Les cendres de Tirwendel

 

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Voici le début du second.
 

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 Les cendres de Tirwendel

 


I

Après être entrée dans la petite ruelle sombre, Rulna se retourna, prête à toute éventualité. Lorsqu'elle fut certaine que personne ne l'avait suivie, elle sortit la bourse de cuir finement ouvragée de sa poche et en inspecta le contenu. Trois pièces d'or et sept d'argent. Satisfaite de sa prise, elle rangea soigneusement son butin dans la doublure de son manteau en se moquant de ceux qu'elle prenait plaisir à appeler les grands dadais, hautains, suffisants, mais si faciles à voler.
Elle se dirigea d'un pas tranquille vers les faubourgs Ouest qu'elle traversa avant de faire le tour d'une grande bâtisse délabrée où elle pénétra par l'entrée de service. Elle longea ce qui fût autrefois le couloir des domestiques jusqu'à l'embrasure sombre de la porte de la cave. Elle descendit l'escalier en bois qui craquait sous son poids, traversa une première pièce plongée dans l'obscurité et entra dans un box, à peine éclairé par un trou dans un soupirail. Elle dissimula son butin dans sa cachette secrète et s'allongea sur le tas de paille qui lui servait de couche, profitant du calme inhabituel pour se reposer.

La faim la tira de son sommeil. Elle se releva rapidement, saisit sa dague et remonta l'escalier. En arrivant dans le grand hall, elle aperçut de la lumière dans le grand salon,preuve qu'elle n'était pas seule dans la demeure, et pourtant, le silence oppressant qui régnait n'annonçait rien de bon. Bien qu'elle répugne à s'approcher du territoire de Slack, le chef de la petite bande de voleurs, elle en poussa doucement la porte, piquée par la curiosité.
Ils étaient tous là, la tête basse, groupés autour du vieux fauteuil décati qui servait de trône à Slack. À ses pieds gisait la dépouille de Trix, le second de la bande. Il portait de nombreuses estafilades, ainsi que plusieurs coups de poignards.Sa mort avait été d'une rare violence, et tout portait à croire qu'il avait souffert un véritable calvaire avant de recevoir le coup de grâce.
Rulna s'approcha de Ficelle, une petite pickpocket d'à peine dix ans :
— Qu'est-ce qui s'est passé ?
— Trix était introuvable depuis trois jours.
Elle désigna un garçon à peine plus âgé qu'elle :
— Nab est le dernier à l'avoir vu. Il a dit que Trix s'était vanté d'avoir fait un gros coup, qu'il avait caché son butin parce que c'était trop gros à transporter discrètement et qu'il aurait besoin de bras pendant la nuit pour le transporter jusqu'ici. Nab l'a attendu toute la nuit, mais il n'est jamais venu... Maintenant, on sait pourquoi.
Rulna jeta un coup d'œil au jeune garçon avant de lancer :
— Nab a eu de la chance. Ceux qui ont fait ça auraient bien pu le tuer aussi. Trix a toujours pris trop de risques. Il y a des gens auxquels il vaut mieux ne pas se frotter.
Slack remarqua enfin la présence de Rulna. Il la pointa du doigt :
— Te voici enfin ! Tu daignes quand même venir présenter tes hommages à notre ami !
Rulna le dévisagea quelques secondes. Elle n'aimait pas le chef de la bande. Ce garçon de quinze ou seize ans, plus grand et plus fort que ceux de son âge,utilisait sa force pour contraindre les autres à travailler pour lui. Trix était de la même veine, mais, éternel second, il prenait en plus un malin plaisir à rabaisser les autres.
— C'était peut-être ton ami, mais pas le mien. Ce qu'il a eu, il l'a cherché.Il prenait trop de risques et se vantait un peu trop. Quand on vit comme nous,le mieux est de rester discret. Voilà une leçon qu'il n'aura plus besoin d'apprendre.
Slack bondit de son siège :
— Comment oses-tu lui manquer de respect !
Il s'approcha d'elle, la menaçant de toute sa hauteur. Elle dut relever la tête pour pouvoir soutenir son regard :
— Je lui accorde exactement le même respect qu'il a eu pour moi – elle désigna l'assemblée d'un geste circulaire du bras – et pour tous ceux qui sont ici.
Slack explosa :
— Petite raclure ! Tu mériterais que je te donne une bonne leçon !
Elle soutenait toujours son regard :
— Tu mériterais que je te laisse essayer.
Il leva la main avant de l'abattre pour la frapper en criant :
— Tu me dois le respect !
Elle lui saisit la main, pivota sur elle-même en tirant sur son bras, pour l'obliger à accompagner son mouvement. Aussi fort et imposant soit-il, Slack s'enroula autour de l'épaule de Rulna et chuta lourdement devant elle. Elle posa un pied sur l'épaule du garçon et lui tordit le bras, menaçant de lui luxer l'épaule :
— Je ne te dois rien ! Quand est-ce que tu vas le comprendre ?
Elle finit par le lâcher et sortit de la salle tranquillement, sous le regard assassin du jeune garçon. Ficelle la suivit :
— Tu n'aurais pas dû le mettre en colère. Il ne te le pardonnera jamais.
Rulna haussa les épaules :
— Je n'ai rien à faire de son pardon.
La fillette la retint par le bras :
— Tu devrais quand même te méfier de lui. Le dernier qui a osé remettre en cause son autorité...
Elle vérifia rapidement que personne ne pouvait l'entendre avant de poursuivre:
— ... Un jour, il a disparu, et on ne l'a jamais revu.
Rulna s'arrêta et observa Ficelle :
— On dirait que tu as peur de lui.
La petite fille acquiesça d'un signe de tête.
— Alors pourquoi est-ce que tu restes ici ?
Ficelle chuchota sa réponse :
— Slack est peut-être dangereux, mais dehors, c'est encore pire. Et puis, tant que personne ne le contredit, ça peut aller.

II

— Comment as-tu réussi à la briser ? La tordre, ou l'ébrécher, passe encore, mais la briser ?
Malgré sa haute taille et sa robuste constitution, Alnard avait l'air penaud :
— Je ne sais pas. Je m'entraînais avec les autres recrues, et en voulant parer une attaque, ma lame s'est brisée. Je n'ai pas compris pourquoi.
Tilou étudia minutieusement l'épée :
— C'est avec ça qu'ils comptaient t'envoyer combattre les elfes ?
S'il avait pu se faire plus petit, le jeune soldat ne s'en serait pas privé :
— Nous ne sommes que la garde de Vertpré, pas l'armée du roi. Nous sommes censés fournir notre armement... et je n'avais pas les moyens de m'offrir autre chose.
Tilou regarda son ami avec un air désolé :
— Espèce d'idiot va ! Celui qui t'a refourgué cette épée s'est bien moqué de toi. Cette chose, c'est plus de la fonte que de l'acier. Je n'oserai même pas forger une casserole avec ça, alors une épée !
Alnard se redressa, une pointe de colère dans le regard :
— C'est le sergent lui-même qui me l'a vendue ! En plus, il exige que je me présente devant lui demain avec une épée en état, ou il me renvoie de la garde...
— Je te l'ai toujours dit ! Ces gens-là voient d'un mauvais œil qu'un simple fils de fermier puisse porter les armes.
Le jeune soldat s'offusqua :
— Oh ça va ! Tu ne vas pas me faire le coup du "Je te l'avais bien dit", j'ai mon père pour ça ! Et puis, tu sais bien que c'est ma seule chance de me faire remarquer par Isbelle.
Tilou haussa les épaules :
— Isbelle ! Tu sais ce que j'en pense...
Alnard se renfrogna :
— Oui, je sais...
Il sourit piteusement :
— Mais que veux-tu, je suis amoureux...
Il se souvint soudain de la raison de sa visite. Il désigna le foyer de la forge :
— Tu peux réparer mon épée ?
— Autant mettre un cautère sur une jambe de bois ! Ce n'est pas une épée, même un couteau de cuisine serait plus efficace que ça !
Alnard semblait abattu. Tilou lui proposa alors :
— En revanche, mon oncle m'a fait faire quelques épées, pour m'apprendre le métier... Si tu veux, tu peux en choisir une.
Il ouvrit une petite porte derrière l'énorme soufflet de la forge et fit entrer son ami dans la réserve. Tout au fond du petit local, il lui présenta un petit râtelier sur lequel étaient présentées toutes sortes d'armes : épées, lances, dagues, et même quelques haches de combat. Alnard observa attentivement les épées. Il en prit une dont la garde était finement gravée de motifs entrelacés. Il la soupesa, la manipula puis, en hochant la tête, il la reposa :
— Elle est magnifique, mais j'ai l'impression qu'elle n'est pas bien équilibrée.
Il en essaya deux autres, en trouva une trop souple, l'autre trop légère, avant de remarquer une épée d'une élégance simple, sans fioriture. Il la saisit, la soupesa et fit quelques mouvements avec. Un sourire ravi éclaira son visage :
— Celle-là, elle est parfaite !
Tilou lui répondit avec satisfaction :
— Un excellent choix. Simple, fiable, robuste. Tout comme toi !

III

Shack'Gan releva la tête à la recherche d'un nouvel ennemi à éliminer, mais le tumulte des combats avait cessé. Il n'entendait plus désormais que les râles d'agonie des blessés. Les guerriers de Zol'Kor achevaient les rares elfes encore en vie, tandis que les non combattants étaient regroupés près du tronc de leur arbre-cité. Il chercha du regard Tahar'Lom, son ami d'enfance, l'un des derniers combattants de son clan. Il finit malheureusement par le retrouver assis contre une branche morte. Il avait une flèche plantée dans le thorax et un filet de sang s'écoulait de sa bouche. Il se précipita vers le blessé et s'agenouilla à ses côtés. Tahar'Lom lui sourit entre deux quintes de toux :
— J'ai bien peur que cette fois ci, toute ta magie ne puisse rien faire pour moi.
Shack'Gan examina son ami avant de baisser la tête :
— Je suis désolé... Je ne peux pas retirer cette flèche. Tu perdrais ton sang encore plus vite... Mais je peux diminuer la douleur.
Il invoqua une douce chaleur dans sa main qui se mit à luire doucement. Tahar'Lom posa sa main sur son bras :
— Non. Garde ton énergie pour ceux qui pourront vivre. Après tout, tant que j'ai mal, c'est que je ne suis pas encore mort...
Le sourire du blessé s'effaça dans une nouvelle quinte de toux. Il serra un peu plus fort le bras du mage :
— Veille sur mon fils. Il est courageux, mais il peut aussi être téméraire parfois.
Shack'Gan posa sa main sur la blessure de son ami qui lui lança un regard de reproche :
— C'est juste pour te laisser le temps de parler à Lak'Mor. Il doit pouvoir te faire ses adieux.
Il releva la tête à la recherche du jeune guerrier. Il finit par l'apercevoir qui conduisait un petit groupe de prisonniers vers le tronc central. Il l'appela aussi fort qu'il le put. Lak'Mor comprit immédiatement la situation. Il interpella un guerrier pour qu'il prenne en charge ses prisonniers puis il se précipita vers son père. Il interrogea Shack'Gan du regard. Triste et compatissant, le mage lui fit non de la tête. Le jeune troll s'agenouilla auprès du blessé :
— Tiens bon, tu es solide, tu vas t'en sortir, comme toujours. Tu dois t'en sortir !
Tahar'Lom tourna la tête sur le côté pour tousser et cracher le sang qui lui obstruait les poumons, puis, après une inspiration sifflante, il saisit la main de son fils :
— Tu fais ma fierté. Tu feras un grand guerrier, mais écoute toujours les conseils de Shack'Gan. Il a toujours fait preuve de la sagesse qui fait encore défaut à ta jeunesse.
Il toussa à nouveau, chaque inspiration se faisant plus bruyante que la précédente :
— Ton courage ne doit pas te laisser prendre des risques inutiles. Pour vaincre, il faut d'abord survivre.
Lak'Mor refusait encore l'évidence :
— Je préfère t'écouter toi ! Tu vas vivre encore longtemps pour me donner tous tes conseils, j'ai encore besoin de toi.
Tahar'Lom fit un dernier sourire à son fils, interrogea Shack'Gan du regard, qui lui répondit par l'affirmative. Soulagé il serra une dernière fois la main de son fils, et dans un ultime effort, il toussa une dernière fois en crachant une grande quantité de sang.
Réalisant enfin que son père ne combattrait plus jamais à ses côtés, il le serra longuement contre lui, avant de se relever en empoignant sa masse. Il se dirigea alors vers les prisonniers avec une envie de tuer comme jamais il n'en avait connue.
Shack'Gan le rattrapa à quelque mètres des elfes :
— Que comptes-tu faire ?
Le jeune troll fixait les elfes d'un regard noir :
— Ils doivent payer pour la mort de mon père !
Shack'Gan s'interposa :
— Non ! Il n'y a aucun honneur à tuer ces prisonniers.
Lak'Mor se débattit :
— Je ne cherche pas l'honneur, mais la vengeance !
Le mage saisit le bras du jeune troll pour le forcer à le regarder :
— Regarde-les ! Regarde-les bien ! Ils sont tous comme nous. Ils viennent aussi de perdre un père, un compagnon, un ami ! Toi-même, combien en as-tu tué aujourd'hui ?
Lak'Mor tentait toujours de forcer le passage, mais en voyant l'air misérable des elfes, il perdit le goût du sang, et quelques instants plus tard, il s'affaissa :
— Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fallu que mon père meurt dans cette guerre ?
N'ayant aucune réponse satisfaisante à lui apporter, Shack'Gan se contenta de le soutenir. Après quelques instants d'abattement, Lak'Mor releva la tête et embrassa la cité des elfes du regard :
— Pourquoi mon père est-il mort ?
Le mage s'apprêtait à lui répondre que Tahar'Lom était mort en brave, et qu'il avait contribué à la victoire, mais Lak'Mor poursuivit :
— Qu'est-ce qu'on est venu faire ici ? À quoi sert cette guerre ?

