous emmène, mais il faudra y arriver avant la nuit ! L'idée de dormir sur ces pentes ne me dit rien qui vaille !
Courage, regarde, nous sommes bientôt arrivés en haut.
Et qui sait ce que nous trouverons là-haut ? Probablement une autre montagne à gravir
!
Zanéa marchait toujours à leurs côtés, mais, insensible aux jérémiades de l'ancienne, elle n'avait d'yeux que pour Mallog.
En voilà deux qui se moquent bien de la destination, pourvu qu'ils y aillent ensemble. Mais Mallog devra faire ses preuves avant de pouvoir conquérir la belle. Ah ! Faire un guerrier d'un gamin... Voilà à quoi en est réduit le fier Clan de la Forêt Sombre... Maudits soient les humains, maudite soit la fierté de Tornarok ! ... Sans vouloir t'offenser ma petite...
Ne t'en fais pas, j'ai l'habitude. Je sais bien que Tornarok est mon grand-père, mais il est mort avant ma naissance...
Corg, ton père, n'est pas aussi insensé que Tornarok. Corg est un guerrier aussi courageux que réfléchi et ta mère, Amalia, est la seule humaine qui mérite notre confiance, car elle a grandi comme une orque, dans le clan et qu'elle s'en est toujours montrée digne... Et toi, quoi que puissent en penser les autres, tu es une perle rare et précieuse pour le clan.
Tu es trop gentille, je suis certainement rare, mais la perle précieuse, c'est Zanéa, elle est si belle et puis, c'est la fille de Bratog.
Tout le monde est précieux pour le clan ma petite, tout le monde. Encore plus maintenant que nous sommes si faibles. Pourquoi a-t-il fallu que Tornarok entre dans cette forêt avec ses guerriers ? Xaphox l'avait pourtant prévenu, mais non, il voulait montrer que son clan ne craignait personne et voilà le résultat, plus personne ne craint le clan de la Forêt Sombre...
Elle se tut, songeuse.
Avant cette sinistre journée, notre clan était respecté, notre chef était l'égal du puissant Zirkanak... Mais ce jour-là, Tornarok a perdu la vie, ainsi que la plupart de ses guerriers. Moi, j'ai perdu mon compagnon et mon second fils. Heureusement, Corg, était là. Il a sauvé les guerriers qui nous restent... Mais les blessures de Xartak étaient si graves qu'il n'a jamais pu combattre depuis ce jour-là, ce jour maudit où notre clan a tout perdu...

Litak tourna la tête vers l'ancien guerrier, l'orque le plus âgé du clan, toujours renfermé sur lui-même, qui avançait péniblement en boitant. Son corps portait de très nombreuses cicatrices, mais la plus impressionnante était cette longue balafre sur sa cuisse droite, comme si cette jambe avait été déchirée dans le sens de la longueur. Elle pensa que le simple fait d'avoir survécu à une telle blessure était un exploit en soi.
Les autres clans ont tous perdu leurs chefs dans cette guerre, non ?
Manouba semblait manquer de souffle. L'ascension du col les avait menés à une altitude bien plus élevée que leur ancienne forêt et son grand âge ne lui permettait plus d'envisager de grands déplacements comme le leur.
Une traîtrise de Centre Monde. Un traquenard. C'est tout ce qu'ils ont trouvé pour ne pas perdre cette guerre. Ces gens-là n'ont aucun sens de l'honneur.

Ils coupèrent le lit d'un torrent asséché, plaie grise de roches et de graviers dans un sol d'herbes rases et sèches. Litak cheminait derrière la belle et fière Siléa qui tentait de sortir du lit du torrent, une pierre se déroba sous son pied. Elle se rattrapa de justesse, mais elle laissa rouler un petit sac jusqu'aux pieds de Litak qui le ramassa.
Ne touche pas à ça ! C'est à moi !
Litak le lui tendit.
Je sais bien que c'est à toi, je voulais simplement t'aider.
Je n'ai pas besoin de ton aide !
La jeune orque sembla hésiter un instant, puis comme si un barrage cédait sous la pression, elle libéra sa colère :
Tout ça, c'est à cause de toi !
Mais ! Je ne t'ai rien...
Elle n'eut pas l'occasion de finir sa phrase. Siléa lui arracha le sac des mains et se remit en marche d'un air hautain et énervé. Litak savait qu'elle ne l'avait jamais aimée, mais cela avait empiré depuis que le clan de la Rivière Rouge avait commencé à les chasser de leur territoire et elle ne comprenait toujours pas ce qu'elle lui reprochait.

Litak aida Manouba jusqu'au col où une pause fut consentie. Là, la vue qui s'offrit aux yeux du clan dépassait toutes leurs espérances. Une vaste vallée d'alpage s'étendait là, couverte d'une herbe verte et grasse, parsemée de buissons. Elle était bordée sur son autre versant par un éperon rocheux qui semblait aussi difficile à franchir que celui qu'ils venaient d'escalader. Un petit torrent la traversait, qui se déversait dans un petit étang aux eaux limpides, avant de reprendre son cours pour traverser une forêt qui promettait d'être giboyeuse. Beaucoup plus loin en aval se trouvait un grand lac dans lequel se jetaient le petit torrent et les deux éperons rocheux qui bordaient la vallée. En amont, des pentes rocheuses sur lesquelles évoluaient des zartugs, petits herbivores très agiles. Plus haut encore, de hauts sommets enneigés barraient l'horizon.

Les paysages désolés des vallées encaissées qu'ils venaient de traverser contrastaient tellement avec le panorama qu'ils avaient maintenant sous les yeux que Litak ne savait plus quoi dire. Elle aimait beaucoup leur ancien territoire, mais les arbres omniprésents y masquaient toute perspective, alors qu'ici, tout était grandiose, les montagnes qui bordaient la vallée, le petit étang, la vue plongeante sur la forêt en contrebas et le lac immense tout en bas. Rien n'entravait la vue et Litak en eut une sensation de vertige qu'elle n'avait jamais connue auparavant. Elle dut s'asseoir sur un rocher proéminent, afin de se laisser le temps de s'adapter à ce qu'elle voyait. Par curiosité, elle observa ses compagnons de voyage. Tous semblaient sous le choc, agréablement surpris par ce qu'ils découvraient. Même Manouba avait perdu la parole et retrouvé le sourire. Urog était serein, comme apaisé, ce qui était très rare chez lui. Corg tenait Amalia par la taille, comme s'ils venaient seulement de découvrir leur amour. Zanéa, surexcitée, semblait vouloir courir vers la vallée et y arriver la première.

Kalaka était bien bas et Kélaok, le rouge, entamait sa course descendante. Le clan devrait s'installer pour la nuit et cette vallée paraissait parfaite pour les accueillir. La descente du col se fit dans la bonne humeur. Manouba elle-même semblait joyeuse.
Eh bien, il a quand même fini par trouver un bon endroit pour nous installer !
Litak trouvait cette vallée bien accueillante, mais elle pensait qu'il était encore un peu tôt pour envisager d'y bâtir le nouveau campement. Au moins, la nuit promettait d'être agréable.