IV

Naëwen rentrait de sa cueillette, lorsqu'elle aperçut Nelfnir, l'ami et second de son frère. Ils étaient partis depuis trois mois déjà, mais elle ne s'attendait pas à leur retour. Elle escalada le tronc de l'arbre cité et se précipita vers le jeune elfe :
— Il est là ? Il est rentré avec toi ?
Nelfnir sourit :
— Moi aussi, je suis heureux de te revoir. Oui, il est en pleine discussion avec votre père.
Naëwen l'abandonna aussitôt, et se précipita vers les branches supérieures.
Elle fit irruption dans la hutte de son père :
— Elanoël ! Tu es enfin de retour ! Pourquoi as-tu été absent si longtemps ?
Elle remarqua enfin l'air grave qu'affichaient les deux elfes, qui parvinrent néanmoins à sourire à la jeune fille.
— Le roi m'a retenu plus longtemps que prévu, et puis, Tirwendel est une belle cité en cette saison. Mais rien au monde n'aurait pu m'empêcher de revenir auprès de ma petite sœur !
Elle se jeta dans les bras de son frère, prête à lui poser mille questions, mais son père l'arrêta :
— Naëwen, ma fille, nous avons malheureusement des sujets sérieux à traiter. J'ai bien peur qu'il ne te faille encore attendre un peu pour profiter de ton frère.
Dépitée, elle déposa son panier aux pieds de Elanoël avant de s'incliner respectueusement et de sortir de la hutte. Avant de rabattre la lourde toile tissée qui servait de porte, elle put entendre son père dire :
— Ainsi Palëndil est tombée elle aussi. C'est la sixième cité à disparaître, la troisième cette année. J'ai bien peur que les trolls ne deviennent de plus en plus puissants et que plus aucune cité ne soit en sécurité désormais.
Elle, qui n'avait toujours perçu la guerre que comme un phénomène lointain, reçut cette information comme une lame de silex en plein cœur.

Elle grimpa tout en haut de l'arbre cité. Elle était la fille de Guelnor, prince de Nelandir. Son père devait guider son peuple et afficher, quoi qu'il advienne, confiance et détermination face aux épreuves. Elle ne souhaitait donc pas que les elfes de la cité puissent la voir ainsi, abattue et craignant pour l'avenir.
Elle s'installa confortablement sur une fourche de sa branche et observa la cité en contrebas. D'aussi loin qu'elle se souvienne, son peuple avait toujours été en guerre. Les hommes lui avaient pris Dolanor, son frère aîné, durant la bataille de Lornaël et elle craignait désormais que Elanoël ne doive un jour aller combattre les trolls. Combien des siens devraient encore tomber avant qu'elle ne connaisse un jour la paix ?

La branche ploya sous le poids d'un nouvel arrivant. Elle se retourna et sourit à son frère qui vint s'asseoir à côté d'elle :
— J'étais certain de pouvoir te trouver ici.
Elle le bouscula gentiment de l'épaule :
— Je suis si facile à deviner ?
— Non, c'est surtout que je te connais bien. Je sais que tu viens toujours ici lorsque tu as des soucis.
Une mésange vint se poser à quelques branches d'eux. Habituellement, Naëwen aurait tenté de l'attirer vers elle, mais ce soir, elle n'avait pas le cœur à s'amuser.

V

La capuche de son manteau rabattue sur sa tête afin de masquer son imposante chevelure couleur de feu, Rulna marchait dans les rues à la recherche d'une nouvelle victime. Ayant appris à observer un maximum de détails en un seul coup d'œil, elle repéra rapidement deux hommes d'âge mûr, richement habillés, qui discutaient devant l'étal d'un commerçant. Deux proies idéales, fortunées et distraites. Elle tentait de deviner où ils cachaient leurs bourses, lorsqu'elle repéra un troisième homme, qui se tenait toujours deux mètres en arrière, et qui semblait trop tendu. Un garde du corps ? Elle préféra ne pas prendre de risque. Les hommes étaient peut-être des grands dadais, mais ce qu'ils appelaient leur « justice » n'avait aucune pitié pour un voleur pris la main dans le sac.

Elle poursuivit son chemin, changeant de rue pour s'éloigner du trio. Un homme attira immédiatement son attention. Il était grand, solidement bâti et portait un vêtement sans aucune élégance mais souple, qui n'entravait en rien les mouvements. Il aurait pu être le genre d'homme qu'on ne remarquait pas, mais il semblait trop nonchalant pour être naturel, et il jetait régulièrement des coups d'œil discrets en arrière. Rulna voulut comprendre ce qu'il guettait et vit alors Nab et Ficelle qui le suivaient à quelques mètres de distance.
L'homme bifurqua dans une petite allée que Rulna connaissait bien, et qu'elle évitait d'emprunter car l'endroit était idéal pour tendre une embuscade. Les deux enfants le suivirent. Ils étaient tombés dans le piège.
Rulna n'appréciait pas Slack et sa bande, mais Ficelle était la seule du groupe qui ne l'ait jamais considérée comme une bête sauvage à domestiquer. Et, bien qu'elle ait toujours côtoyé la mort, comme un élément naturel de son monde, elle estimait que rien ne pouvait justifier le traitement qu'avait subi Trix. Elle se précipita donc à la suite des deux enfants pour leur venir en aide.

Lorsqu'elle entra dans la ruelle, elle vit l'homme qui tenait Ficelle par le cou et la soulevait de terre. La fillette se débattait sans pour autant parvenir à lui faire lâcher prise. Un peu plus loin, Nab gisait au sol en position fœtale. L'homme semblait content de son petit numéro :
— Qu'est-ce que vous avez à me suivre comme ça les pouilleux ? Qu'est-ce que vous cherchez ? Vous voulez peut-être suivre l'exemple de votre ami... Trix. Je crois qu'il s'appelait comme ça.
Rulna comprit, au ton qu'il employait, qu'il s'amusait de la situation, et qu'il n'attendait aucune réponse de Ficelle.
— Lâche là !
Il se retourna sans pour autant libérer la petite voleuse :
— Tiens donc, une autre gamine ! Il y en a encore combien comme vous ?
Rulna s'approcha, déterminée :
— Lâche là !
Il la défia de toute sa hauteur :
— Ben t'as du cran toi ! Je crois que je vais m'amuser avec toi.
Il jeta Ficelle près de Nab. La fillette toussa, reprenant péniblement son souffle. Rulna lui demanda :
— Comment va-t-il ?
La petite voleuse prit délicatement la tête du garçon entre ses mains. Il gémit un instant, puis il tenta de s'asseoir.
— Il est un peu sonné, mais ça va.
L'homme s'énerva :
— Ça va, je ne vous dérange pas trop ?
Rulna semblait ne pas s'intéresser à lui :
— Bien, sauvez-vous d'ici, je m'occupe de ce grand dadais !
L'homme la regarda, incrédule :
— Alors toi, t'es bien prétentieuse... ou complètement stupide.
Pendant que Ficelle traînait Nab en dehors de la ruelle, Rulna, tous les sens en éveil, se concentra enfin sur son adversaire. Elle prit enfin conscience de l'odeur rance, particulièrement désagréable qu'il dégageait, ce qui ne l'incitait pas à prolonger ce moment. Elle l'étudia rapidement. Il faisait deux têtes de plus qu'elle, semblait vigoureux, et son attitude laissait deviner qu'il savait se battre. Néanmoins, sûr de sa force et de son expérience, il paraissait beaucoup trop confiant.
L'homme dégaina le poignard qu'il portait à la ceinture :
— Quoi qu'il en soit, tu vas passer un sale moment !
Elle lui répondit dans un petit sourire cynique :
— C'est vrai que l'odeur est difficile à supporter ! Tu sais, t'as le droit de te laver de temps en temps, ça ne te ferait pas de mal !
Il s'emporta :
— Sale petite morveuse !
Il se jeta sur elle, prêt à lui enfoncer son poignard dans la gorge. Rulna esquiva l'attaque en se penchant sur le côté, tout en projetant son pied avec force dans l'estomac de son agresseur. Elle enchaîna immédiatement avec deux violents coups de poing à la mâchoire qui mirent fin au combat. Elle lui détacha la ceinture du pantalon pour lui immobiliser les mains dans le dos, puis elle lui asséna quelques claques pour le réveiller.

Lorsqu'il ouvrit enfin les yeux, elle lui demanda :
— T'es qui toi ?
Il lui lança un regard de haine, elle lui tordit donc le poignet pour l'obliger à répondre :
— Je suis Slogard.
Elle lui tordit le poignet un peu plus fort :
— Précise !
— Je fais partie de la bande de Grandguy ! Et tu vas payer pour ça.
Elle lui répondit dans un petit rire :
— Pour l'instant, c'est toi qui vas payer pour Trix.
Il tenta de se débattre, mais elle le rappela immédiatement à l'ordre en menaçant de lui briser le poignet. De rage, il siffla :
— Ce petit fouineur est allé mettre son nez là où il n'aurait pas dû. Grandguy n'aime pas qu'on se mêle de ses affaires. Il lui a fait payer sa curiosité. Tu peux dire à tes petits copains que si vous vous approchez de notre butin, ce qu'on a fait à ce petit imbécile ne sera qu'un aperçu de ce qu'on vous fera subir.
— C'est quoi cette histoire de butin ?
Il ne voulait pas lui répondre. Elle accentua sa pression sur le poignet :
— Tu sais, quand j'aurai brisé celui-là, il t'en restera encore un autre à briser. Ensuite, je m'occuperai de tes doigts. J'aime bien les doigts, le petit bruit qu'ils font en se cassant, on dirait des os de poulet.
Il commença à paniquer :
— On a volé un truc chez Patiot, une sorte de machine. On a un acheteur prêt à payer une fortune pour ça, alors Grandguy, il est nerveux si quelqu'un s'en approche de trop près.

Une femme passa devant la ruelle. Elle poussa un petit cri de surprise lorsqu'elle comprit la scène à laquelle elle assistait. Rulna releva la tête vers la passante qui prit peur et disparut.
Elle hésita un instant. Elle pouvait le tuer pour venger Trix et s'éviter les représailles de Grandguy, mais elle risquait alors d'attirer l'attention de la garde et elle n'y tenait pas. En revanche, une simple bagarre de rue, surtout avec une victime comme ce Slogard, n'intéresserait certainement pas les autorités.
Elle l'avertit :
— Je ne m'intéresse pas à vos affaires. Alors tu laisses mes amis tranquilles. De toute façon, je crois que tu n'as pas trop intérêt à parler de notre petite conversation. Te faire battre par une gamine, quelle honte ! Que penseraient de toi les gars de Grandguy ?
Rulna mit fin à la rencontre en lui assénant un nouveau coup de poing qui l'assomma.

De retour au repère des petits voleurs, elle poussa la porte de la grande salle avec fracas, faisant sursauter Ficelle et Nab. Elle tendit un doigt menaçant vers Slack :
— C'est toi qui les a envoyés s'en prendre aux hommes de Grandguy ? La mort de Trix ne t'a donc pas suffi ?
La petite fille vint se jeter à son cou :
— Ho Rulna ! Tu t'en es sortie !
Tremblante, elle pleura contre elle :
— J'ai eu si peur. Je suis désolée, je n'ai pas pu t'aider.
Rulna repoussa gentiment la fillette :
— Ne t'en fais pas, c'est moi qui t'ai dit de partir, tu te souviens ? Et puis, ces grands dadais sont souvent plus effrayants que vraiment dangereux.
Elle se tourna à nouveau vers Slack :
— Il va te falloir combien de morts pour que tu comprennes ? Ce Grandguy et ses hommes, ce ne sont pas de simples voleurs. Ils n'hésiteront pas à tuer tous ceux qui viendront marcher sur ses plates-bandes.
Le chef de la bande la regarda avec dédain :
— Tiens donc, c'est nouveau, tu t'intéresses à nous maintenant ?
Il se pencha vers elle :
— Comme tu me l'as si bien dit la dernière fois, tu ne me dois rien, et je ne te dois rien. Tu vois, on arrive enfin à se comprendre.
Il se redressa, en se tournant vers les deux enfants :
— Mais les temps sont durs, et nous devons trouver les moyens de survivre.Alors, comme ils ont échoué dans leur mission, ils vont y retourner jusqu'à ce que je sache où est cachée cette chose que Trix avait trouvée.
Nab voulu protester, mais Slack leva un doigt avec autorité :
— Toi, tu pourras parler quand tu sauras faire ce qu'on t'a demandé. Dégagez, et ne revenez pas sans avoir trouvé le butin de Grandguy !
Rulna se fit violence pour ne pas lui donner une correction :
— Tu sais que tu vas les faire tuer. Mais tu n'en as rien à faire n'est-ce pas ?
Il se pencha vers elle avec un air satisfait :
— Tu as peut-être mieux à me proposer ?

VI

Tilou vérifia une dernière fois tous les éléments mécaniques et toutes les tubulures. Par précaution, il lubrifia encore les rouages puis, lorsqu'il fut satisfait, il déposa une bonne quantité de charbon sur le foyer, croisa les doigts et alluma son feu. Il souffla délicatement sur la première braise pour l'attiser et lorsqu'elle fut assez chaude pour permettre la combustion des morceaux de charbon voisins, il actionna son petit soufflet. Au bout de dix minutes, le réservoir d'eau posé légèrement au-dessus du foyer commença à produire de la vapeur. Lorsque cette dernière eut atteint une pression suffisante, le piston se mit en mouvement, d'abord lentement, pour accélérer progressivement. Les engrenages mobilisés par le piston actionnèrent le marteau sur l'enclume ainsi que le soufflet qui, désormais, n'avait plus besoin de Tilou pour rendre les braises incandescentes.
Le jeune forgeron fit trois pas en arrière, observant sa machine en action, avec une fierté non dissimulée. Il réalisa pourtant rapidement que le rythme du marteau sur l'enclume était trop élevé. Pire encore, il accélérait, tout comme le soufflet. Bientôt, des flammes impressionnantes apparurent au-dessus du foyer, léchant le réservoir d'eau. Tilou comprit alors que sa machine s'emballait et qu'il devait faire baisser la pression de la vapeur. Il réalisa avec horreur qu'il n'avait rien prévu pour ça.

Il comprit qu'il lui fallait immédiatement éteindre le feu et refroidir le réservoir d'eau qui commençait à vibrer dangereusement. Il se précipita pour attraper un seau et il courut vers le ruisseau pour le remplir. Lorsqu'il revint vers sa maison, un bruit terrible, comme un coup de tonnerre, retentit. La porte menaça de s'arracher et un impressionnant nuage de vapeur s'éleva au-dessus de la cheminée. Tilou s'approcha prudemment, ouvrit doucement la porte. La pièce unique était remplie d'un mélange de vapeur d'eau et de fumée irrespirable. Il butta sur un objet métallique qu'il identifia comme le piston, se dirigea à tâtons vers le mur pour ouvrir la fenêtre. L'air frais chassa l'épais nuage et il put constater les dégâts. Le réservoir d'eau avait éclaté, si violemment que de nombreux morceaux de métal s'étaient fichés dans le plafond et les murs. Le foyer était renversé et de nombreuses braises continuaient à fumer sur le plancher. Il les arrosa immédiatement pour les noyer, puis il s'assit sur son lit et se prit la tête entre les mains.
— Il y a eu la guerre ici ?
Tilou sursauta et se redressa. Son oncle se trouvait dans l'ouverture de la porte. Il poursuivit :
—Tu vas finir par te tuer avec tes bêtises !
Tilou s'emporta :
— Ce ne sont pas des bêtises mon oncle ! Je travaille sur une machine qui vous permettra de moins vous fatiguer à la forge. Elle soufflera sur le feu et frappera le marteau sur l'enclume à votre place.
L'oncle soupira :
— Mais moi j'aime mon métier comme il est. J'aime sentir le poids du marteau dans ma main. C'est moi qui décide de la façon dont je vais frapper le métal et avec quelle force.
En signe d'apaisement, il posa la main sur l'épaule de son neveu :
— Et je t'ai déjà dit plusieurs fois que seuls les ingénieurs du roi ont le droit d'inventer des machines. Et même avec toute ta bonne volonté, jamais tu ne seras ingénieur. Seuls les gentilshommes peuvent prétendre à ce privilège.
Il plongea son regard dans celui de son neveu :
— Oublie toutes ces inventions avant de te blesser. Bien-sûr, être forgeron, ce n'est pas être ingénieur, mais c'est un travail gratifiant et parfaitement honorable. Et je crois savoir que tu es déjà un excellent forgeron.
Tilou se renfrogna :
— Je sais que vous êtes reconnu comme le meilleur maître forgeron de toute la région, et je vous suis reconnaissant de m'avoir enseigné votre savoir. Mais moi, je veux être ingénieur. Pas forcément ingénieur du roi, mais simplement ingénieur, inventer des machines pour aider les gens, pour améliorer les choses.
— Méfie-toi de ceux qui veulent améliorer le monde. Il y a toujours quelqu'un qui trouve le moyen de pervertir leurs inventions. Crois-tu que celui qui a inventé le couteau pour trancher la viande ou la hache pour couper du bois ait imaginé un jour que quelqu'un s'en servirait pour tuer ses semblables ?
L'oncle regarda autour de lui. La pièce était pratiquement dévastée. Il sourit :
— Tu devrais peut-être inventer une machine qui t'aiderait à réparer les dégâts causés par tes machines. Allez, tu as la journée pour remettre tout ça en ordre, mais demain matin, je veux te voir à la forge.

Peu avant la tombée du jour, Alnard frappa à la porte qu'il ouvrit avant que Tilou n'ait pu lui répondre. Le jeune soldat resta sur le seuil, surpris par le spectacle :
— Qu'est-ce qui s'est passé ici ?
Le jeune forgeron avait passé la journée à tenter de remettre en ordre sa maison, mais il n'avait pas eu le temps d'effacer toutes les traces de la catastrophe. Il se contenta de répondre :
— Un défaut de conception.
Il se redressa, tentant de masquer son abattement :
— Mais je sais déjà comment y remédier.
Alnard observait les restes de la machine toujours fichés dans le plafond :
— En tout cas, si tu cherches à créer une nouvelle arme, elle a l'air carrément mortelle. J'espère que tu n'étais pas ici quand ça s'est passé.
Tilou lui sourit d'un air contrit :
— Non, heureusement, sinon, tu aurais aussi retrouvé mes morceaux éparpillés sur le sol ou sur les murs.
— Une nouvelle arme, c'est bien ce que je pensais ! Il faut que tu en parles au gouverneur Pallon. Je suis certain que ça va l'intéresser !
Alnard se gratta le menton :
— Mais pourquoi tu as testé ça à l'intérieur ? Ça n'aurait pas été moins dangereux dehors ?
Tilou lui assena une petite claque sur l'épaule :
— Toi t'es un futé. Plus futé que moi en tout cas.

VII

Au lendemain de l'attaque, Zol'Kor fit rassembler les elfes prisonniers en colonne, les mains liées dans le dos, les pieds entravés. Surpris par le spectacle, Shack'Gan s'approcha d'un guerrier :
— Où les emmenez-vous ?
Le troll le regarda à peine pour lui répondre :
— Là où Zol'Kor nous dira de les conduire.
Le mage aperçut le chef de guerre sur l'une des branches principales de l'arbre cité. Il grimpa sur le grand chêne :
— Où fais-tu conduire les prisonniers ?
Zol'Kor s'irrita. Il n'avait jamais apprécié le mage qui incarnait une autorité morale reconnue par l'ensemble de la horde, et qui plaçait toujours les vieux codes d'honneur devant l'efficacité guerrière.
— Je n'ai aucune envie de m'encombrer avec tous ces elfes, et je ne tiens pas à les laisser sur mes arrières, où ils pourraient reprendre les armes contre nous. Alors je les fais évacuer loin d'ici, là où ils ne nous causeront pas de problème.
Shack'Gan ne tenait pas non plus à garder auprès de lui ces créatures qui avaient tué Tahar'Lom. Il se contenta donc d'observer la colonne de prisonniers partir vers le Nord encadrée par une trentaine de guerriers.

Lorsqu'il les eut perdu de vue, il se tourna vers Zol'Kor :
— Cela fait maintenant trois ans que je n'ai pas revu ma compagne et mon fils. Je dois rentrer chez moi avec Lak'Mor. Mon clan doit savoir que Tahar'Lom est mort.
Le chef de guerre resta d'un calme glacial :
— Pas encore. Ort'Kan a encore des projets pour toi. Nous devons aller attaquer une petite cité.
Shack'Gan allait protester, mais Zol'Kor leva la main pour l'en empêcher :
— Tout se passe comme l'avait prévu Ort'Kan. La guerre est bientôt finie. Alors, tu pourras rentrer voir ta famille.
Le mage ne comprenait pas l'optimisme du chef de guerre :
— Comment-ça bientôt finie ? Les elfes disposent encore de nombreuses cités dans cette forêt. La horde est puissante, mais pas au point de les vaincre rapidement.
Zol'Kor lui répondit dans un sourire carnassier :
— Nous n'avons pas besoin de réduire en cendre toutes leurs cités. Nous n'avons qu'à bien choisir nos objectifs. Et Nelandir est l'un d'eux.
— Je n'ai jamais entendu parler de cette cité. Où se situe-t-elle ? Est-ce que nous disposerons d'assez de guerriers pour la prendre ?
— Elle est à l'extrémité Sud du royaume des elfes. Quant au nombre de guerriers, nous en avons largement assez. Jamais ils ne s'attendront à nous voir arriver.
Cette information était pour le moins stupéfiante :
— Tu veux nous faire traverser tout le royaume des elfes ! Nous sommes trop nombreux, jamais nous ne passerons inaperçus !
— Et pourtant, nous devrons arriver à Nelandir dans la plus grande discrétion. Et pour ça, nous comptons tous sur tes talents de mage.

Ils prirent le départ à la tombée de la nuit. Shack'Gan marchait devant, avec deux autres mages. Utilisant leurs maîtrises du froid et du vent, ils répandaient une brume sur le sol de la forêt, dans laquelle ils pouvaient se cacher de la vue des éventuels elfes. Peu avant le lever du jour, Zol'Kor leur fit faire un détour par l'Ouest. D'abord surpris qu'il veuille ainsi perdre du temps, Shack'Gan finit par remarquer quelques traces de présence des elfes, puis, au loin, il aperçut quelques lueurs dans les arbres. Il comprit alors que le chef de guerre leur faisait éviter le territoire d'une cité. Le mage se demanda quand Zol'Kor avait envoyé des éclaireurs, mais il avait utilisé ses pouvoirs durant toute la nuit et la fatigue accumulée ne lui permit pas de se pencher réellement sur cette question.

Ils firent une pause lorsque la chaleur du soleil rendit impossible, donc suspecte, la persistance d'une brume matinale. Ivre de fatigue, Shack'Gan s'allongea sous un arbuste et s'endormit rapidement.
Il se réveilla en fin de matinée. Il regretta de ne pouvoir faire de feu pour des raisons de discrétion, et se contenta donc de manger un morceau de viande séchée. Cherchant Lak'Mor du regard, il aperçut le guerrier qu'il avait interrogé la veille au sujet des prisonniers. Surpris qu'il ait déjà pu rejoindre la colonne, il s'approcha de lui :
— Vous voilà déjà de retour parmi nous ? J'ai cru que vous deviez emmener les prisonniers sur nos terres.
Le guerrier avait une expression étrange. Il se contenta de répondre :
— Non, peut-être que les plus jeunes y ont été amenés, mais nous, nous étions avec les adultes.

VIII

— Aïe !
Naëwen se massa la cuisse, à l'endroit où Elanoël venait de frapper avec son bâton. L'air sévère, il s'accrocha à une branche secondaire :
— Les trolls sont beaucoup plus grands et puissants que toi. Un seul coup de leur part suffit à tuer un elfe. Mais ils sont aussi plus lents. Tu dois te servir de ton agilité pour esquiver et pour attaquer. Mais ne laisse jamais une de ces créatures t'approcher si elle est en mesure de te frapper.
— Pourquoi faudrait-il les combattre d'aussi près ? Pourquoi ne peut-on se contenter de les affronter avec nos arcs ? Ça nous a bien permis de vaincre les humains.
— Les humains étaient bien protégés par leurs armures, mais elles étaient trop lourdes pour qu'ils puissent grimper dans nos cités. Les trolls, eux, n'ont pas d'armure, et leurs bras longs et puissants leur permettent d'escalader les arbres pour y combattre. Aucune des cités qu'ils ont attaquées n'est parvenue à les maintenir au sol. S'ils peuvent atteindre des branches maîtresses, s'ils peuvent arriver au contact avec nous, alors nos arcs seront inutiles pour nous défendre. Nous devons nous y préparer au mieux.

Sans la prévenir, il lança une nouvelle attaque contre sa sœur qui, surprise, esquiva de justesse en s'accrochant d'une main à une petite branche autour de laquelle elle s'enroula pour revenir percuter Elanoël. Le jeune elfe parvint à éviter les pieds de Naëwen d'un pas sur le côté, réalisant trop tard qu'elle avait anticipé son geste pour le frapper de sa pique en pleine poitrine. Déséquilibré par l'impact, Elanoël bascula en arrière. Il poussa vigoureusement sur ses jambes pour se projeter vers une branche voisine en effectuant un salto arrière.
— Excellent ! Un troll ne pourrait pas survivre à une telle chute. Tu vois, ce qui semble être une faiblesse face à la force brute d'un troll n'en est pas une. Utilisées convenablement, notre légèreté et notre agilité sont en fait nos meilleurs atouts.
Elle sourit à son frère :
— Ça et nos arcs !
Elle reçut un coup par derrière sur le bras qui lui fit lâcher sa pique. Elle se retourna vivement :
— Aïe !
Nelfnir haussa les épaules avec un petit sourire désolé. Elanoël réprimanda Naëwen :
— Les trolls ne sont jamais seuls à attaquer. Ils sont toujours très nombreux,trop nombreux. Ne te repose jamais sur tes lauriers. Une victoire n'est jamais acquise. Souviens-t'en !
Naëwen protesta :
— Ce n'est pas juste ! Tu ne m'avais pas dit que je devrai aussi affronter Nelfnir.
— Crois-tu vraiment que les trolls te feront la politesse de t'informer sur leurs intentions ?
Elanoël se reprocha aussitôt sa sévérité. Il s'approcha de sa sœur et posa avec douceur ses mains sur ses épaules :
— Tu dois toujours être sur le qui-vive. Ta vie en dépend.
Il lui sourit :
— Mais ne te fais pas de souci, ils sont encore loin d'ici. Nous avons le temps de nous préparer.
Elle s'inquiéta pourtant :
— Tu dis ça comme si personne n'était en mesure de les arrêter.

IX

Rulna avait cherché l'endroit où Grandguy avait caché son butin. Elle avait fini par repérer Slogard près des quais au Nord de la ville. Il était resté là jusqu'à ce que le bateau à vapeur amarré ait fini de déverser ses passagers. D'autres personnes avaient alors embarqué et le navire était reparti sur le fleuve, vers l'amont. Alors seulement, Slogard s'en était allé, visiblement dépité. Rulna l'avait suivi dans les quartiers Nord de la ville, au travers de ruelles étroites, sombres et sales qu'elle n'avait pas l'habitude de fréquenter, jusqu'à une grande maison qui dénotait dans le paysage tant elle semblait propre et bien entretenue. Restée prudemment à distance, cachée derrière une volée d'escaliers branlants, elle vit Slogard saluer avec respect les deux hommes qui semblaient cuver leur vin sur les marches du perron. Elle supposa alors qu'en fait d'ivrognes, il s'agissait de gardes et fit donc de son mieux pour ne pas se faire remarquer.