Lorsqu'ils arrivèrent au bord du petit lac, le soleil rouge régnait seul dans le ciel et tous se hâtèrent de monter les tentes. Bratog envoya les plus jeunes guerriers à la chasse et les jeunes filles à la cueillette. De nombreuses plantes comestibles poussaient tout autour du lac et elles revinrent vite au campement, leurs paniers chargés de racines et de baies fraîches. Les chasseurs rentrèrent juste avant que Kélaok ne disparaisse loin, très loin, derrière les montagnes au-delà du grand lac en bas de la vallée. Ils avaient abattu un zartug et le portaient fièrement pour l'offrir à la communauté. Bratog pouvait constater avec plaisir que l'endroit pouvait nourrir un clan, au moins quelque temps.

Le soir, autour du feu, tous mangèrent en échangeant des plaisanteries, Bratog semblait détendu et Urog, d'habitude si sérieux et froid, jouait avec ses enfants. Zanéa s'approcha de son amie.
Cet endroit est vraiment idéal pour notre nouveau camp, tu ne crois pas ?
Oui, il a l'air et je crois que ton père est de cet avis...
Je crois que tout le monde est de cet avis ! On va vivre ici ! Fini de marcher toute la journée, fini les cailloux à perte de vue !
Mais je crois que ton père a besoin d'en savoir plus sur cet endroit avant de prendre une décision définitive.
Qu'est-ce qui te fait dire ça ?
Eh bien, Bratog ne prend jamais de décision à la légère et là, il est en grande discussion avec Garnox et Urog.
C'est normal, Garnox est le second et mon frère est le futur chef. Ils sont toujours en train de discuter ensemble, c'est d'un ennui...
Attendons de savoir ce qu'ils vont décider.

L'attente ne dura guère. Bratog se leva et réclama le calme. Tous se turent et attendirent avec curiosité la décision de leur chef.
Mes amis, nous avons trouvé un territoire qui semble accueillant et nous désirons tous pouvoir nous y installer. Néanmoins, nous ne savons pas encore s'il est déjà revendiqué, ni s'il est assez riche pour nous accueillir. J'ai donc décidé d'envoyer cinq guerriers l'explorer, à la recherche d'éventuels habitants. Ils seront aussi chargés d'étudier les ressources dont dispose cette vallée. À leur retour, nous saurons si nous établissons notre nouveau camp ici, ou si nous devons encore chercher ailleurs.
Martog, le père de Mallog, demanda la parole.
Durant la guerre, lorsque j'ai été blessé, j'ai été soigné à Valfond. Je sais que leur territoire est situé dans les montagnes et qu'il borde un grand lac. Il est possible que ce soit le lac que nous avons aperçu plus bas. Et j'ignore l'étendue de leur territoire.
Cette nouvelle inquiéta les mères soucieuses de la sécurité de leurs enfants. La possible présence d'humains si près d'eux rendait soudain cette vallée plus inquiétante
Les gens de Valfond ne sont pas hostiles aux orques, la moitié d'entre eux sont des orques libres, qui vivent en paix avec les humains.
Rien n'y fit, les mères serrèrent leurs petits plus près d'elles et l'angoisse se lisait sur leurs visages. Elles ne souhaitaient pas vérifier la véracité de cette légende que Martog racontait depuis son retour inattendu de la guerre.

Zanéa et Lazaée s'approchèrent de Litak.
Tu crois que c'est possible ça ?
Quoi ?
Que des orques libres puissent vivre avec des humains.
C'est difficile à imaginer.
Oui. Les seuls humains que j'ai jamais vus étaient des rafleurs.
Ils ne sont peut-être pas tous comme ça.
Lazaée était pensive.
En même temps, nous vivons bien avec Amalia, une humaine libre, l'inverse doit pouvoir être vrai.
Oui, mais ma mère a grandi au sein du clan, ce n'est pas réellement la même chose.
Lazaée espérait pourtant vraiment que ce soit possible, elle voulait pouvoir s'installer au plus vite et ne souhaitait pas faire partie d'un clan errant. Elle serait bientôt en âge de fonder une famille et désirait pouvoir un jour rencontrer un jeune guerrier sans devoir renoncer à lui, comme la malheureuse Siléa, à cause du statut du clan de la Forêt Sombre qui était déjà au plus bas.
Mais si, les humains et les orques de Valfond naissent dans le même clan.
Deux petits jouaient au guerrier et au rafleur. Ils passèrent en trombe à côté des trois amies et bousculèrent Litak.
Au moins, nous avons de valeureux guerriers avec nous pour nous protéger des mauvais humains !
Zanéa éclata de rire, imitée par Litak et Lazaée.


III

Sharle franchit les portes de Valfond suivi de la troupe qui l'avait accompagné et il se surprit à penser que la guerre était enfin terminée. Ils venaient de raccompagner chez eux les derniers blessés, ceux qui avaient nécessité plus de soins pour se rétablir. La seigneurie avait mis tous ses guérisseurs à leur disposition et ils avaient fait un travail extraordinaire, non seulement pour sauver les vies des blessés, mais aussi pour leur assurer une vie utile à leur retour dans leurs clans. Jamais de mémoire d'orque on n'avait dépensé autant d'énergie pour des victimes de guerre et la réputation de Sharle avait parcouru toute la nation orque depuis qu'il avait laissé rentrer les premiers convalescents.
Oui, la guerre était enfin terminée dans les faits, mais Sharle avait pourtant l'impression oppressante que jamais elle ne le quitterait vraiment. Il avait été trop impliqué dans les événements pour en sortir indemne. Il avait quitté Valfond plein de rêves et d'espoirs, mais cette guerre que personne n'avait vu venir avait brisé quelque chose, sans qu'il sache le définir – l'âge de l'innocence peut-être – et ce vide qui s'était créé en lui semblait impossible à combler.
Lorsqu'ils arrivèrent à la garnison, Sharle prit congé des soldats et traversa la ville en empruntant l'avenue Tragox bordée de commerces de toutes sortes, puis la place Duquart et enfin la rue du palais. Lorsqu'il se présenta aux portes de l'imposante bâtisse, les gardes se figèrent au garde à vous. Il leur fit le salut réglementaire et continua son chemin. Il franchit le châtelet de garde et déboucha sur la grande cour qui donnait sur les logements du personnel. Il s'avança vers les murailles intérieures et se présenta devant les grilles de la haute cour. Un garde s'avança, reconnu Sharle et s'empressa de relever les grilles. Un huissier vint se présenter.
— Monseigneur, nous sommes heureux de votre retour. Le seigneur Jehan a demandé à vous voir dès votre arrivée.
— Faites-lui savoir que je me présenterai devant lui dans une heure.
— Il sera fait selon vos désirs, monseigneur.
L'huissier se retira après avoir fait une courbette si prononcée que Sharle crut qu'il allait se cogner la tête sur le sol. Il trouvait ridicule ces manières que d'autres qualifiaient d'élégantes. Il s'en était déjà ouvert auprès de son père, mais Jehan lui avait fait remarquer que tout ce cérémonial avait été mis en place par le peuple, après que les riches marchands l'aient appris chez les grands seigneurs de Centre Monde, de Terres d'Ouest ou des Belles Landes. Ces puissants courtisans estimaient que Valfond ne pouvait se contenter d'une image de rustres montagnards et que la seigneurie se devait d'avoir le même niveau d'élégance que les autres peuples humains. Avant la guerre, il était lui-même de cet avis, il rêvait de grandeur pour sa nation. Mais le temps qu'il avait passé aux Belles Landes lui avait au moins appris une chose : la gloire des grandes seigneuries s'était bâtie au prix fort, le prix de la liberté et du sang des orques. La leçon lui laissait encore un goût amer. Sharle trouvait désormais cette mode de l'élégance d'autant plus ridicule que Valfond n'était composée que pour moitié d'hommes. Mais pouvait-il réellement aller à l'encontre de la volonté du peuple ?