Slogard ressortit au bout de quelques minutes, l'air contrarié, accompagné de quatre hommes discrètement armés. Rulna jura en silence lorsqu'elle les vit partir dans la direction opposée. Comme elle ne pouvait pas les suivre sans passer devant la maison et se faire immédiatement repérer par les deux gardes, elle décida de tenter de les retrouver plus loin, en faisant le tour du bloc d'habitations. Malheureusement, lorsqu'elle parvint au carrefour avec la rue qu'ils semblaient avoir empruntée, ils avaient disparu. Elle scruta les deux directions possibles en se demandant quelle rue ils avaient bien pu prendre, et décida après quelques secondes qu'ils avaient probablement continué tout droit. Elle allait se mettre à courir à leur poursuite lorsqu'une légère brise vint lui lécher le visage. Elle s'immobilisa, ferma les yeux et inspira lentement, profondément l'air que lui apportait le vent. Il était chargé d'une odeur rance désagréable. Elle comprit alors que Slogard avait emprunté l'autre rue. Rassurée, elle se lança sur sa trace, humant l'air à chaque carrefour pour s'orienter. Lorsqu'elle aperçut enfin les cinq hommes, elle ralentit, prenant garde de toujours laisser plusieurs personnes entre elle et eux.

Elle les suivit jusqu'au quartier des manufactures, où avaient été fabriqués quantité de matériel de guerre, durant le conflit entre les hommes et les elfes. Les combats ayant cessé depuis dix ans, les nombreux ateliers et entrepôts avaient été laissés à l'abandon, et l'essentiel des activités qui y avaient désormais cours n'avaient rien de légal.
Ils entrèrent dans un grand hangar d'aspect délabré que Rulna observa attentivement. Malgré son apparence, le bâtiment n'avait rien d'une ruine. La toiture était en suffisamment bon état pour protéger de la pluie, les rares ouvertures étaient toutes vitrées, et les nombreux trous dans les murs avaient été soigneusement comblés. Quoi qu'il puisse y avoir à l'intérieur, c'était à l'abri de la pluie et des curieux.

Elle se cacha dans l'un des entrepôts adjacents pour attendre la nuit tout en observant les allées et venues en toute discrétion au travers d'un trou dans la maçonnerie. Deux hommes qu'elle n'avait pas encore vus quittèrent le bâtiment à la tombée de la nuit, et des lumières vacillantes furent allumées à l'intérieur. Elle attendit que plus personne ne passe dans les allées pour sortir de sa cachette et faire le tour de l'entrepôt de Grandguy, à la recherche d'une entrée dérobée, en vain. Elle allait se résoudre à tenter de passer par la porte lorsqu'elle remarqua l'arbre qui poussait à quelques mètres du mur latéral. Elle leva alors les yeux et examina les branches qui poussaient vers l'entrepôt. L'une d'elle pouvait lui permettre d'atteindre le toit, mais elle n'y avait vu aucune ouverture et elle doutait de pouvoir déplacer les tuiles sans se faire repérer immédiatement. Elle étudia le mur dans sa partie haute, constatant rapidement qu'il était garni de plusieurs petites ouvertures, bien trop petites pour permettre à un homme adulte de s'y faufiler, mais probablement assez grandes pour son petit gabarit. Néanmoins, ces fenêtres étaient situées à deux mètres du toit et cinq mètres environ du sol. Il lui faudrait descendre du toit en prenant bien garde de ne pas tomber. Le mur, près de la troisième fenêtre en partant de la façade, était en mauvais état, et quelques briques manquaient ou étaient brisées. Elle sourit. Voici des prises qui lui seraient certainement bien utiles.

Elle grimpa sans effort sur l'arbre et se glissa sur la branche la plus proche du bâtiment qui plia sous son poids, lui permettant ainsi de se poser en douceur sur les tuiles. Elle se dirigea alors vers la façade à pas feutrés, puis elle s'accroupit, dos au vide et commença à descendre, glissant ses petites mains dans chaque espace disponible entre les briques. Elle réussit à se hisser sur le rebord de la petite fenêtre heureusement sans vitre et à y engager sa tête pour observer à l'intérieur. Deux hommes y patrouillaient entre de nombreuses rangées de caisses. Slogard était avec les deux autres, au fond du local, près d'un objet qu'elle ne put définir, caché sous une toile épaisse.
Lorsque les deux patrouilleurs se furent éloignés, elle lutta quelques instants pour engager ses épaules dans l'ouverture, plus étroite qu'elle ne l'avait estimé. Puis, s'agrippant sur le rebord intérieur, elle roula vers le bas pour faire passer son bassin et ses jambes. Enfin, elle se retourna et se laissa glisser vers le bas, en profitant de chaque prise que lui offrait le mur pour ne pas se laisser tomber.
Arrivée au sol, elle se cacha derrière une caisse pour se laisser le temps de réfléchir. Elle ne pouvait prendre le risque de devoir affronter les cinq hommes ensembles. Elle ôta ses bottes et le cacha derrière une bâche en ne laissant dépasser que les pointes, puis elle escalada une pile de caisses, d'où elle jeta un objet métallique près de ses bottes. Deux hommes arrivèrent très vite, l'un portait une épée à moitié rouillée à la main, l'autre deux poignards.
Ils repérèrent l'objet tombé au sol au milieu d'une allée, puis, rapidement, les bottes. L'homme aux poignard montra les bottes en faisant un clin d'œil :
– Probablement encore un rat. Allez, viens, on ira attraper quelques chats demain pour nous débarrasser de cette vermine.
Il passa devant la bâche et, sans un mot, planta violemment l'un de ses poignards au travers de la bâche. Lorsque sa lame se ficha dans une caisse sans rencontrer la moindre chaire, il comprit qu'il n'y avait personne derrière cette bâche. Il se retourna aussitôt, mais Rulna s'était déjà jetée sur l'homme à l'épée et l'avait assommé. L'autre se jeta immédiatement sur elle. Elle esquiva, mais il avait anticipé et lui fit une entaille sur le bras et repartit aussitôt à l'attaque. Rulna voulait mettre rapidement fin au combat, pour ne pas alerter les trois autres. Lorsque l'homme de Grandguy tenta un coup d'estoc, elle lui saisit le poignet, tourna sur elle-même et l'embarqua dans sa rotation. Surpris par la manœuvre, il tomba lourdement au sol. Elle en profita pour lui asséner un violent coup de pied à la tête. Elle entendit un craquement. L'homme fut pris de soubresauts, puis il resta allongé, inerte. Elle afficha un petit sourire satisfait :
— Deux de moins !

Rulna vérifia que l'homme à l'épée était toujours inconscient. Par précaution, elle le ligota et le bâillonna, puis elle récupéra les poignards et l'épée avant de se diriger vers le butin. En s'approchant, elle eut la satisfaction de constater que Slogard n'était plus là, mais elle ne vit pas que le plancher était en mauvais été et elle fit grincer une latte. Elle se maudit pour cette erreur et entendit aussitôt :
— Alors les gars, c'était quoi ?
Elle hésita un instant. Quoi qu'elle puisse faire, les deux hommes seraient désormais sur leurs gardes. Elle décida alors de jouer l'effet de surprise et s'avança vers eux :
— C'était juste moi. Désolée, vos amis ne sont pas vraiment en état de vous répondre.
Le premier homme fut surpris :
— Mais qui t'es toi ?
L'autre, remarquant les poignards qu'elle tenait en main, dégaina un sabre courbe qu'il empoigna à deux mains et s'avança vers elle:
— Qu'est-ce que tu fais ici ? Où sont Tob et Roby ?
Rulna lui lança les poignards l'un après l'autre. Il para le premier, mais n'eut pas le temps de parer le second. Touché en pleine poitrine, il la fixa, surpris, avant de s'écrouler.
Rulna prit l'épée rouillée en main. Son dernier adversaire comprit qu'il n'avait aucune aide à attendre de Tob et Roby. Il paniqua, prit sa dague en main et la pointa vers elle :
— Ne bouge plus !
Elle sourit :
— Ou quoi ?
Elle s'avança, il chargea en hurlant. Elle para l'attaque avec son épée et pivota pour le laisser passer, emporté par son élan, et lui asséna un violent coup de coude derrière la nuque. Il tomba, inerte :
— Et de quatre !

Rulna souleva la bâche pour examiner cette machine qui avait tant de valeur aux yeux de Grandguy. Elle n'y vit qu'un assemblage d'acier et de cuivre devinant qu'il devait encore s'agir de l'une de ces machine à vapeur que les notables appréciaient tant, mais elle n'en comprenait pas la fonction, car aucun engrenage, aucune roue, ni aucun piston n'était apparent.
Elle haussa les épaules puis elle emballa l'étrange objet dans la bâche dont elle se servit comme d'un sac pour porter son butin. Comme elle ne pouvait emprunter le même chemin qu'à l'allée, elle se dirigea vers la seule porte du hangar. Courbée sous le poids de sa charge, elle ne vit pas les deux hommes qui lui bloquaient le passage :
— Bon sang, mais t'es qui toi ? On a dû s'y mettre à quatre pour porter ça !
Rulna reconnut l'odeur avant de voir l'homme. Elle posa doucement l'objet au sol et releva la tête :
— Je suis la gamine qui t'a mis une raclée l'autre jour, tu ne te souviens pas ?
Slogard devint blême. Son comparse ne comprit pas et chargea Rulna qui l'assomma avant de se tourner vers le puant :
— Je te sers la même chose, ou tu me laisses passer ?
Il s'écarta prudemment :
— T'es copine avec la petite Ficelle n'est-ce pas ?
Grandguy va vous tuer. Où que tu ailles, il va te retrouver et il te tuera !
Rulna n'était pas effrayée par les menaces, mais elle se dit que quoi qu'elle fasse, Ficelle risquait d'en payer le prix.
Slogard la vit hésiter. Il crut l'avoir effrayée et s'approcha d'elle, trop sûr de lui :
— Ta seule chance de t'en tirer, c'est de te sauver tout de suite en laissant ça ici.
— Tu as raison, je vais me sauver.
Elle lui décrocha un crochet phénoménal à la mâchoire qui le fit tomber lourdement à la renverse :
— Mais j'emporte ça avec moi !
Avant de partir, elle le ligota en grimaçant :
— Sérieux ! Tu pourrais quand même te laver !

En revenant à la grande bâtisse en fin de nuit, elle alla immédiatement réveiller Ficelle :
— Prépare tes affaires, on quitte la ville au lever du jour.
La petite fille émergea péniblement de son sommeil. Rulna insista :
— Dépêche-toi ! Grandguy va bientôt comprendre que je lui ai volé son butin. Il sait qu'on se connaît. Il va chercher à se venger et je sais que Slack ne fera rien pour te protéger.
Elle s'assura que la fillette avait bien compris, puis elle se dirigea vers la grande salle dont elle poussa les portes avec fracas :
— Slack ! J'ai trouvé ce que tu cherchais !
Réveillé en sursaut, le chef de bande attrapa machinalement la dague qu'il cachait sous son oreiller. Il se calma lorsqu'il réalisa à qui il avait affaire :
— Tiens donc ! Rulna ! Alors comme ça, tu prétends avoir réussi là où Trix avait échoué !
Elle serra les poings et se retint de lui faire rentrer ses mots dans la gorge :
— Tu n'es pas obligé de me croire, mais dans ce cas, je vais moi-même trouver un acheteur.
Elle fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
— Attends ! Montre-moi au moins cette machine.
Elle s'arrêta :
— Parce que tu crois que j'ai transporté cette chose jusqu'ici depuis le quartier des manufactures ! T'as au moins une idée du poids de ce truc ? Je l'ai cachée ailleurs, pour que Grandguy ne la retrouve pas trop vite, mais tu ferais mieux de te dépêcher.
— C'est bon, on va y aller. C'est où ?
— Je vais te le dire, mais seulement si tu laisses Ficelle partir avec moi.
Slack haussa les sourcils :
— Comment-ça ?
— Comme je te l'ai dit, je ne te dois rien. C'était la première et la dernière fois que je travaillais pour toi. Laisse Ficelle partir avec moi. C'est le prix pour te débarrasser de moi.
Il était surpris par la proposition, mais il ne put s'empêcher de sourire :
— À ce prix-là, je fais une affaire ! Elle me coûte plus cher à nourrir que ce qu'elle me rapporte !

Rulna et Ficelle avaient quitté la ville bien avant que le soleil ne fût visible dans le ciel. La fillette se prit une nouvelle fois le pied dans une racine et manqua de tomber. Elle se rattrapa de justesse :
— Pourquoi tu nous fais passer par la forêt ? Ce serait beaucoup plus simple par la route non ?
Rulna soupira :
— Ce serait surtout plus simple pour les hommes de Grandguy de nous retrouver. Il doit déjà savoir que je lui ai pris la machine et il a certainement envoyé ses hommes à notre recherche... Et je ne pense pas que ce soit pour nous féliciter.
La fillette se tut quelques instants avant de demander :
— Et cette machine, tu l'as vraiment redonnée à Slack ?

Lorsqu'il arriva à l'adresse indiquée, Slack vit que de nombreux gardes de la cité sécurisaient l'entrée du bâtiment. Un vieil homme, semblant manifestement soulagé, se tenait à côté d'un officier qui interrogeait un soldat :
— Comment avez-vous retrouvé l'invention de l'Ingénieur Patiot ?
Le garde se recroquevilla un peu sur lui-même en désignant un de ses camarades:
— Quelqu'un nous y a amenés. Quand je me suis réveillé, elle était devant moi.Elle m'a dit qu'elle était désolée d'avoir dû m'assommer, mais que je devais voir ça. Alors elle a réveillé Larg. On a réussi à nous détacher avec un poignard qu'elle avait laissé là, bien en vue, et je suis venu chercher des renforts.
Un peu plus loin, Slack aperçut soudain un homme entre deux âges, qui portait une impressionnante balafre en travers du visage et avait la tête rasée hormis l'arrière du crâne d'où pendait une longue tresse. Il était furieux et triturait nerveusement la poignée de son épée. Lorsqu'il réalisa qu'il s'agissait de Grandguy, Slack s'enfuit en courant, tout en maugréant contre Rulna.

X

Dépité, Tilou ramassait les morceaux de sa machine qu'une nouvelle explosion avait éparpillés dans le champ derrière sa maison, lorsque son ami Alnard arriva :
— Ce n'est pas en semant de la ferraille dans ce terrain que tu vas faire pousser des machines.
Le jeune forgeron lui lança un regard noir :
— Très drôle ! Je suis mort de rire !
Le jeune soldat tenta de s'excuser :
— Ne le prends pas mal, je venais voir si tu allais bien, on a entendu ta machine rendre l'âme depuis le village. Les gens commencent à t'en vouloir, tu fais peur aux animaux avec ces bruits d'enfer.
— Comme si c'était ce que je recherchais... Tu sais, je commence à douter de mes talents d'ingénieur...
Tilou avait l'air si malheureux que Alnard cessa ses plaisanteries :
— Que s'est-il passé cette fois ?
Le jeune forgeron hésita quelques secondes avant d'expliquer :
— Tout semblait bien fonctionner. La machine est montée en pression, puis elle s'est mise à fonctionner. Le marteau percutait bien l'enclume, le soufflet entretenait le feu, et même, la soupape relâchait de la vapeur pour ne pas atteindre une pression trop importante. J'ai bien cru que j'avais enfin réussi... mais au bout de cinq à six minutes, elle a commencé à vibrer et... elle a explosé. Encore.
Alnard se gratta le menton en fronçant les sourcils de manière exagérée, ce qui arracha un sourire à Tilou :
— Et tu sais d'où vient le problème ?
Tilou fouilla un peu dans les pièces qu'il avait déjà récupérées. Il lui montra un petit cylindre en acier qui s'était ouvert en corolle :
— Oui, je crois bien que mes durites ne sont pas assez solides pour résister à la pression de la vapeur. Alors elles éclatent, et leurs morceaux déchiquettent le reste de la machine.
Alnard observa le morceau d'acier que son ami avait dans la main lorsque son regard s'illumina. Il lui donna une vigoureuse tape amicale sur l'épaule :
— Alors, c'est que tu es un bon ingénieur ! Ta machine fonctionne !
Tilou allait protester, mais Alnard ne lui en laissa pas le temps :
— Mais tu n'es pas encore un assez bon forgeron ! Ta machine fonctionne après tout, mais c'est seulement ce truc-là qui n'est pas assez solide. Le problème n'est pas dans la conception, mais dans la réalisation.
Tilou hocha la tête :
— Peut-être... Mais le résultat est le même à la fin.
— Tu devrais aller à Marendis. Là-bas, il y a certainement des forgerons qui savent comment résoudre ton problème. Après tout, les machines royales fonctionnent bien, elles.
Machinalement, Tilou leva les yeux vers l'Est, comme s'il cherchait la capitale du regard :
— Peut-être...
Il ne semblait pourtant pas convaincu.
Lorsqu'il se tourna à nouveau vers Alnard, celui-ci fixait le village silencieusement d'un regard sombre, en serrant les poings.
— Tu as l'air tendu. Que se passe-t-il ?
Le jeune soldat répondit surpris :
— Ça se voit tant que ça ?
Tilou lui sourit :
— Tu n'as jamais su mentir, ni jouer la comédie. Qu'est-ce qui t'arrive ?
— J'ai besoin de me changer les idées... Tu as besoin d'aide ?
Le jeune forgeron jeta un coup d'œil aux restes de sa machine :
— Non... Je crois que j'ai aussi besoin de penser à autre chose.
Alnard passa sa main dans ses cheveux, l'air songeur :
— Tu as toujours tes épées en bois ?
— Oui, elles doivent être quelque part au fond de mon atelier. Mais elles sont certainement trop petites pour nous maintenant.
Alnard eut un sourire enfantin :
— C'est pas grave, ça ne nous a jamais empêché de nous amuser.

Les deux amis commencèrent par échanger quelques passes d'armes, pour s'échauffer et se réhabituer aux épées de bois, avant de se lancer dans un combat acharné. À la surprise de Alnard, Tilou faisait mieux que se défendre, réussissant à toucher son ami à de nombreuses reprises :
— Si jamais tu changeais d'idée, tu pourrais très bien t'engager dans la garde.Tu sais te servir d'une épée.
Le jeune forgeron s'inclina comme s'il avait joué une pièce de théâtre :
— Mon père m'a appris deux ou trois petites choses avant de mourir. Et puis,lorsque je forge une épée, j'aime bien la manipuler pour tester si elle est bien équilibrée.
— Tu as de la chance, mes parents ne m'ont appris que le métier de la ferme...
Tilou eut un pincement au cœur :
— Au moins, toi, tu as toujours tes parents. Tu n'imagines pas ce que je donnerais pour revoir les miens.
Alnard s'excusa aussitôt :
— Je suis désolé, je ne voulais pas te faire de la peine...
— Ne t'inquiète pas, je voulais juste...
Tilou lança une attaque foudroyante :
— Que tu baisses un peu ta garde !
Il toucha son ami au bras avant de faire une retraite, de se remettre en garde et d'attendre avec un sourire satisfait :
— Trois touches à deux ! C'est moi qui mène !
Le combat repris de plus belle, mais plus les assauts se multipliaient, plus Alnard devenait brutal et moins il était attentif à sa défense. Si bien que Tilou esquiva une nouvelle attaque avant de porter un coup de taille avec trop de vigueur. Alnard lâcha son arme en se tenant le bras. Le jeune forgeron jeta son épée et se précipita vers son ami :
— Pardonne moi ! Je ne voulais pas te faire mal.
Alnard, comme tout rude gars de la campagne, masqua immédiatement sa souffrance, sans pour autant cesser de masser son bras :
— Ça m'apprendra à avoir la tête ailleurs quand je combats... C'est pas une bonne idée.
Tilou courut derrière sa maison, revint avec un petit bouquet de fleurs jaunes,un bol et un galet bien lisse. Alnard le taquina :
— Un bouquet ! Tu n'étais pas obligé !
Tilou haussa les épaules avec un sourire :
— Imbécile va ! C'est pour calmer la douleur et éviter d'avoir un trop gros bleu. Tu es de garde ce soir, tu te souviens ? Tu vas avoir besoin de ton bras.
Il écrasa les fleurs dans le bol avec le galet et appliqua la bouillie obtenue sur le bras blessé.
Alnard sentit rapidement sa douleur diminuer :
— Ça, c'est ta mère qui te l'a appris.
Tilou lui sourit :
— Non, je me suis contenté de la regarder faire. Avec toutes les bêtises que nous avons faites, ce ne sont pas les occasions d'apprendre qui m'ont manqué.Tu te souviens quand tu es tombé dans la rivière gelée ? Tu avais si froid que j'ai bien cru que tu allais mourir.
— Oh oui, j'ai eu toutes les peines du monde à me sortir de là. Mais ta mère a réussi à me réchauffer en me collant contre elle, peau contre peau. Jamais je n'aurais cru que ça marcherait...
Alnard donna un petit coup de coude à son ami :
— Mais comme je suis toujours en vie, je dois bien admettre que ça a été efficace !
Ils rirent tous deux, mais Tilou eut l'impression que son ami se forçait un peu :
— Ça n'a pas l'air d'aller. Que se passe-t-il ?
Le jeune soldat le regarda, surpris. Il hésita un instant avant de se résoudre à répondre :
— J'ai enfin osé me déclarer auprès de Isbelle... J'aurais mieux fait de me taire. Elle m'a bien fait comprendre que jamais elle ne donnerait son cœur à un fils de paysan.
Il frappa du pied dans un caillou qui vola au loin :
— Pour avoir une chance de la séduire, il faudrait que je devienne un héros de guerre, mais il n'y a plus personne contre qui se battre.
— Tu pourrais éventuellement l'avoir... Mais je doute que quelqu'un puisse avoir un jour son cœur. Elle n'en a pas.
— Ne sois pas méchant avec elle. Elle est exigeante, c'est tout.
Alnard se massa à nouveau le bras.
— Tu pourrais aussi devenir soigneur si tu voulais. Ta mère était une excellente guérisseuse, tu tiens d'elle.
Tilou lui lança un regard sévère :
— Tu sais très bien ce qu'il en est.
— Je dis seulement que tu as de nombreuses possibilités, tu n'es pas comme les autres villageois, tu as de nombreux talents.
— Mais le seul dont je veuille vivre, personne ici n'est disposé à me laisser le développer.
Alnard se gratta le menton :
— Alors pourquoi tu restes ? Tu n'as qu'à aller à Marendis. Là-bas, tu pourras trouver quelqu'un disposé à t'enseigner.
— J'y suis déjà allé, un jour avec mon oncle. Les gens de là-bas ne nous prennent que pour des bouseux à peine décrottés.
Alnard regarda ses bottes maculées de boue avant de hausser les épaules :
— Ben quoi ? C'est la vérité ! Mais aussi élégants et cultivés soient-ils, sans nous autres les culs-terreux, ils mourraient de faim dans leurs palais raffinés, alors que franchement, nous, on peut bien se passer d'eux.
Tilou lui donna une tape dans le dos :
— Tu vois, toi aussi tu as de nombreux talents, tu pourrais être philosophe si tu voulais.
Alnard se baissa pour ramasser un morceau de métal déchiqueté par l'explosion de la machine de Tilou :
— Pas de gros mot s'il te plaît !
Il tendit le bout de ferraille à son ami :
— Tu veux un coup de main pour réparer ta machine infernale ? Je ne prends mon service que ce soir, à la tombée de la nuit.
Tilou récupéra l'objet, l'examina avant de le jeter dans la caisse qui contenait les restes de sa création :
— Vu l'état du patient, je crois que je ne vais pas m'acharner sur lui. J'ai besoin de me changer les idées.

 

 

 

 

 

 

naturel de son monde, elle estimait que rien ne pouvait justifier le traitement qu’avait subi Trix. Elle se précipita donc à la suite des deux enfants pour leur venir en aide.

Lorsqu’elle entra dans la ruelle, elle vit l’homme qui tenait Ficelle par le cou et la soulevait de terre. La fillette se débattait sans pour autant parvenir à lui faire lâcher prise. Un peu plus loin, Nab Gisait au sol en position fœtale. L’homme semblait content de son petit numéro :
— Qu’est-ce que vous avez à me suivre comme ça les pouilleux ? Qu’est-ce que vous cherchez ? Vous voulez peut-être suivre l'exemple de votre ami... Trix. Je crois qu'il s'appelait comme ça.
Rulna comprit, au ton qu’il employait, qu’il s’amusait de la situation, et qu’il n’attendait aucune réponse de Ficelle.
— Lâche là !
Il se retourna sans pour autant libérer la petite voleuse :
— Tiens donc, une autre gamine ! Il y en a encore combien comme vous ?
Rulna s’approcha, déterminée :
— Lâche là !
Il la défia de toute sa hauteur :
— Ben t’as du cran toi ! Je crois que je vais m’amuser avec toi.
Il jeta Ficelle près de Nab. La fillette toussa, reprenant péniblement son souffle. Rulna lui demanda :
— Comment va-t-il ?
La petite voleuse prit délicatement la tête du garçon entre ses mains. Il gémit un instant, puis il tenta de s’asseoir.
— Il est un peu sonné, mais ça va.
L’homme s’énerva :
— Ça va, je ne vous dérange pas trop ?
Rulna semblait ne pas s’intéresser à lui :
— Bien, sauvez-vous d’ici, je m’occupe de ce grand dadais !
L’homme la regarda, incrédule :
— Alors toi, t’es bien prétentieuse... ou complètement stupide.
Pendant que Ficelle traînait Nab en dehors de la ruelle, Rulna, tous les sens en éveil, se concentra enfin sur son adversaire. Elle prit enfin conscience de l’odeur rance, particulièrement désagréable qu’il dégageait, ce qui ne l’incitait pas à prolonger ce moment. Elle l’étudia rapidement. Il faisait deux tête de plus qu’elle, semblait vigoureux, et son attitude laissait deviner qu’il savait se battre. Néanmoins, sûr de sa force et de son expérience, il paraissait beaucoup trop confiant.
L’homme dégaina le poignard qu’il portait à la ceinture :
— Quoi qu’il en soit, tu vas passer un sale moment !
Elle lui répondit dans un petit sourire cynique :
— C’est vrai que l’odeur est difficile à supporter ! Tu sais, t’as le droit de te laver de temps en temps, ça ne te ferait pas de mal !
Il s’emporta :
— Sale petite morveuse !
Il se jeta sur elle, prêt à lui enfoncer son poignard dans la gorge. Rulna esquiva l’attaque en se penchant sur le côté, tout en projetant son pied avec force dans l’estomac de son agresseur. Elle enchaîna immédiatement avec deux violents coups de poing à la mâchoire qui mirent fin au combat. Elle lui détacha la ceinture du pantalon pour lui immobiliser les mains dans le dos, puis elle lui assena quelques claques pour le réveiller.

Lorsqu’il ouvrit enfin les yeux, elle lui demanda :
— T’es qui toi ?
Il lui lança un regard de haine, elle lui tordit donc le poignet pour l’obliger à répondre :
— Je suis Slogard.
Elle lui tordit le poignet un peu plus fort :
— Précise !
— Je fais partie de la bande de Grandguy ! Et tu vas payer pour ça.
Elle lui répondit dans un petit rire :
— Pour l’instant, c’est toi qui va payer pour Trix.
Il tenta de se débattre, mais elle le rappela immédiatement à l’ordre en menaçant de lui briser le poignet. De rage, il siffla :
— Ce petit fouineur est allé mettre son nez, là où il n’aurait pas dû. Grandguy n’aime pas qu’on se mêle de ses affaires. Il lui a fait payer sa curiosité. Tu peux dire à tes petits copains que si vous vous approchez de notre butin, ce qu’on a fait à ce petit imbécile ne sera qu’un aperçu de ce qu’on vous fera subir.
— C’est quoi cette histoire de butin ?
Il ne voulait pas lui répondre. Elle accentua sa pression sur le poignet :
— Tu sais, quand j’aurai brisé celui-là, il t’en restera encore un autre à briser. Ensuite, je m’occuperai de tes doigts. J’aime bien les doigts, le petit bruit qu’ils font en se cassant, on dirait des os de poulet.
Il commença à paniquer :
— On a volé un truc chez Patiot, une sorte de machine. On a un acheteur, prêt à payer une fortune pour ça, alors Grandguy, il est nerveux si quelqu’un s’en approche de trop près.