Il se rendit dans ses appartements, où il déposa son bardage. Un valet avait bien insisté pour le lui porter, mais Sharle avait poliment refusé. Il ne souhaitait pas laisser à d'autres les tâches qu'il pouvait aisément accomplir seul. Il se posta à sa fenêtre et contempla le paysage. Il avait vue sur le lac de Valfond, sur l'île noire posée en son centre et sur les vallées et l'immense cirque montagneux tout autour. Cette vue avait toujours eu un effet apaisant sur lui et il ne s'en lassait jamais.
Il prit quelques instants pour se rafraîchir et se changer, puis il se rendit auprès de son père. Il emprunta l'escalier monumental et déboucha dans le hall d'honneur aux six colonnes imposantes et au plafond en voûte d'ogive. Au centre du mur du fond, une porte ouvragée. Il la poussa et pénétra dans la salle du conseil, où Jehan passait l'essentiel de ses journées au palais.

Jehan s'entretenait avec le grand intendant Zarmak et un homme d'âge mûr que Sharle reconnu comme étant le seigneur de Val aux Mines, des Belles Landes. Ils mirent rapidement fin à leur entretien. Le seigneur de Valfond se tourna vers son fils.
— Sharle ! Quel plaisir de te voir enfin de retour ! Tu reconnais le seigneur Tass de Val aux Mines.
Il n'avait jamais apprécié cet homme qui ne devait sa richesse qu'aux mines de son territoire, qu'il faisait exploiter par des esclaves, mais la bienséance lui imposait de faire bonne impression.
— Oui père, j'ai eu l'occasion de le rencontrer durant la reconquête. Bienvenue à Valfond Seigneur Tass, qu'est-ce qui nous vaut l'honneur de votre visite ?
Le vieil homme fixa Sharle de son regard bleu, aussi froid qu'un glacier en hiver, aussi sec que la roche au soleil.
— Je venais simplement faire une visite de courtoisie et envisager avec votre père de nouveaux accords commerciaux. Il faut bien relancer notre économie après la tragédie de l'année dernière.
Sharle soupçonnait le seigneur Tass d'avoir d'autres objectifs en tête, mais il ne lui appartenait pas de le questionner davantage à ce sujet.

Jehan donna congé à Tass, tout en lui donnant rendez-vous pour la réception du soir. Zarmak le raccompagna, laissant le père seul avec son fils.
Jehan fit une chaleureuse accolade à son fils, ne le relâchant que pour le tenir par les épaules et mieux le regarder.
— Raconte-moi, comment s'est passé ton voyage dans les territoires du nord ?
— Aussi bien que l'on pouvait l'espérer, quelques clans se sont montrés hostiles lorsque nous nous sommes présentés sur leurs territoires, mais ils se sont vite apaisés lorsqu'ils ont compris que nous raccompagnions les leurs.
— Y a-t-il des informations importantes dont il faudrait que nous ayons connaissance ?
— Non, rien d'important, les clans sont affaiblis, mais ils devraient passer cette épreuve sans trop de difficultés. Il n'y a guère qu'un petit clan dont nous avions raccompagné un guerrier blessé, qui n'a pas donné signe de vie à notre passage. Mais ils sont si peu nombreux que cela n'est pas vraiment surprenant.
Je m'inquiète néanmoins de certaines traces de passages d'hommes sur les territoires. J'ai prévenu les chefs que nous avons rencontrés, car je crains qu'il ne s'agisse pas de marchands venus faire du troc. J'ai peur que cela ne crée de nouvelles tensions dont personne n'a réellement besoin.
Jehan parut soudain soucieux.
— Qu'est-ce qui t'inquiète à ce point ?
— Des marchands n'auraient jamais cherché à effacer leurs traces. Les hommes des grandes seigneuries ont perdu le goût du labeur. Leurs mines, leurs champs, leurs ateliers ne fonctionnent qu'avec des esclaves. Les Belles Landes en ont perdu beaucoup durant la guerre et je crains que ce commerce n'y redevienne florissant.
— Je déplore cette situation, mais je crains qu'il ne soit pas en notre pouvoir d'y changer quoi que ce soit.
Appuyé sur le rebord de la fenêtre, Sharle observait le grand lac qui bordait la cité. Il baissa la tête.
— Les grandes seigneuries n'ont-elles donc rien appris de la guerre ? Sont-elles condamnées à répéter les mêmes erreurs ?

Le majordome du palais se présenta à la porte, pour finaliser les préparatifs de la réception. Comme à son habitude, Sharle avait trouvé le programme de la soirée d'un ennui mortel, ce qui poussait les responsables des réceptions à tenter d'innover. Il se jura qu'un jour, il lui faudrait leur expliquer que ce n'était pas le programme en lui-même qui le gênait, mais la nature même de ce genre de réceptions mondaines.

Lorsque tout fut réglé, le majordome pris congé. Jehan se tourna vers son fils :
— Le seigneur Tass n'est pas venu seul. Il est accompagné par sa fille Bessilla et j'aimerais que tu t'occupes d'elle pendant leur séjour ici.
Sharle fut surpris par la requête de son père.
— N'avons-nous pas du personnel pour cela ?
— Je pourrais bien entendu confier cette tâche à Wanuka, mais je pense que cette demoiselle sera plus à l'aise avec toi qu'avec une orque et je ne veux pas surcharger l'intendante du palais avec cette mission, ni même la mettre mal à l'aise face à une dame des Belles Landes, qui n'envisage pas les orques autrement que comme des esclaves. De plus, Bessilla est une personne de haut rang, la bienséance voudrait qu'une autre personne de haut rang se charge de la guider dans notre cité.
Même s'il ne s'agissait pas d'un ordre, Sharle comprit que son père ne lui laissait guère le choix.