Une femme passa devant la ruelle. Elle poussa un petit cri de surprise lorsqu’elle comprit la scène à laquelle elle assistait. Rulna releva la tête vers la passante qui prit peur et disparut.
Elle hésita un instant. Elle pouvait le tuer pour venger Trix et s’éviter les représailles de Granguy, mais elle risquait alors d’attirer l’attention de la garde et elle n’y tenait pas. En revanche, une simple bagarre de rue, surtout avec une victime comme ce Slogard, n’intéresserait certainement pas les autorités.
Elle l’avertit :
— Je ne m’intéresse pas à vos affaire. Alors tu laisses mes amis tranquilles. De toute façon, je crois que tu n’as pas trop intérêt à parler de notre petite conversation. Te faire battre par une gamine, quelle honte ! Que penseraient de toi les gars de Granguy ?
Rulna mit fin à la rencontre en lui assénant un nouveau coup de poing qui l’assomma.

De retours au repère des petits voleurs, elle poussa la porte de la grande salle avec fracas, faisant sursauter Ficelle et Nab. Elle tendit un doigt menaçant vers Slack :
— C’est toi qui les a envoyés s’en prendre aux hommes de Granguy ? La mort de Trix ne t’a donc pas suffi ?
La petite fille vint se jeter à son cou :
— Ho Rulna ! Tu t’en es sortie !
Tremblante, elle pleura contre elle :
— J’ai eu si peur. Je suis désolée, je n’ai pas pu t’aider.
Rulna repoussa gentiment la fillette :
— Ne t’en fais pas, c’est moi qui t’ai dit de partir, tu te souviens ? Et puis, ces grands dadais sont souvent plus effrayants que vraiment dangereux.
Elle se tourna à nouveau vers Slack :
— Il va te falloir combien de morts pour que tu comprennes ? Ce Granguy et ses hommes, ce ne sont pas de simples voleurs. Ils n’hésiteront pas à tuer tous ceux qui viendront marcher sur ses plates-bandes.
Le chef de la bande la regarda avec dédain :
— Tiens donc, c’est nouveau, tu t’intéresses à nous maintenant ?
Il se pencha vers elle :
— Comme tu me l’as si bien dit la dernière fois, tu ne me dois rien, et je ne te dois rien. Tu vois, on arrive enfin à se comprendre.
Il se redressa, en se tournant vers les deux enfants :
— Mais les temps sont durs, et nous devons trouver les moyens de survivre. Alors, comme ils ont échoué dans leur mission, ils vont y retourner jusqu’à ce que je sache où est caché cette chose que Trix avait trouvée.
Nab voulu protester, mais Slack leva un doigt avec autorité :
— Toi, tu pourras parler quand tu sauras faire ce qu’on t’a demandé. Dégagez, et ne revenez pas sans avoir trouvé le butin de Granguy !
Rulna se fit violence pour ne pas lui donner une correction :
— Tu sais que tu vas les faire tuer. Mais tu n’en as rien à faire n’est-ce pas ?
Il se pencha vers elle avec un air satisfait :
— Tu as peut-être mieux à me proposer ?

VI

Tilou vérifia une dernière fois tous les éléments mécaniques et toutes les tubulures. Par précaution, il lubrifia encore les rouages puis, lorsqu’il fut satisfait, il déposa une bonne quantité de charbon sur le foyer, croisa les doigts et alluma son feu. Il souffla délicatement sur la première braise pour l’attiser et lorsqu’elle fut assez chaude pour permettre la combustion des morceaux de charbon voisins, il actionna son petit soufflet. Au bout de dix minutes, le réservoir d’eau posé légèrement au-dessus du foyer commença à produire de la vapeur. Lorsque cette dernière eut atteint une pression suffisante, le piston se mit en mouvement, d’abord lentement, pour accélérer progressivement. Les engrenages mobilisés par le piston actionnèrent le marteau sur l’enclume ainsi que le soufflet qui, désormais, n’avait plus besoin de Tilou pour rendre les braises incandescentes.
Le jeune forgeron fit trois pas en arrière, observant sa machine en action, avec une fierté non dissimulée. Il réalisa rapidement pourtant que le rythme du marteau sur l’enclume était trop élevé. Pire encore, il accélérait, tout comme le soufflet. Bientôt, des flammes impressionnantes apparurent au-dessus du foyer, léchant le réservoir d’eau. Tilou comprit alors que sa machine s’emballait et qu’il devait faire baisser la pression de la vapeur. Il réalisa avec horreur qu’il n’avait rien prévu pour ça.

Il comprit qu’il lui fallait immédiatement éteindre le feu et refroidir le réservoir d’eau qui commençait à vibrer dangereusement. Il se précipita pour attraper un seau et il courut vers le ruisseau pour le remplir. Lorsqu’il revint vers sa maison, un bruit terrible, comme un coup de tonnerre retentit. La porte menaça de s’arracher et un impressionnant nuage de vapeur s’éleva au-dessus de la cheminée. Tilou s’approcha prudemment, ouvrit doucement la porte. La pièce unique était remplie d’un mélange de vapeur d’eau et de fumée irrespirable. Il butta sur un objet métallique qu’il identifia comme le piston, se dirigea à tâtons vers le mur pour ouvrir la fenêtre. L’air frais chassa l’épais nuage et il put constater les dégâts. Le réservoir d’eau avait éclaté, si violemment que de nombreux morceaux de métal s’étaient fichés dans le plafond et les murs. Le foyer était renversé et de nombreuses braises continuaient à fumer sur le plancher. Il les arrosa immédiatement pour les noyer, puis il s’assit sur son lit et se pris la tête entre les mains.
— Il y a eu la guerre ici ?
Tilou sursauta et se redressa. Son oncle se trouvait dans l’ouverture de la porte. Il poursuivit :
—Tu vas finir par te tuer avec tes bêtises !
Tilou s’emporta :
— Ce ne sont pas des bêtises mon oncle ! Je travaille sur une machine qui vous permettra de moins vous fatiguer à la forge. Elle soufflera sur le feu et frappera le marteau sur l’enclume à votre place.
L’oncle soupira :
— Mais moi j’aime mon métier comme il est. J’aime sentir le poids du marteau dans ma main. C’est moi qui décide de la façon dont je vais frapper le métal et avec quelle force.
En signe d’apaisement, il pose la main sur l’épaule de son neveu :
— Et je t’ai déjà dit plusieurs fois que seuls les ingénieurs du roi ont le droit d’inventer des machines. Et même avec toute ta bonne volonté, jamais tu ne seras ingénieur. Seuls les gentilshommes peuvent prétendre à ce privilège.
Il plongea son regard dans celui de son neveu :
— Oublie toutes ces inventions avant de te blesser. Bien-sûr, être forgeron, ce n’est pas être ingénieur, mais c’est un travail gratifiant et parfaitement honorable. Et je crois savoir que tu es déjà un excellent forgeron.
Tilou se renfrogna :
— Je sais que vous êtes reconnu comme le meilleur maître forgeron de toute la région, et je vous suis reconnaissant de m’avoir enseigné votre savoir. Mais moi, je veux être ingénieur. Pas forcément ingénieur du roi, mais simplement ingénieur, inventer des machines pour aider les gens, pour améliorer les choses.
— Méfie-toi de ceux qui veulent améliorer le monde. Il y a toujours quelqu’un qui trouve le moyen de pervertir leurs inventions. Crois-tu que celui qui a inventé le couteau pour trancher la viande ou la hache pour couper du bois ait imaginé un jour que quelqu’un s’en servirait pour tuer ses semblables ?
L’oncle regarda autour de lui. La pièce était pratiquement dévastée. Il sourit :
— Tu devrais peut-être inventer une machine qui t’aiderait à réparer les dégâts causés par tes machines. Allez, tu as la journée pour remettre tout ça en ordre, mais demain matin, je veux te voir à la forge.

Peu avant la tombée du jour, Alnard frappa à la porte qu’il ouvrit avant que Tilou n’ait pu lui répondre. Le jeune soldat resta sur le seuil, surpris par le spectacle :
— Qu’est-ce qui s’est passé ici ?
Le jeune forgeron avait passé la journée à tenter de remettre en ordre sa maison, mais il n’avait pas eu le temps d’effacer toutes les traces de la catastrophe. Il se contenta de répondre :
— Un défaut de conception.
Il se redressa, tentant de masquer son abattement :
— Mais je sais déjà comment y remédier.
Alnard observait les restes de la machine toujours fichés dans le plafond :
— En tout cas, si tu cherches à créer une nouvelle arme, elle a l’air carrément mortelle. J’espère que tu n’étais pas ici quand ça s’est passé.
Tilou lui sourit d’un air contrit :
— Non, heureusement, sinon, tu aurais aussi retrouvé mes morceaux éparpillés sur le sol ou sur les mur.
— Une nouvelle arme, c’est bien ce que je pensais ! Il faut que tu en parles au gouverneur Pallon. Je suis certain que ça va l’intéresser !
Alnard se gratta le menton :
— Mais pourquoi tu as testé ça à l’intérieur ? Ça n’aurait pas été moins dangereux dehors ?
Tilou lui assena une petite claque sur l’épaule :
— Toi t’es un futé. Plus futé que moi en tout cas.

VII

Au lendemain de l’attaque, Zol’Kor fit rassembler les elfes prisonniers en colonne, les mains liées dans le dos, les pieds entravés. Surpris par le spectacle, Shak’Gan s’approcha d’un guerrier :
— Où les emmenez-vous ?
Le troll le regarda à peine pour lui répondre :
— Là où Zol’Kor nous dira de les conduire.
Le mage aperçut le chef de guerre sur l’une des branches principales de l’arbre cité. Il grimpa sur le grand chêne :
— Où fais-tu conduire les prisonniers ?
Zol’Kor s’irrita. Il n’avait jamais apprécié le mage qui incarnait une autorité morale reconnue par l’ensemble de la horde, et qui plaçait toujours les vieux codes d’honneur devant l’efficacité guerrière.
— Je n’ai aucune envie de m’encombrer avec tous ces elfes, et je ne tiens pas à les laisser sur mes arrières, où ils pourraient reprendre les armes contre nous. Alors je les fais évacuer loin d’ici, là où ils ne nous causeront pas de problème.
Shak’Gan ne tenait pas non plus à garder auprès de lui ces créatures qui avaient tué Tahar'Lom. Il se contenta donc d’observer la colonne de prisonniers partir vers le Nord encadrée par une trentaine de guerriers.

Lorsqu’il les eut perdu de vue, il se tourna vers Zol’Kor :
— Cela fait maintenant trois ans que je n’ai pas revu ma compagne et mon fils. Je dois rentrer chez moi avec Lak’Mor. Mon clan doit savoir que Tahar’Lom est mort.
Le chef de guerre resta d’un calme glacial :
— Pas encore. Ort’Kan a encore des projets pour toi. Nous devons aller attaquer une petite cité.
Shak’Gan allait protester, mais Zol’Kor leva la main pour l’en empêcher :
— Tout se passe comme l’avait prévu Ort’Kan. La guerre est bientôt finie. Alors, tu pourras rentrer voir ta famille.
Le mage ne comprenait pas l’optimisme du chef de guerre :
— Comment-ça bientôt finie ? Les elfes disposent encore de nombreuses cités dans cette forêt. La horde est puissante, mais pas au point de les vaincre rapidement.
Zol’Kor lui répondit dans un sourire carnassier :
— Nous n’avons pas besoin de réduire en cendre toutes leurs cités. Nous n’avons qu’à bien choisir nos objectifs. Et Nelandir est l’un d’eux.
— Je n’ai jamais entendu parler de cette cité. Où se situe-t-elle ? Est-ce que nous disposerons d’assez de guerriers pour la prendre ?
— Elle est à l’extrémité Sud du royaume des elfes. Quant au nombre de guerriers, nous en avons largement assez. Jamais ils ne s’attendront à nous voir arriver.
Cette information était pour le moins stupéfiante :
— Tu veux nous faire traverser tout le royaume des elfes ! Nous sommes trop nombreux, jamais nous ne passerons inaperçus !
— Et pourtant, nous devrons arriver à Nelandir dans la plus grande discrétion. Et pour ça, nous comptons tous sur tes talents de mage.

Ils prirent le départ à la tombée de la nuit. Shak’Gan marchait devant, avec deux autres mages. Utilisant leurs maîtrises du froid et du vent, ils répandaient une brume sur le sol de la forêt, dans laquelle ils pouvaient se cacher de la vue des éventuels elfes. Peu avant le lever du jour, Zol’Kor leur fit faire un détour par l’Ouest. D’abord surpris qu’il veuille ainsi perdre du temps, Shak’Gan finit par remarquer quelques traces de présence des elfes, puis, au loin, il aperçut quelques lueurs dans les arbres. Il comprit alors que le chef de guerre leur faisait éviter le territoire d’une cité. Le mage se demanda quand Zol’Kor avait envoyé des éclaireurs, mais il avait utilisé ses pouvoirs durant toute la nuit et la fatigue accumulée ne lui permit pas de se pencher réellement sur cette question.

Ils firent une pause lorsque la chaleur du soleil rendit impossible, donc suspect, la persistance d’une brume matinale. Ivre de fatigue, Shak’Gan s’allongea sous un arbuste et s’endormit rapidement.
Il se réveilla en fin de matinée. Il regretta de ne pouvoir faire de feu pour des raisons de discrétion, et se contenta donc de manger un morceau de viande séchée. Cherchant Lak’Mor du regard, il aperçut le guerrier qu’il avait interrogé la veille au sujet des prisonniers. Surpris qu’il ait déjà pu rejoindre la colonne, il s’approcha de lui :
— Vous voilà déjà de retour parmi nous ? J’ai cru que vous deviez emmener les prisonniers sur nos terres.
Le guerrier avait une expression étrange. Il se contenta de répondre :
— Non, peut-être que les plus jeunes y ont été amenés, mais nous, nous étions avec les adultes.

VIII

Aïe !
Naëwen se massa la cuisse, à l’endroit où Elanoël venait de frapper avec son bâton. L’air sévère, il s’accrocha à une branche secondaire :
— Les trolls sont beaucoup plus grands et puissants que toi. Un seul coup de leur part suffit à tuer un elfe. Mais ils sont aussi plus lents. Tu dois te servir de ton agilité pour esquiver et pour attaquer. Mais ne laisse jamais une de ces créatures t’approcher si elle est en mesure de te frapper.
— Pourquoi faudrait-il les combattre d’aussi près ? Pourquoi ne peut-on se contenter de les affronter avec nos arcs ? Ça nous a bien permis de vaincre les humains.
— Les humains étaient bien protégés par leurs armures, mais elles étaient trop lourdes pour qu’ils puissent grimper dans nos cités. Les trolls, eux, n’ont pas d’armure, et leur bras longs et puissants leur permettent d’escalader les arbres pour y combattre. Aucune des cités qu’ils ont attaquées n’est parvenue à les maintenir au sol. S’ils peuvent atteindre des branches maîtresses, s’ils peuvent arriver au contact avec nous, alors nos arcs seront inutiles pour nous défendre. Nous devons nous y préparer au mieux.

Sans la prévenir, il lança une nouvelle attaque contre sa sœur qui, surprise, esquiva de justesse en s’accrochant d’une main à une petite branche autours de laquelle elle s’enroula pour revenir percuter Elanoël. Le jeune elfe parvint à éviter les pieds de Naëwen d’un pas sur le côté, réalisant trop tard qu’elle avait anticipé son geste pour le frapper de sa pique en pleine poitrine. Déséquilibré par l’impact, Elanoël bascula en arrière. Il poussa vigoureusement sur ses jambes pour se projeter vers une branche voisine en effectuant un salto arrière.
— Excellent ! Un troll ne pourrait pas survivre à une telle chute. Tu vois, ce qui semble être une faiblesse face à la force brute d’un troll n’en est pas une. Utilisées convenablement, notre légèreté et notre agilité sont en fait nos meilleurs atouts.
Elle sourit à son frère :
— Ça et nos arcs !
Elle reçut un coup par derrière sur le bras qui lui fit lâcher sa pique. Elle se retourna vivement :
— Aïe !
Nelfnir haussa les épaules avec un petit sourire désolé. Elanoël réprimanda Naëwen :
— Les trolls ne sont jamais seuls à attaquer. Ils sont toujours très nombreux, trop nombreux. Ne te repose jamais sur tes lauriers. Une victoire n’est jamais acquise. Souviens-t-en !
Naëwen protesta :
— Ce n’est pas juste ! Tu ne m’avais pas dit que je devrais aussi affronter Nelfnir.
— Crois-tu vraiment que les trolls te feront la politesse de t’informer sur leurs intentions ?
Elanoël se reprocha aussitôt sa sévérité. Il s’approcha de sa sœur et posa avec douceur ses mains sur ses épaules :
— Tu dois toujours être sur le qui-vive. Ta vie en dépend.
Il lui sourit :
— Mais ne te fais pas de souci, ils sont encore loin d’ici. Nous avons le temps de nous préparer.
Elle s’inquiéta pourtant :
— Tu dis ça comme si personne n’était en mesure de les arrêter.

IX

Rulna avait cherché l’endroit où Grandguy avait caché son butin. Elle avait fini par repérer Slogard près des quais au Nord de la ville. Il était resté là jusqu’à ce que le bateau à vapeur amarré ait fini de déverser ses passagers. D’autres personnes avaient alors embarqué et le navire était reparti sur le fleuve, vers l’amont. Alors seulement, Slogard s’en était allé, visiblement dépité. Rulna l’avait suivi dans les quartiers Nord de la ville, au travers de ruelles étroites, sombres et sales qu’elle n’avait pas l’habitude de fréquenter, jusqu’à une grande maison qui dénotait dans le paysage tant elle semblait propre et bien entretenue. Restée prudemment à distance, cachée derrière une volée d’escaliers branlants, elle vit Slogard saluer avec respect les deux hommes qui semblaient cuver leur vin sur les marches du perron. Elle supposa alors qu’en fait d’ivrognes, il s’agissait de gardes et fit donc de son mieux pour ne pas se faire remarquer.

Slogard ressortit au bout de quelques minutes, l’air contrarié, accompagné de quatre hommes discrètement armés. Rulna jura en silence lorsqu’elle les vit partir dans la direction opposée. Comme elle ne pouvait pas les suivre sans passer devant la maison et se faire immédiatement repérer par les deux gardes, elle décida de tenter de les retrouver plus loin, en faisant le tour du bloc d’habitations. Malheureusement, lorsqu’elle parvint au carrefour avec la rue qu’ils semblaient avoir empruntée, ils avaient disparu. Elle scruta les deux directions possibles en se demandant quelle rue il avait bien pu prendre, et décida après quelques secondes qu'il avait probablement continué tout droit. Elle allait se mettre à courir à leur poursuite lorsqu'une légère brise vint lui lécher le visage. Elle s'immobilisa, ferma les yeux et inspira lentement, profondément l'air que lui apportait le vent. Il était chargé d'une odeur rance désagréable. Elle comprit alors que Slogard avait emprunté l'autre rue. Rassurée, elle se lança sur sa trace, humant l'air à chaque carrefour pour s'orienter. Lorsqu'elle aperçut enfin les cinq hommes, elle ralenti, prenant garde de toujours laisser plusieurs personnes entre elle et eux.

Elle les suivit jusqu’au quartier des manufactures, où avaient été fabriqués quantité de matériel de guerre, durant le conflit entre les hommes et les elfes. Les combats ayant cessé depuis dix ans, les nombreux ateliers et entrepôts avaient été laissés à l'abandon, et l'essentiel des activités qui y avaient désormais cours n'avaient rien de légal.
Ils entrèrent dans un grand hangar d'aspect délabré que Rulna observa attentivement. Malgré son apparence, le bâtiment n'avait rien d'une ruine. La toiture était en suffisamment bon état pour protéger de la pluie, les rares ouvertures étaient toutes vitrées, et les nombreux trous dans les murs avaient été soigneusement comblés. Quoi qu'il puisse y avoir à l'intérieur, c'était à l'abri de la pluie et des curieux.

Elle se cacha dans l’un des entrepôts adjacents pour attendre la nuit tout en observant les allées et venues en toute discrétion au travers d’un trou dans la maçonnerie. Deux hommes qu’elle n’avait pas encore vus quittèrent le bâtiment à la tombée de la nuit, et des lumières vacillantes furent allumées à l’intérieur. Elle attendit que plus personne ne passe dans les allées pour sortir de sa cachette et faire le tour de l’entrepôt de Grandguy, à la recherche d’une entrée dérobée, en vain. Elle allait se résoudre à tenter de passer par la porte lorsqu’elle remarqua l'arbre qui poussait à quelques mètres du mur latéral. Elle leva alors les yeux et examina les branches qui poussaient vers l'entrepôt. L'une d'elle pouvait lui permettre d'atteindre le toit, mais elle n'y avait vu aucune ouverture et elle doutait de pouvoir déplacer les tuiles sans se faire repérer immédiatement. Elle étudia le mur dans sa partie haute, constatant rapidement qu'il était garni de plusieurs petites ouvertures, bien trop petites pour permettre à un homme adulte de s'y faufiler, mais probablement assez grandes pour son petit gabarit. Néanmoins, ces fenêtres étaient situées à deux mètres du toit et cinq mètres environ du sol. Il lui faudrait descendre du toit en prenant bien garde de ne pas tomber. Le mur, près de la troisième fenêtre en partant de la façade, était en mauvais état, et quelques briques manquaient ou étaient brisées. Elle sourit. Voici des prises qui lui seraient certainement bien utiles.

Elle grimpa sans effort sur l'arbre et se glissa sur la branche la plus proche du bâtiment qui plia sous son poids, lui permettant ainsi de se poser en douceur sur les tuiles. Elle se dirigea alors vers la façade à pas feutrés, puis elle s'accroupit, dos au vide et commença à descendre, glissant ses petites mains dans chaque espace disponible entre les briques. Elle réussit à se hisser sur le rebord de la petite fenêtre heureusement sans vitre et à y engager sa tête pour observer à l'intérieur. Deux hommes patrouillaient à l'intérieur, entre de nombreuses rangées de caisses. Slogard était avec les deux autres, au fond du local, près d'un objet qu'elle ne put définir, caché sous une toile épaisse.
Lorsque les deux patrouilleurs se furent éloignés, elle lutta quelques instants pour engager ses épaules dans l'ouverture, plus étroite qu'elle ne l'avait estimé. Puis, s'agrippant sur le rebord intérieur, elle roula vers le bas pour faire passer son bassin et ses jambes. Enfin, elle se retourna et se laissa glisser vers le bas, en profitant de chaque prise que lui offrait le mur pour ne pas se laisser tomber.
Arrivée au sol, elle se cacha derrière une caisse pour se laisser le temps de réfléchir. Elle ne pouvait prendre le risque de devoir affronter les cinq hommes ensembles. Elle ôta ses bottes et le cacha derrière une bâche en ne laissant dépasser que les pointes, puis elle escalada une pile de caisses, d’où elle jeta un objet métallique près de ses bottes. Deux hommes arrivèrent très vite, l’un porte une épée à moitié rouillée à la main, l’autre deux poignards.
Ils repérèrent l’objet tombé au sol au milieu d’une allée, puis, rapidement, les bottes. L’homme aux poignard montra les bottes en faisant un clin d’œil :
– Probablement encore un rat. Allez, viens, on ira attraper quelques chats demain pour nous débarrasser de cette vermine.
Il passa devant la bâche, et, sans un mot, planta violemment l’un de ses poignards au travers de la bâche. Lorsque sa lame se ficha dans une caisse sans rencontrer la moindre chaire, il comprit qu’il n’y avait personne derrière cette bâche. Il se retourna aussitôt, mais Rulna s’était déjà jetée sur l’homme à l’épée et l’avait assommé. L’autre se jeta immédiatement sur elle. Elle esquiva, mais il avait anticipé et lui fit une entaille sur le bras et repartit aussitôt à l’attaque. Rulna voulait mettre rapidement fin au combat, pour ne pas alerter les trois autres. Lorsque l’homme de Grandguy tenta un coup d’estoc, elle lui saisit le poignet, tourna sur elle-même et l’embarqua dans sa rotation. Surpris par la manœuvre, il tomba lourdement au sol. Elle en profita pour lui asséner un violent coup de pied à la tête. Elle entendit un craquement. L’homme fut pris de soubresauts, puis il resta allongé, inerte. Elle afficha un petit sourire satisfait :
— Deux de moins !

Rulna vérifia que l’homme à l’épée était toujours inconscient. Par précaution, elle le ligota et le bâillonna, puis elle récupéra les poignards et l’épée avant de se diriger vers le butin. En s’approchant, elle eut la satisfaction de constater que Slogard n’était plus là, mais elle ne vit pas que le plancher était en mauvais été et elle fit grincer une latte. Elle se maudit pour cette erreur et entendit aussitôt :
— Alors les gars, c’était quoi ?
Elle hésita un instant. Quoi qu’elle puisse faire, les deux hommes seraient désormais sur leurs gardes. Elle décida alors de jouer l’effet de surprise et s’avança vers eux :
— C’était juste moi. Désolée, vos amis ne sont pas vraiment en état de vous répondre.
Le premier homme fut surpris :
— Mais qui t’es toi ?
L’autre, remarquant les poignards qu’elle tenait en main, dégaina un sabre courbe qu’il empoigna à deux mains et s’avança vers elle:
— Qu’est-ce que tu fais ici ? Où sont Tob et Roby ?
Rulna lui lança les poignards l’un après l’autre. Il para le premier, mais n’eut pas le temps de parer le second. Touché en pleine poitrine, il la fixa, surpris, avant de s’écrouler.
Rulna prit l’épée rouillée en main. Son dernier adversaire comprit qu’il n’avait aucune aide à attendre de Tob et Roby. Il paniqua, prit sa dague en main et la pointa vers elle :
— Ne bouge plus !
Elle sourit :
— Ou quoi ?
Elle s’avança, il chargea en hurlant. Elle para l’attaque avec son épée et pivota pour le laisser passer, emporté par son élan, et lui asséna un violent coup de coude derrière la nuque. Il tomba, inerte :
— Et de quatre !

Rulna souleva la bâche pour examiner cette machine qui avait tant de valeur aux yeux de Grandguy. Elle n’y vit qu’un assemblage d’acier et de cuivre devinant qu’il devait encore s’agir de l’une de ces machine à vapeur que les notables appréciaient tant, mais elle n’en comprenait pas la fonction, car aucun engrenage, aucune roue, ni aucun piston n’était apparent.
Elle haussa les épaules puis elle emballa l’étrange objet dans la bâche dont elle se servit comme d’un sac pour porter son butin. Comme elle ne pouvait emprunter le même chemin qu’à l’allé, elle se dirigea vers la seule porte du hangar. Courbée sous le poids de sa charge, elle ne vit pas les deux hommes qui lui bloquaient le passage :
— Bon sang, mais t'es qui toi ? On a dû s’y mettre à quatre pour porter ça !
Rulna reconnu l’odeur avant de voir l’homme. Elle posa doucement l'objet au sol et releva la tête :
— Je suis la gamine qui t'a mis une raclée l'autre jour, tu ne te souviens pas ?
Slogard devint blême. Son comparse ne comprit pas et chargea Rulna qui l'assomma avant de se tourner vers le puant :
— Je te sers la même chose, ou tu me laisse passer ?
Il s'écarta prudemment :
— T'es copine avec la petite Ficelle n'est-ce pas ?
Grandguy va vous tuer. Où que tu ailles, il va te retrouver et il te tuera !
Rulna n'était pas effrayée par les menaces, mais elle se dit que quoi qu'elle fasse, Ficelle risquait d'en payer le prix.
Slogard la vit hésiter. Il crut l'avoir effrayée et s'approcha d'elle, trop sûr de lui :
— Ta seule chance de t'en tirer, c'est de te sauver tout de suite en laissant ça ici.
— Tu as raison, je vais me sauver.
Elle lui décrocha un crochet phénoménal à la mâchoire qui le fit tomber lourdement à la renverse :
— Mais j'emporte ça avec moi !
Avant de partir, elle le ligota en grimaçant :
— Sérieux ! Tu pourrais quand même te laver !