Le soir venu, Sharle se présenta à la salle des banquets. Il était légèrement en avance et il aurait voulu en profiter pour passer un peu de temps avec Wanuka qui était chargée de l'organisation du repas, mais celle-ci était trop occupée à sa tâche pour pouvoir lui accorder du temps. Valfond ne recevait que rarement des dignitaires d'un aussi haut rang que le seigneur Tass et sa fille. De ce fait, l'intendante du palais tenait à ce qu'ils conservent un bon souvenir de cette soirée.
Le soleil couchant éclairait d'une lumière chaude les sommets enneigés, leur donnant l'aspect de l'or. Sharle s'installa donc dans un fauteuil confortable près des grandes fenêtres et se plongea dans la contemplation du lac et des montagnes qui le bordaient. Cette vision grandiose, paisible et immuable, lui permettait de s'ancrer dans ce lieu précis, en un moment précis et de balayer ainsi le tumulte du monde qui résonnait en lui.
L'arrivée de Zarmak le tira de sa contemplation. Le Grand Intendant fut bientôt suivi par Jehan et ses invités, notables de Valfond, amis et ambassadeurs. Quelques instants plus tard, le seigneur Tass entra à son tour, accompagné par sa fille.
Tout d'abord, Sharle perçut l'émoi de l'assemblée, sans en comprendre la raison, ensuite, il remarqua que tous s'étaient tournés vers les nouveaux venus. Il en fit de même et se dit que finalement, son rôle de guide pour Bessilla pourrait bien être plus agréable que prévu. La jeune femme était probablement la plus belle femme qu'il ait jamais vue, tout au moins aussi belle que Manalia, la fille de Garmond des Belles Landes. Aussi belle, mais différente. La fille du seigneur Tass était plus grande, si mince qu'elle semblait fragile et d'une élégance si raffinée qu'elle faisait passer les autres femmes pour de simples servantes. Son visage, dont les traits étaient si fins et si doux qu'elle paraissait irréelle, comme un ange des légendes anciennes, était encadré par de longs cheveux blonds, coiffés en deux tresses enroulées comme une couronne, avant de retomber de chaque côté du visage. Enfin, comme sertis au milieu de ce visage, elle avait deux grands yeux noisette, presque dorés.
Jehan fit un signe à son fils. Sharle s'approcha.
— Bessilla de Val aux Mines, je vous présente mon fils, Sharle de Valfond, qui se fera un plaisir, je n'en doute pas, de vous tenir compagnie durant votre séjour parmi nous.
Elle inclina sa tête avec grâce :
— C'est un honneur de rencontrer enfin notre libérateur.
Elle releva la tête et son regard croisa celui de Sharle qui eut l'impression d'être transpercé par ces yeux magnifiques.
— L'honneur est pour moi.
Elle baissa les yeux.
— Vous êtes bien différent du Général que j'imaginais.
— J'espère que la réalité ne vous déçoit pas trop.
Il eut l'impression qu'elle rougissait un peu.
— À vrai dire, j'ai toujours pensé que le Général était un vieux soldat bombant le torse à la moindre occasion.
— Ah ! Ce général-là ! Je crois l'avoir vu près de la salle des gardes.
Elle éclata de rire et soudain, l'atmosphère pesante du caractère officiel de la réception disparut, comme si ce rire avait le pouvoir d'apaiser toutes les situations tendues.
— Permettez-moi de vous conduire à votre table.

La table d'honneur était composée de deux longues tables placées à angle droit, face aux vitraux en voûte d'ogive donnant sur la montagne. Kalaka, le soleil jaune était maintenant couché derrière le palais, mais Kélaok éclairerait encore le paysage de sa lumière grenat durant quelques heures. Le seigneur de Valfond s'asseyait à l'angle biseauté de la table, ce qui lui permettait de voir chacun de ses invités et d'être vu de tous. De part et d'autre, les invités d'honneur trouvaient leur place, en fonction de leur importance. Aujourd'hui, le seigneur Tass serait assis à gauche de Jehan, Sharle, en tant qu'héritier, avait toujours sa place à la droite de son père et cette place restait toujours libre lorsqu'il était absent.

Lorsque Jehan fut assis, Sharle installa Bessilla à sa droite, avant de s'asseoir lui aussi. Zarmak s'installa à gauche de Tass, qui avait l'air gêné de cette proximité.
— Pauvre père ! Les seuls orques libres que nous ayons eu le loisir de rencontrer chez nous étaient venus conquérir notre domaine. Je crains qu'il ne se sente mal à l'aise durant tout le repas.
— Notre Grand Intendant n'est pas un guerrier, votre père ne craint rien, du moins physiquement.
La jeune femme lança un regard surpris et inquiet à son interlocuteur, qui précisa sa pensée :
— Zarmak est un impitoyable négociateur. Que votre père prenne garde de ne pas lui demander le sel, ou il risque d'exiger le pain ou le vin en retour !
Bessilla pouffa, aussi discrètement que possible, mais son père l'entendit. Le regard noir qu'il lança à sa fille ne fit rien pour rehausser l'estime que lui portait Sharle.
— Votre père semble bien sérieux. Les hommes de Val aux Mines n'apprécient donc pas l'humour ?
— N'en croyez rien. L'humour et le rire sont des bienfaits chez nous aussi, néanmoins, mon père en a perdu le goût depuis l'invasion. Nous avons beaucoup perdu durant cette tragédie et notre seigneurie peine à s'en relever. Mais nous ne manquons pas de courage et de bonnes volontés, nous y parviendrons.
— J'en suis persuadé. Mais dites-moi, connaissez-vous le sujet des négociations en cours ? Mon père a vaguement mentionné des accords commerciaux entre nos deux seigneuries, mais je n'imagine pas sur quel domaine en particulier.
— Hélas, mon père me tient dans l'ignorance de ce genre d'affaires. Il estime que ce n'est pas le rôle d'une femme que de s'occuper de ces choses-là. Il a simplement évoqué la survie de notre domaine, mais je le soupçonne de dramatiser la situation.
— Je vous envie. Le seigneur Jehan s'acharne à m'initier à la gestion de l'État et je trouve ce fardeau bien lourd à porter. Mais le bruit court que je serai l'héritier et qu'à ce titre, il me faut comprendre toutes les subtilités du pouvoir...

Le repas se déroula fort agréablement, Bessilla se montrant vive d'esprit et pleine d'humour. Sharle regretta seulement de ne pouvoir percevoir ses émotions, mais il en était ainsi de nombreux humains.
Puis vint le bal et il se devait de lui servir de cavalier, domaine périlleux où il n'avait jamais excellé. Néanmoins, tenir cette jeune femme si frêle dans ses bras et se plonger dans son regard fut particulièrement plaisant et il eut l'impression qu'elle n'avait pas trouvé ce moment désagréable.




IV

Le lendemain, au petit matin, Garnox, Urog, Corg et les deux plus jeunes guerriers, partirent en mission d'exploration. Dans le même temps, d'autres s'en allèrent chasser vers la forêt en aval. Les autres guerriers restèrent pour assurer la sécurité du camp. Les mères des trois plus jeunes enfants restèrent au camp pour s'occuper des plus petits, pendant que les plus grands, les novices et les autres mères, explorèrent les environs immédiats du lac, afin d'en inventorier les ressources et de récolter de quoi nourrir le clan pour les prochains jours.