En revenant à la grande bâtisse en fin de nuit, elle alla immédiatement réveiller Ficelle :
— Prépare tes affaires, on quitte la ville au lever du jour.
La petite fille émergea péniblement de son sommeil. Rulna insista :
— Dépêche-toi ! Grandguy va bientôt comprendre que je lui ai volé son butin. Il sait qu’on se connaît. Il va chercher à se venger et je sais que Slack ne fera rien pour te protéger.
Elle s’assura que la fillette avait bien compris, puis elle se dirigea vers la grande salle dont elle poussa les portes avec fracas :
— Slack ! J’ai trouvé ce que tu cherchais !
Réveillé en sursaut, le chef de bande attrapa machinalement la dague qu’il cachait sous son oreiller. Il se calma lorsqu’il réalisa à qui il avait affaire :
— Tiens donc ! Rulna ! Alors comme ça, tu prétends avoir réussi là où Trix avait échoué !
Elle sera les poings et se retint de lui faire rentrer ses mots dans la gorge :
— Tu n’es pas obligé de me croire, mais dans ce cas, je vais moi-même trouver un acheteur.
Elle fit demi-tour et se dirigea vers la porte.
— Attend ! Montre-moi au moins cette machine.
Elle s’arrêta :
— Parce que tu crois que j’ai transporté cette chose jusqu’ici depuis le quartier des manufactures ! T’as au moins une idée du poids de ce truc ? Je l’ai cachée ailleurs, pour que Grandguy ne la retrouve pas trop vite, mais tu ferais mieux de te dépêcher.
— C’est bon, on va y aller. C’est où ?
— Je vais te le dire, mais seulement si tu laisses Ficelle partir avec moi.
Slack haussa les sourcils :
— Comment-ça ?
— Comme je te l’ai dit, je ne te dois rien. C’était la première et la dernière fois que je travaillais pour toi. Laisse Ficelle partir avec moi. C’est le prix pour te débarrasser de moi.
Il était surpris par la proposition, mais il ne put s’empêcher de sourire :
— À ce prix-là, je fais une affaire ! Elle me coûte plus cher à nourrir que ce qu’elle me rapporte !

Rulna et Ficelle avaient quitté la ville bien avant que le soleil fût visible dans le ciel. La fillette se prit une nouvelle fois le pied dans une racine et manqua de tomber. Elle se rattrapa de justesse :
— Pourquoi tu nous fais passer par la forêt ? Ce serait beaucoup plus simple par la route non ?
Rulna soupira :
— Ce serait surtout plus simple pour les hommes de Grandguy de nous retrouver. Il doit déjà savoir que je lui ai pris la machine et il a certainement envoyé ses hommes à notre recherche… Et je ne pense pas que ce soit pour nous féliciter.
La fillette se tut quelques instant avant de demander :
— Et cette machine, tu l’as vraiment redonnée à Slack ?

Lorsqu’il arriva à l'adresse indiquée, Slack vit que de nombreux gardes de la cité sécurisaient l’entrée du bâtiment. Un vieil homme, semblant manifestement soulagé, se tenait à côté d’un officier qui interrogeait un soldat :
— Comment avez-vous retrouvé l’invention de l’Ingénieur Patiot ?
Le garde se recroquevilla un peu sur lui-même en désignant un de ses camarades :
— Quelqu'un nous y a amenés. Quand je me suis réveillé, elle était devant moi. Elle m'a dit qu'elle était désolée d'avoir dû m'assommer, mais que je devais voir ça. Alors elle a réveillé Larg. On a réussi à nous détacher avec un poignard qu’elle avait laissé là, bien en vue, et je suis venu chercher des renforts.
Un peu plus loin, Slack aperçut soudain un homme entre deux âges, qui portait une impressionnante balafre en travers du visage et avait la tête rasée hormis l’arrière du crâne d’où pendait une longue tresse. Il était furieux et triturait nerveusement la poignée de son épée. Lorsqu’il réalisa qu’il s’agissait de Grandguy, Slack s’enfuit en courant, tout en maugréant contre Rulna.

X

Dépité, Tilou ramassait les morceaux de sa machine qu’une nouvelle explosion avait éparpillés dans le champ derrière sa maison, lorsque son ami Alnard arriva :
— Ce n’est pas en semant de la ferraille dans ce terrain que tu vas faire pousser des machines.
Le jeune forgeron lui lança un regard noir :
— Très drôle ! Je suis mort de rire !
Le jeune soldat tenta de s’excuser :
— Ne le prend pas mal, je venais voir si tu allais bien, on a entendu ta machine rendre l’âme depuis le village. Les gens commencent à t’en vouloir, tu fais peur aux animaux avec ces bruits d’enfer.
— Comme si c’était ce que je recherchais… Tu sais, je commence à douter de mes talents d’ingénieur…
Tilou avait l’air si malheureux qu’Alnard cessa ses plaisanteries :
— Que s’est-il passé cette fois ?
Le jeune forgeron hésita quelques secondes avant d’expliquer :
— Tout semblait bien fonctionner. La machine est montée en pression, puis elle s’est mise à fonctionner. Le marteau percutait bien l’enclume, le soufflet entretenait le feu, et même, la soupape relâchait de la vapeur pour ne pas atteindre une pression trop importante. J’ai bien cru que j’avais enfin réussi… mais au bout de cinq à six minutes, elle a commencé à vibrer et… elle a explosé. Encore.
Alnard se gratta le menton en fronçant les sourcils de manière exagérée, ce qui arracha un sourire à Tilou :
— Et tu sais d’où vient le problème ?
Tilou fouilla un peu dans les pièces qu’il avait déjà récupérées. Il lui montra un petit cylindre en acier qui s’était ouvert en corolle :
— Oui, je crois bien que mes durites ne sont pas assez solides pour résister à la pression de la vapeur. Alors elles éclatent, et leurs morceaux déchiquettent le reste de la machine.
Alnard observa le morceau d’acier que son ami avait dans la main lorsque son regard s’illumina. Il lui donna une vigoureuse tape amicale sur l’épaule :
— Alors, c’est que tu es un bon ingénieur ! Ta machine fonctionne après-tout !
Tilou allait protester, mais Alnard ne lui en laissa pas le temps :
— Mais tu n’es pas encore un assez bon forgeron ! Ta machine fonctionne après tout, mais c’est seulement ce truc-là qui n’est pas assez solide. Le problème n’est pas dans la conception, mais dans la réalisation.
Tilou hocha la tête :
— Peut-être… Mais le résultat est le même à la fin.
Tu devrais aller à Marendis. Là-bas, il y a certainement des forgerons qui savent comment résoudre ton problème. Après tout, les machines royales fonctionnent bien elles.
Machinalement, Tilou leva les yeux vers l’Est, comme s’il cherchait la capitale du regard :
— Peut-être…
Il ne semblait pourtant pas convaincu.
Lorsqu’il se tourna à nouveau vers Alnard, celui-ci fixait le village silencieusement d’un regard sombre, en serrant les poings.
— Tu as l’air tendu. Que se passe-t-il ?
Le jeune soldat répondit surpris :
— Ça se voit tant que ça ?
Tilou lui sourit :
— Tu n’as jamais su mentir, ni jouer la comédie. Qu’est-ce qui t’arrive ?
— J’ai besoin de me changer les idées… Tu as besoin d’aide ?
Le jeune forgeron jeta un coup d’œil aux restes de sa machine :
— Non… Je crois que j’ai aussi besoin de penser à autre chose.
Alnard passa sa main dans ses cheveux, l’air songeur :
— Tu as toujours tes épées en bois ?
— Oui, elles doivent être quelque part au fond de mon atelier. Mais elles sont certainement trop petites pour nous maintenant.
Alnard eut un sourire enfantin :
— C’est pas grave, ça ne nous a jamais empêché de nous amuser.

Les deux amis commencèrent par échanger quelques passes d’armes, pour s’échauffer et se réhabituer aux épées de bois, avant de se lancer dans un combat acharné. À la surprise d’Alnard, Tilou faisait mieux que se défendre réussissant à toucher son ami à de nombreuses reprises :
— Si jamais tu changeais d’idée, tu pourrais très bien t’engager dans la garde. Tu sais te servir d’une épée.
Le jeune forgeron s’inclina comme s’il avait joué une pièce de théâtre :
— Mon père m’a appris deux ou trois petites choses avant de mourir. Et puis, lorsque je forge une épée, j’aime bien la manipuler pour tester si elle est bien équilibrée.
— Tu as de la chance, mes parents ne m’ont appris que le métier de la ferme…
Tilou eut un pincement au cœur :
— Au moins, toi, tu as toujours tes parents. Tu n’imagines pas ce que je donnerais pour revoir les miens.
Alnard s’excusa aussitôt :
— Je suis désolé, je ne voulais pas te faire de la peine…
— Ne t’inquiète pas, je voulais juste…
Tilou lança une attaque foudroyante :
— Que tu baisses un peu ta garde !
Il toucha son ami au bras avant de faire une retraite, de se remettre en garde et d’attendre avec un sourire satisfait :
— Trois touches à deux ! C’est moi qui mène !
Le combat repris de plus belle, mais plus les assauts se multipliaient, plus Alnard devenait brutal et moins il était attentif à sa défense. Si bien que Tilou esquiva une nouvelle attaque avant de porter un coup de taille avec trop de vigueur. Alnard lâcha son arme en se tenant le bras. Le jeune forgeron jeta son épée et se précipita vers son ami :
— Pardonne moi ! Je ne voulais pas te faire mal.
Alnard, comme tout rude gars de la campagne, masqua immédiatement sa souffrance, sans pour autant cesser de masser son bras :
— Ça m’apprendra à avoir la tête ailleurs quand je combat… C’est pas une bonne idée.
Tilou couru derrière sa maison, revint avec un petit bouquet de fleurs jaunes, un bol et un galet bien lisse. Alnard le taquina :
— Un bouquet ! Tu n’étais pas obligé !
Tilou haussa les épaules avec un sourire :
— Imbécile va ! C’est pour calmer la douleur et éviter d’avoir un trop gros bleu. Tu es de garde ce soir, tu te souviens ? Tu vas avoir besoin de ton bras.
Il écrasa les fleurs dans le bol avec le galet et appliqua la bouillie obtenue sur le bras blessé.
Alnard sentit rapidement sa douleur diminuer :
— Ça, c’est ta mère qui te l’a appris.
Tilou lui sourit :
— Non, je me suis contenté de la regarder faire. Avec toutes les bêtises que nous avons faites, ce ne sont pas les occasions d’apprendre qui m’ont manqué. Tu te souviens quand je suis tombé dans la rivière gelée ? J’avais si froid que j’ai bien cru que j’allais mourir.
— Oh oui, j’ai eu toutes les peines du monde à te sortir de là. Mais ta mère a réussi à te réchauffer en te collant contre elle, peau contre peau. Jamais je n’aurais cru que ça marcherait…
Alnard donna un petit coup de coude à son ami :
— Mais comme tu es toujours en vie, je dois bien admettre que ça a été efficace !
Ils rirent tous deux, mais Tilou eut l’impression que son ami se forçait un peu :
— Ça n’a pas l’air d’aller. Que se passe-t-il ?
Le jeune soldat le regarda, surpris. Il hésita un instant avant de se résoudre à répondre :
— J’ai enfin osé me déclarer auprès d’Isbelle… J’aurais mieux fait de me taire. Elle m’a bien fait comprendre que jamais elle ne donnerait son cœur à un fils de paysan.
Il frappa du pied dans un caillou qui vola au loin :
— Pour avoir une chance de la séduire, il faudrait que je devienne un héros de guerre, mais il n’y a plus personne contre qui se battre.
— Tu pourrais éventuellement l’avoir… Mais je doute que quelqu’un puisse avoir un jour son cœur. Elle n’en a pas.
— Ne soit pas méchant avec elle. Elle est exigeante, c’est tout.
Alnard se massa à nouveau le bras.
— Tu pourrais aussi devenir soigneur si tu voulais. Ta mère était une excellente guérisseuse, tu tiens d’elle.
Tilou lui lança un regard sévère :
— Tu sais très bien ce qu’il en est.
— Je dis seulement que tu as de nombreuses possibilités, tu n’es pas comme les autres villageois, tu as de nombreux talents.
— Mais le seul dont je veuille vivre, personne ici n’est disposé à me laisser le développer.
Alnard se gratta le menton :
— Alors pourquoi tu restes ? Tu n’as qu’à aller à Marendis. Là-bas, tu pourras trouver quelqu’un disposé à t’enseigner.
— J’y suis déjà allé, un jour avec mon oncle. Les gens de là-bas ne nous prennent que pour des bouseux à peine décrottés.
Alnard regarda ses bottes maculées de boue avant de hausser les épaules :
— Ben quoi ? C’est la vérité ! Mais aussi élégants et cultivés soient-ils, sans nous autres les culs-terreux, ils mourraient de faim dans leurs palais raffinés, alors que franchement, nous, on peut bien se passer d’eux.
Tilou lui donna une tape dans le dos :
— Tu vois, toi aussi tu as de nombreux talents, tu pourrais être philosophe si tu voulais.
Alnard se baissa pour ramasser un morceau de métal déchiqueté par l’explosion de la machine de Tilou :
— Pas de gros mot s’il te plait !
Il tendit le bout de ferraille à son ami :
— Tu veux un coup de main pour réparer ta machine infernale ? Je ne prends mon service que ce soir, à la tombée de la nuit.
Tilou récupéra l’objet, l’examina avant de le jeter dans la caisse qui contenait les restes de sa création :
— Vu l’état du patient, je crois que je ne vais pas m’acharner sur lui. J’ai besoin de me changer les idées.


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