Litak et Zanéa étaient accompagnées par Ragox, le plus âgé des novices et par Lianée, sa petite sœur. Ragox aurait voulu commander le groupe, mais Zanéa ne comptait pas se laisser diriger par un novice plus jeune qu'elle et puis, son père étant le chef, elle décréta qu'elle prendrait la direction des opérations. Ragox protesta énergiquement, mais tous savaient que Zanéa n'en ferait de toutes-façons qu'à sa tête. Le novice se renfrogna et décida que sa mission de protection était plus importante qu'un rôle de chef. Il suivrait donc les filles, mais n'accepterait aucun ordre de leur part.

Le petit groupe prit la direction du versant de la vallée qui leur faisait face lorsqu'ils avaient découvert son panorama la veille. Ils firent alors le tour du petit lac et Litak admira sa couleur bleu turquoise, si différente du brun- vert des lacs de leur ancienne forêt. Ici, l'eau était si limpide qu'elle pouvait voir le fond de l'eau. Elle aperçut de gros poissons qui évoluaient près de la surface et les signala à Ragox.
Et alors ! J'ai appris à chasser, je ne suis pas un pêcheur.
La pêche n'impliquait pas une prise de risque considérable, hormis celui de tomber à l'eau et les orques étant incapables de nager, ce seul risque était mortel. De plus, un poisson ne pouvait pas nourrir un clan entier. De ce fait, les orques préféraient de beaucoup la chasse, qui mettait en valeur leur courage et leurs efforts pour le bien du clan.

Litak montra à Lianée les plantes comestibles et lui expliqua comment les récolter, ainsi que celles qu'il fallait éviter, soit parce qu'elles étaient urticantes, soit parce qu'elles étaient toxiques. Puis, elles cherchèrent chacune de leur côté à remplir leurs paniers.
Zanéa avait trouvé des plants de gruttes au bord du lac, qu'elle déterra pour récupérer ses succulentes racines.
Lianée en avait aussi trouvé à l'endroit où un petit torrent descendant de la montagne se jetait dans le lac. Elle avait les pieds dans l'eau pour récolter les plus grosses racines. Elle remplissait son sac rapidement et progressait vers l'embouchure du torrent. Elle s'en approcha trop et fut emportée par le courant vers le large. Elle hurla, en tentant de regagner la berge, mais rien n'y fit et elle perdit pied.
Litak qui était la plus proche se jeta dans l'eau pour la rattraper, mais elle arriva trop tard pour l'empêcher de s'enfoncer dans l'eau. Zanéa et Ragox accoururent, mais ils restèrent impuissants sur la berge, à regarder Litak s'enfoncer dans l'eau vers Lianée, dont seules les mains sortaient encore parfois de l'eau. Le courant les emportait toutes deux toujours plus loin et Litak avait maintenant de l'eau jusqu'au menton. Dans un dernier effort, elle se jeta en avant en tendant la main pour tenter de saisir la petite orque. Elle s'enfonça à son tour sous l'eau, mais elle parvint à attraper une main, qu'elle tira vers elle. Elle saisit la petite sous les bras et elle la souleva le plus haut qu'elle put, lui permettant de reprendre de l'air. Ce faisant, elle toucha le fond avec ses pieds. Elle en profita pour sauter et reprendre de l'air à son tour. Elle répéta l'opération plusieurs fois, le temps pour elle de tenter de refréner la panique qui commençait à la gagner. Le courant l'emportait toujours plus loin et elle ne parvenait pas à lutter pour revenir au bord
La situation lui semblait désespérée, lorsque le courant les déposa sur un banc de sable moins profond. Là, Litak avait pied et elle put enfin lutter contre le courant qui se faisait moins fort. Lianée, terrorisée, se cramponnait de toutes ses forces. Elle pleurait, toussait et commençait à trembler, de froid ou de peur, Litak n'aurait su le dire. Mais maintenant qu'elle pouvait respirer à loisirs, elle prit conscience de la température glaciale de l'eau. Si elles ne regagnaient pas rapidement la berge, le froid les tuerait aussi sûrement que la noyade. Zanéa et Ragox leur criaient de revenir au bord, mais elle était certaine de ne pas pouvoir avancer contre le courant et elle n'avait aucune envie de s'enfoncer à nouveau sous l'eau. La vie de Lianée n'était plus en danger immédiat et elle n'était plus portée par le stress d'une situation désespérée. Elle décida d'avancer vers la berge, prudemment, jusqu'à ce que le niveau de l'eau soit trop profond, puis, elle fit le tour du banc de sable en restant à cette profondeur. Lianée était toujours tétanisée et ne parvenait pas à se calmer. Litak se déplaça ainsi, jusqu'à se retrouver à quelques mètres de la berge, puis elle s'éloigna à nouveau, de plus en plus. Elle revint donc sur ses pas.

Zanéa, tu crois que tu pourrais entrer dans l'eau et venir vers nous ? Tu es bien plus grande que moi et peut-être que tu pourrais venir jusqu'à nous.
J'ai trop peur !
Je sais, moi aussi, j'ai peur, mais si nous ne sortons pas bientôt de là, nous allons mourir de froid.
Je... Je vais essayer.
Zanéa s'enfonça dans l'eau à sa rencontre. Terrorisée, elle s'avança prudemment dans l'eau glaciale. Elle put s'approcher à trois mètres, pas plus.
Je ne peux pas aller plus loin, je suis désolée.
Litak commençait à désespérer. À situation extrême, elle finit par décider de tenter une solution tout aussi extrême.
Lianée, écoute-moi.
La petite orque releva à peine la tête. Elle était frigorifiée, il fallait absolument la sortir de là le plus vite possible.
Je vais te lancer vers Zanéa. Elle va te rattraper, elle te ramènera au bord et tout sera terminé.
Non ! Ne me lâche pas ! J'ai trop peur !
— Je sais que tu as peur, moi aussi, j'ai très peur, mais je ne peux pas te porter plus loin, je ne suis pas assez grande. Il faut que je te lance, c'est le seul moyen.
Non !
Calme-toi, Zanéa est là, tout près, elle va tendre ses bras vers toi et elle te rattrapera tout de suite, tu n'as rien à craindre.
Mais...
Regarde-la, elle est vraiment tout près, ça va bien se passer. Tends les bras vers elle et prépare-toi.
La petite obtempéra. Litak fléchit les jambes pour se donner plus d'élan, prit une forte impulsion sur le fond et projeta Lianée de toutes ses forces vers son amie. Zanéa attrapa la petite orque avant qu'elle ne s'enfonce à nouveau dans l'eau. Elle se cramponna de toutes ses forces contre la fille du chef qui faillit en perdre l'équilibre. Zanéa se dépêcha d'emmener Lianée vers Ragox, enfin soulagé de récupérer sa petite sœur. Puis, frigorifiée, elle aussi, elle retourna dans l'eau vers Litak.
À toi maintenant, saute vers moi !
J'arrive.
Litak pris la plus forte impulsion qu'elle put, mais tétanisée par le froid, elle ne parvint pas jusqu'aux bras de son amie et elle disparut sous l'eau. Litak paniqua, mais la morsure du froid l'empêchait de se débattre. Lorsqu'elle toucha le fond, elle était sur le point de renoncer à lutter, mais dans un dernier effort, elle poussa violemment sur ses jambes, en biais, vers Zanéa. Elle ressortit de l'eau comme une flèche et faillit percuter son amie, qui la rattrapa de justesse. Elles regagnèrent ensemble le bord. Litak, affaiblie par les efforts et le froid, parvint à remercier Zanéa. Ragox qui essayait de réchauffer sa sœur, remercia aussi chaleureusement Litak. Ils s'étalèrent sur les rochers affleurants, chauffés par le soleil jaune, qui était maintenant haut dans le ciel.

Quelque chose bougea dans le panier de Lianée. Ragox, surpris, s'en approcha et éclata de rire, à la surprise des trois jeunes filles.
Un poisson. Lianée a attrapé un poisson !
Tous les quatre rirent de bon cœur, après le stress intense qu'ils venaient de subir, et ils eurent beaucoup de mal à s'arrêter.

Lorsque enfin, à court de souffle, ils se calmèrent, ils étaient réchauffés et ils prirent le chemin du retour, mais ils firent un crochet vers l'amont, où ils trouvèrent des racines comestibles. Bien que la saveur si particulière de la plante soit peu appréciée par les orques, elle était reconnue pour ses vertus tonifiantes. Litak décida donc d'en récolter un panier plein, sous une moue particulièrement éloquente de Zanéa, qui exprimait parfaitement son manque d'attrait pour cette racine. À leur retour, les paniers étaient bien remplis et les mères qui étaient déjà rentrées avaient commencé à préparer un bon repas pour le clan. Si le groupe de Garnox, parti en exploration ce matin, rapportait de bonnes nouvelles, ce serait un repas de fête pour célébrer l'établissement du clan dans cette vallée.

Lianée et Ragox se rendirent auprès de Zinia, leur mère, qui travaillait en compagnie d'autres mères. En voyant le visage décomposé de Zinia, Litak devina la nature de leur conversation. Soudain, la mère des deux jeunes orques se tourna vers elle, imitée par les trois autres mères. Puis Zinia se dirigea vers elle, la serra dans ses bras.
Merci ! Merci d'avoir sauvé ma fille. Je ne sais pas ce que je deviendrais sans mes enfants. Merci.
Litak fut surprise par toute cette gratitude.
Je... Je devais le faire, Lianée était sous notre responsabilité.
Les autres mères ayant maintenant appris la nouvelle vinrent à leur tour féliciter la jeune métisse et Litak fut gênée par toute cette sollicitude. Les mères louaient son courage, alors que cette aventure l'avait terrorisée. Manouba attendit que le calme revienne pour s'approcher de Litak.
Je t'ai bien dit que tu étais une perle rare et précieuse. Tu viens de le confirmer.
Mais... Je n'ai rien fait d'exceptionnel. Je n'ai pas réfléchi, je suis allée chercher Lianée, c'est tout et après, j'ai juste essayé de ne pas me noyer.
Siléa ne semblait pas partager l'avis général.
Si elle avait mieux surveillé Lianée, elle n'aurait pas eu à risquer sa vie pour réparer ses erreurs !
Manouba lança un regard autoritaire à la jeune orque pour la faire taire, puis elle se tourna à nouveau vers Litak.
Mais Siléa a raison j'aurais dû mieux surveiller Lianée.
Tu la surveillais, sinon tu ne l'aurais jamais vu s'enfoncer dans l'eau, ou trop tard. Et tu as fait preuve d'un grand courage, aucune orque n'en aurait fait autant.
J'étais terrorisée. Je n'ai pas été courageuse.
C'est justement ça le courage, c'est affronter ses peurs. Il n'y a pas besoin de courage là où il n'y a pas de peur. Aucune orque ne se serait jetée à l'eau comme tu l'as fait, ce serait comme aller directement à la mort. Mais toi, tu l'as fait.
Mais j'ai bien failli me noyer aussi.
Mais tu as survécu, tu as sauvé Lianée et peut-être même Ragox.
Mais il n'a jamais été en danger.
Non mais comment aurait-il pu vivre une pleine vie de guerrier, s'il avait vu sa petite sœur se noyer sous ses yeux, sans qu'il puisse faire quoi que ce soit pour la sauver ?
L'ancienne serra Litak dans ses bras.
Merci d'avoir sauvé les enfants de mon fils.
Puis, elle retourna préparer le repas.

Lorsque les explorateurs revinrent au camp, ils avaient abattu un tarnug, un herbivore de taille moyenne, qui portait des plaques osseuses renforcées, hérissées de petites protubérances pointues. Cet animal avait tendance à charger tête baissée et à percuter son adversaire à pleine vitesse. Un prédateur normal n'aurait que peu de chances d'en réchapper, mais un orque entraîné et courageux pouvait en venir à bout en esquivant la charge au dernier instant et en assénant un coup de hache au garrot de l'animal. Corg avait expliqué à sa fille que si l'on esquivait trop tôt, l'animal, très agile malgré sa taille et son poids, avait le temps d'ajuster sa trajectoire. Si l'on esquivait trop tard, le résultat était le même, le chasseur était victime de sa proie qui le piétinait après l'avoir percuté. Peu de chasseurs prenaient le risque de s'en prendre à un tarnug, mais Litak imaginait qu'Urog pouvait en venir aisément à bout.
Les chasseurs revinrent quelques instants plus tard, ayant, eux aussi, fait de belles prises.
Bratog s'entretint un moment avec Urog et Garnox, mais Litak, en voyant son père, devina la nature des propos : la vallée pouvait être leur nouveau territoire et la petite métisse s'en réjouit aussitôt. Elle chercha son amie du regard et constata qu'elle avait compris la même chose qu'elle. Litak s'aperçut que tout le clan en était arrivé à la même conclusion.

Bratog se prépara à prendre la parole et toutes les conversations stoppèrent dans une attente fébrile.
Mes amis, après dix jours de marche, nous sommes arrivés dans cette vallée, que nous avons tous trouvée idéale pour nous y installer. Urog et ses compagnons m'apportent de bonnes nouvelles... La vallée est sûre et giboyeuse, comme nous l'a prouvé Mallog en abattant seul et avec le plus grand sang-froid ce tarnug, qu'il a décidé d'offrir à tout le clan pour célébrer notre arrivée sur notre nouveau territoire !

Litak fut heureuse et surprise. Ainsi, c'est Mallog qui avait affronté le tarnug. Elle tourna son regard vers Zanéa. Elle semblait heureuse, comme tout le clan, mais aussi en admiration envers Mallog. Le jeune guerrier était heureux et fier d'avoir abattu une bête redoutable, mais aussi, gêné d'être au centre de tous les regards. Il jetait des coups d'œil à Zanéa, comme s'il voulait être certain qu'elle assistait à la scène et qu'il voulait connaître sa réaction. Tout à son observation, Litak ne vit pas approcher Manouba.
Cette prise-là n'est pas pour toi ma petite.
Litak sursauta.
Je le sais bien, Zanéa et lui formeront un beau couple. Je crois bien qu'aujourd'hui, il s'est montré à la hauteur.
Elle baissa son regard, visiblement quelque chose la perturbait.
Que se passe-t-il ma petite ?
Zanéa et Mallog sont fait pour être ensemble, la plus belle orque et le plus jeune guerrier et surtout, c'est ce qu'ils désirent tous deux plus que tout. Je suis heureuse pour eux...
La vieille orque, pleine de sagesse, devina ce qui tourmentait la petite métisse.
Et tu te demandes qui chassera le tarnug pour toi.
Mais je sais bien que personne ne s'intéresse à moi, je suis laide, j'ai le rang le plus bas de tous les clans réunis, je fais partie d'un clan faible, ma mère est humaine... Depuis la guerre, les clans manquent de fils et les filles sont si nombreuses. Qui pourrait bien vouloir de moi ?
Ma petite, tu n'es pas laide, tu es différente et tu as de nombreuses qualités. Je suis certaine que quelqu'un t'attend quelque part.
Quelque part, c'est vaste...
Elle serra Manouba dans ses bras.
Merci d'être si bonne avec moi.
Et elle courut dans la tente de ses parents, probablement pour pleurer sans perturber la fête qui s'annonçait.


V

Il marchait au bord du lac, perdu dans ses pensées, ne prenant pas garde à la beauté du paysage. Il allait droit devant, sans destination précise, l'essentiel était d'avancer. C'est une chose qu'il avait découverte durant la guerre, marcher l'aidait à se recentrer sur lui-même et à réfléchir.

Le seigneur Tass et sa fille n'étaient restés que quelques jours à Valfond. Sharle avait passé beaucoup de temps avec Bessilla, pour lui faire visiter la seigneurie. Ils avaient commencé par la cité de Valfond, le centre-ville, commercial et animé, le marché du matin avec ses étals de produits frais, la cité administrative avec l'Intendance et le tribunal, l'école et l'université, où elle avait semblé surprise de constater qu'il y avait autant d'orques que d'humains parmi les étudiants. Dès le début de la visite, elle lui avait pris le bras comme s'ils étaient intimes. Certes, donner le bras à une femme aussi belle qu'elle n'avait rien de déplaisant, bien au contraire, mais cette spontanéité bien surprenante chez une Bellandaise avait fait naître la rumeur. Que pouvait-il faire face à cette rumeur, que devait-il faire ?

Un éperon rocheux lui barrait la route, il se dirigea donc vers l'amont pour trouver un passage. Il n'était que rarement venu par ici et il se souvenait vaguement d'un sentier qui serpentait au milieu des rochers pour aller surplomber le lac. Il le trouva enfin, après avoir longé une falaise qu'il avait oubliée. Depuis combien de temps n'était-il pas venu ici ? Le chemin était escarpé, mais praticable, à condition de faire attention aux pierres qui se détachaient sous ses pieds. Il parvint au sommet et s'accorda un instant de repos en admirant la vue. Le lac en contrebas scintillait des reflets des deux soleils, l'île noire au milieu du lac lui donnait un air d'œil géant légèrement inquiétant. Quelques bateaux de pêche naviguaient au loin, près de la cité. Il s'assit face à l'étendue d'eau et en profita pour manger une galette de voyage, mélange de céréales et de purée de piares, succulente et très nourrissante. Il but un peu d'eau à son outre et soudainement, il se revit avec Bessilla, sur la montagne surplombant le barrage naturel, la ville et les portes de Valfond, ces deux petits forts qui barraient l'accès principal à la cité. Elle avait semblé aimer le panorama grandiose visible depuis cet endroit, d'un côté la vallée vivante, riche et généreuse qui avait permis à la nation de Valfond de se développer, de l'autre, le canyon, minéral, stérile, tourmenté, inquiétante plaie, qui déchiquetait la montagne. Le contraste saisissant de ces deux paysages aussi grandioses l'un que l'autre marquait toujours les visiteurs qui avaient la chance de passer par là. Il se souvenait de la surprise et de l'émerveillement qui se lisaient sur son visage et qui accentuaient encore ce côté candide qu'il appréciait chez elle. Sharle avait expliqué à la jeune femme que lorsqu'il recevait son titre, le seigneur de Valfond devait venir se recueillir à cet endroit afin de prendre conscience de sa condition d'homme, petit, faible et éphémère, de manière à toujours diriger son peuple avec humilité et respect. Elle qui vivait dans une nation où le seigneur avait toujours eu à cœur de marquer l'histoire par sa puissance militaire ou son éclat diplomatique, trouvait cette coutume surprenante, mais elle avait assuré en comprendre le sens face à un tel spectacle.
Sharle se releva et entreprit de descendre dans la vallée suivante. Il lui fallut toute son attention pour assurer ses pas et ne pas tomber, ce qui le conforta dans l'idée qu'aucune armée d'invasion ne pourrait passer par là. Le territoire de Valfond était une place forte naturelle, un immense cirque bordé par de hautes montagnes abruptes, d'où descendaient des barres rocheuses vers le lac central, comme les rayons d'une roue vers le moyeu central. Et chaque rayon était un rempart interdisant l'accès à la vallée suivante. Comme à chaque fois qu'il s'en faisait la réflexion, il se disait que Duquart le Fondateur avait vraiment bien choisi son territoire, mais comme à chaque fois, Sharle ne comprenait pas comment il l'avait trouvé. Le canyon entre Valfond et Bout du Val, l'autre grande cité de la seigneurie, avait dû être patiemment et péniblement creusé pour y aménager la route, large comme deux charrettes, afin de permettre les échanges avec l'extérieur. Sans ces aménagements, il serait impossible de se déplacer entre les deux villes. Hors Duquart avait fondé Valfond, pas Bout du Val. Il était donc parvenu au bord du lac sans l'aide de la route. Qu'est-ce qui avait bien pu le pousser à s'engager dans ce canyon aussi spectaculaire que peu engageant ? Il aurait pu se contenter de s'installer à Bout du Val. Les conditions de vie y sont très agréables, les échanges commerciaux avec les Belles Landes et les territoires orques facilités par le fleuve et les routes de plaine.

Il avait accompagné Bessilla à Bout du Val, la cité commerçante de Valfond. Elle avait été bâtie par et pour les marchands, importateurs, exportateurs et troqueurs. Là, on pouvait trouver tout ce qu'humains et orques étaient en mesure de produire, des fruits et légumes frais aux plats les plus raffinés, des pierres et métaux bruts aux bijoux élégants, du billot de bois aux meubles les plus délicats et des fibres naturelles aux vêtements sur mesure. Bessilla avait été surprise par le contraste entre les deux cités, Valfond sobre, au charme rustique, aux paysages grandioses et Bout du Val, ville de plaine, luxuriante et animée. Elle avait visité nombre de boutiques et acheté quelques bijoux somptueux. Sharle trouvait que sa beauté naturelle n'avait nullement besoin d'être parée d'or et de pierres. En fait, c'est elle qui mettait en valeur colliers et bracelets et non l'inverse.

Sharle parvint sans encombre dans la vallée suivante, mais il trouva un torrent tumultueux qui lui barrait le passage. Il en remonta le cours à la recherche d'un gué qu'il ne trouva pas et il dut se résoudre à le traverser là où le courant était plus calme. Il plaça son nécessaire à feu dans un petit sac qu'il déposa sur sa tête et commença à s'immerger dans l'eau qui lui sembla d'emblée glaciale. Néanmoins, après quelques instants, il se rendit compte qu'elle était simplement fraîche et finalement plutôt agréable sous la chaleur de ce ciel d'été. Il n'était plus qu'à quelques mètres du bord lorsqu'il glissa sur une pierre et se retrouva complètement immergé. Il remonta rapidement à la surface et reprit sa progression vers la berge. La fraîcheur de l'eau s'écoulant contre son corps lui raviva une image de Bessilla qu'il n'était pas près d'oublier. Le dernier jour de sa visite, il l'avait emmenée dans le vallon adjacent, pour lui faire découvrir un petit village charmant et une crique magnifique sur le lac. Elle paraissait émerveillée par la beauté de l'endroit et, sous la chaleur des deux soleils, elle avait voulu tremper ses pieds dans l'eau, riant de marcher pieds nus sur les galets. Soudain, elle avait glissé et il la revoyait tomber comme au ralenti, le masque de la surprise au visage. Il s'était précipité pour la rattraper, en vain. Elle était tombée dans l'eau. Passé la première surprise, elle avait éclaté de rire, ce rire clair, spontané et communicatif dont elle était capable. Elle avait barboté un instant puis elle était sortie de l'eau, radieuse. Sa robe blanche et légère, rendue transparente par l'eau, lui collait au corps, révélant toute sa beauté. Il lui avait fallu un effort terrible pour détourner son regard. Il lui avait offert, presque à regret, sa cape pour se sécher et elle était venue se blottir contre lui, belle et transie de froid, pour se réchauffer. À cet instant, il avait senti une puissante vague de chaleur monter en lui et il aurait voulu la garder là, au creux de ses bras, pour toute une vie. Aujourd'hui, ses bras étaient vides et il prenait conscience de l'absence qu'il ressentait au plus profond de lui.

Il sortit enfin de l'eau, ôta sa chemise et la mit à sécher au soleil sur une pierre. Il étala ses affaires à ses pieds : son amadou était humide. Il n'en tirerait aucun feu ce soir. Il se mit donc à la recherche du nécessaire pour le remplacer. L'après-midi étant bien avancé, il décida de s'installer ici pour la nuit, à l'abri d'un gros rocher en surplomb. Il ramassa assez de bois mort pour entretenir un feu toute la nuit, il pensait ne pas avoir le temps de chasser, mais il se mit à la recherche de fruits pour manger ce soir et trouva un bosquet de piares un peu plus en aval et quelques poignées de fruits secs. Il rentra à son campement de fortune et commença à allumer son feu en faisant tourner la pointe d'un bâton sec et dur contre un bout de bois plus tendre, à l'aide d'un petit arc dont il avait enroulé la corde autour du bâton. Lorsqu'une petite braise apparut, il posa dessus un peu d'herbe bien sèche et souffla doucement pour créer une flamme, puis il ajouta des petits copeaux de bois, des brindilles et enfin des petites branches de bois mort.

La nuit venue, Sharle s'installa aussi confortablement que possible entre son feu et le rocher, il mit de l'eau à chauffer et se prépara un brouet de céréales et de piares écrasées, qu'il fit cuire sur des pierres brûlantes sorties du feu. Bessilla avait goûté ces petites galettes lorsqu'ils avaient voyagé ensemble et les aimait tant qu'elle en mangeait dès que l'occasion se présentait. Bessilla, il n'avait songé qu'à elle durant toute la journée et s'étonnait encore que cette jeune femme puisse occuper ainsi ses pensées. Certes, il ne pouvait nier qu'il la trouvait irrésistiblement attirante, mais il avait remarqué qu'il en était ainsi pour la plupart des hommes de Valfond. D'un autre côté, au plus profond de lui, la voix de la prudence tentait de se faire entendre. Pourquoi ? Qu'est-ce qui l'empêchait de céder à l'attirance physique qu'il éprouvait lorsqu'il était à ses côtés ? Elle venait de Val aux Mines, dont la réputation de cruauté envers les orques n'était plus à faire. Le seigneur Tass avait presque tout perdu durant la guerre, Hekox avait fait libérer tous ses esclaves et les armées d'occupation s'étaient montrées à la hauteur de la cruauté des hommes. Pouvait-elle être épargnée par l'histoire et voir les orques comme ils sont réellement, un peuple rude, mais juste, simple, mais chaleureux ? Sharle tentait de retrouver dans ses souvenirs des indices sur son comportement avec les orques de Valfond, mais il s'aperçut qu'il ne l'avait jamais vue adresser la parole à un orque et il fut surpris de ne pas l'avoir remarqué plus tôt.

Sharle jeta un nouveau bout de bois sur le feu et des étincelles s'envolèrent par millier, comme si la nouvelle bûche les avait libérées et révélées à sa vue. Il pensa au seigneur Tass de Val aux Mines. Que cachait-il ? Pourquoi avait-il besoin de signer des accords commerciaux avec Valfond ? Il disposait des Belles Landes pour écouler son minerai et Sharle ne se souvenait pas avoir jamais entendu parler d'autres mines aussi importantes que celles de Tass. Valfond disposait de ses propres mines et était autosuffisant en la matière. Évidemment, il était toujours possible d'exporter les spécialités de l'agriculture, piares et produits dérivés, céréales, mais rien qui ne justifie le déplacement d'un homme comme Tass jusqu'à Valfond. Sharle regretta soudain de ne pas s'être intéressé aux discussions commerciales en cours et se jura de se renseigner lorsqu'il serait rentré. Il versa de l'eau brûlante dans une tasse métallique et y jeta des herbes pour préparer une infusion qu'il but bien chaude. Il se souvint que Bessilla appréciait un autre mélange, frouges et feuilles de grètes. Il essayait de prendre du recul sur les dix jours passés et une question se faisait de plus en plus insistante dans son esprit : Pourquoi le seigneur Tass avait-il emmené sa fille pour ces négociations commerciales ? Valfond n'était pas Pond des Landes, l'ancienne capitale, ni la Croisée des Eaux, la nouvelle des Belles Landes. Là-bas, tout n'était que faste et merveilles architecturales. Valfond n'était qu'une petite seigneurie où l'aspect pratique l'emportait bien souvent sur l'esthétique et, bien que la jeune femme se soit montrée intéressée, Sharle doutait qu'elle ait imploré son père de l'accompagner ici. Il frissonna. Il referma sa cape sur ses épaules et but une nouvelle gorgée d'infusion. Tass n'était pas le genre d'homme à agir sur un coup de tête, ni à se laisser influencer par les suppliques de sa fille. Il était froid, calculateur et déterminé. Quel rôle avait-il assigné à Bessilla ? Quel était le réel but de leur visite ?

Il entendit le tonnerre gronder et fut surpris de ne pas avoir vu l'orage arriver. Il rassembla son bois bien à l'abri du rocher et s'allongea avec son sac comme oreiller. Il avait beaucoup de questions et peu de réponses. En fermant les yeux, il savait qu'il n'en aurait pas davantage durant la nuit.


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